Les pays avancés sont entrés dans la Grande Récession avec des niveaux élevés de dette publique et ceux-ci se sont alors davantage détériorés avec la faiblesse de l’activité et la mise en œuvre de relances budgétaires, au point d’atteindre des niveaux sans précédents en temps de paix. Les commentaires et les études se sont alors multipliés ces dernières années pour identifier les leviers sur lesquels les gouvernements peuvent s’appuyer pour assainir leurs finances publiques. Suite à la crise mondiale, beaucoup ont jugé que les pays avancés devaient impérativement mettre en œuvre des consolidations budgétaires pour ramener leur endettement plus soutenable, mais ces plans d’austérité freinent une croissance déjà très lente et parviennent difficilement à réduire les ratios dette publique sur PIB (en réduisant tout autant le dénominateur que le numérateur). Certains espèrent une accélération de la croissance pour accroître les recettes fiscales et réduire les ratios dette publique sur PIB (en accroissant plus rapidement le dénominateur que le numérateur) et préconisent un creusement momentané des déficits publics pour mettre en œuvre des plans de relance. Ces deux options ne sont toutefois pas les seules possibles…
Au fil de leurs publications, Carmen Reinhart, Kenneth Rogoff et leurs divers coauteurs ont montré que les ratios dette sur PIB ont été réduits au cours de l'histoire par la croissance économique, les plans d’austérité budgétaire, les défauts et restructurations de la dette, une accélération de l’inflation et la répression financière, mais ces deux dernières options ne sont disponibles que pour les dettes libellées en devise domestique. Il semble que l’on ait collectivement oublié que la répression financière prévalait à travers le monde entre 1945 et le début des années quatre-vingt et qu’elle joua un rôle déterminant dans la réduction ou la liquidation des stocks massifs de dette publique que les pays avancés héritèrent de la Seconde Guerre mondiale.
Le terme de « répression financière » fut introduit par Edward Shaw et Ronald McKinnon à la fin des années soixante-dix. Celle-ci consiste finalement à taxer les obligataires et les épargnants en imposant des taux d’intérêt réels négatifs ou inférieurs aux taux du marché. Lorsqu’une combinaison de taux d’intérêt nominaux administrés et d’inflation génère des taux d’intérêts réels négatifs, elle liquide l’encours de dettes. Les gouvernements peuvent réduire les intérêts qu’ils doivent verser même lorsque les taux d’intérêt réels restent positifs, mais pour cela ils doivent les maintenir plus faibles qu’ils ne l’auraient été sinon en plafonnant les taux d’intérêt, en instaurant des contrôles de capitaux, en relevant les réserves obligatoires, en en introduisant des mesures prudentielles exigeant des institutions (en particulier les fonds de pension) qu’elles détiennent des titres publics domestiques dans leurs portefeuilles, en prenant possession des banques, etc.
Après la seconde Guerre mondiale, les pays mirent en œuvre des contrôles de capitaux et des réglementations qui créèrent une audience captive pour la dette publique en limitant l’érosion de la base imposable (cf. graphique 1). Pour déterminer l’impact de ces mesures de répression financière, Carmen Reinhart et Belen Sbrancia (2015) ont développé et analysé une nouvelle base de données détaillées sur les caractéristiques et la composition de la dette publique domestique au cours de la période 1945-1980, c’est-à-dire avant la libéralisation financière et la mondialisation des marchés des capitaux, et ce pour 12 pays : en l’occurrence, l’Afrique du Sud, l’Argentine, l’Australie, la Belgique, les Etats-Unis, la France, l’Inde, l’Irlande, l’Italie, le Japon, le Royaume-Uni et la Suède.
GRAPHIQUE 1 Les hausses des dettes publiques et leur résolution
La répression financière qui caractérisa la période 1945-1980 contribua significativement à réduire rapidement la dette publique dans plusieurs pays avancés au cours de cette période. La plupart (pour ne pas dire la totalité) des taux d’intérêts réels furent significativement plus faibles durant la période 1945-1980 que dans les périodes de libéralisation des marchés des capitaux avant la Grande Dépression et après les années quatre-vingt (cf. graphique 2). Pour les économies avancées, les taux d’intérêt réels furent négatifs la moitié du temps sur la période 1945-1980. La combinaison de la répression financière et d’une forte inflation joua un rôle significatif pour limiter les intérêts que devaient verser les gouvernements et pour réduire le volume des dettes publiques. Sur la période 1945-1980, les économies réalisées sur les intérêts étaient comprises en moyenne entre 1 et 5 % du PIB pour l’échantillon de 12 pays. Les plus fortes économies ont été réalisées au sortir de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les niveaux d’endettement étaient les plus élevés, et au cours des années soixante-dix, lorsque l’inflation s’accéléra fortement. La répression financière est en effet plus efficace pour réduire la dette publique si elle s’accompagne d’une forte inflation ; cette dernière ne doit nécessairement être élevée, ni prendre forcément par surprise les participants au marché pour que la répression financière soit efficace.
GRAPHIQUE 2 Taux d’intérêt réel ex post sur les bons du Trésor (moyenne mobile sur 3 ans, en %)
Pour Reinhart et Sbrancia, l’histoire du Royaume-Uni illustre parfaitement l’efficacité de la répression financière. Suite aux guerres napoléoniennes, la dette publique du Royaume-Uni représentait 260 % du PIB. Il fallut 40 ans pour la ramener à 100 % du PIB grâce aux mesures de répression financière, dans un contexte de stabilité des prix et de forte mobilité du capital ancrée par l’étalon-or. Suite à la Deuxième Guerre mondiale, le ratio dette publique sur PIB du Royaume-Uni diminua de la même ampleur en 20 ans.
Reinhart et Sbrancia suggèrent que la répression financière pourrait faire à nouveau partie de la boîte à outils pour faire face à la récente hausse de la dette publique dans les pays avancés. La répression financière n’est pas une relique barbare restreinte au passé ou aux seuls pays émergents. La Chine utilise une combinaison de taux d’intérêt administrés, de contrôlés de capitaux, de crédit direct et de forte inflation pour réduire la dette publique domestique. Suite à la Grande Récession, les pays avancés ont de nouveau embrassé la répression financière, notamment à travers la refondation de la réglementation, des plafonnements (implicites ou explicites) de taux d’intérêt nominaux, des contrôles de capitaux et même la pression morale pour pousser les institutions domestiques à détenir davantage de dette publique. L’épisode actuel de surendettement se distingue toutefois des précédents : outre les gouvernements, les entreprises, les ménages et le secteur bancaire ont également connu une forte expansion de leur dette.
Références
REINHART, Carmen M. (2012), « The return of Financial Repression », in Financial Stability Review, n° 16, avril.
REINHART, Carmen M., Vincent R. REINHART, & Kenneth S. ROGOFF (2012), « Public debt overhangs: Advanced-economy episodes since 1800 », in Journal of Economic Perspectives, vol. 26, n° 3, été.
REINHART, Carmen M., & Kenneth S. ROGOFF (2011), « The forgotten history of domestic debt », in Economic Journal, vol. 121, n° 552, mai.
REINHART, Carmen M., & Kenneth S. ROGOFF (2013), « Financial and sovereign debt crises: Some lessons learned and those forgotten », FMI, working paper, décembre.
REINHART, Carmen M., & M. Belen SBRANCIA (2011), « The liquidation of government debt », NBER, working paper, n° 16893, mars.