Les premiers modèles néoclassiques de croissance économique (en particulier le modèle de Robert Solow [1956]) ont conclu que le progrès technique était un déterminant fondamental de la croissance à long terme ; autrement dit, sans progrès technique, les économies tendraient vers un état stationnaire en raison de la décroissance de la productivité marginale des facteurs de production. Les études empiriques ont par la suite confirmé l’importance du progrès technique dans la croissance. Pourtant, celui-ci apparaissait dans les modèles néoclassiques comme exogène (il « tombait du ciel » telle une « manne ») : ils étaient incapables de l’expliquer. Les modèles de croissance endogène développés à partir des années quatre-vingt ont alors cherché à « endogénéiser » le progrès technique, à montrer qu’il dépendait des comportements économiques : le changement technologique survient en raison des actions que réalisent les agents dans leur quête de profit en réponse à des incitations. La croissance économique peut alors apparaître comme un processus cumulatif, puisqu’elle est susceptible d’amorcer un cercle vertueux : le progrès technique engendre la croissance et cette dernière génère en retour du progrès technique. Les théories de la croissance endogène expliquent alors (en partie) pourquoi certains pays demeurent dans une trappe à sous-développement.
Parmi les théoriciens de la croissance endogène, Paul Romer (1990) est le premier à avoir souligné l’importance des dépenses de recherche-développement dans le processus de croissance ; les travaux relevant du paradigme néo-schumpétérien, prenant naissance avec l’article de Philippe Aghion et Peter Howitt (1992), ont par la suite prolongé l'analyse de Romer en cherchant à modéliser le processus de destruction créatrice. Pour cette récente littérature, les pays peu développés ne doivent pas forcément dépenser en recherche-dévelopement, puisqu'ils peuvent importer les technologies des pays avancés et les copier sans supporter le coût de leur conception (dans la réalité, ces transferts technologiques sont toutefois loin d'être immédiats). En revanche, les économies au plus proche de la frontière technologique doivent nécessairement innover pour repousser cette dernière et continuer de connaître une croissance soutenue, ce qui implique notamment de fortes dépenses en recherche-développement et un environnement institutionnel adéquat. On peut alors se demander si le niveau actuel des dépenses en R&D dans les pays avancés est suffisant pour accroître la productivité globale des facteurs (cf. graphique 1)
GRAPHIQUE 1 Ratio de l'ensemble des dépenses en recherche sur PIB aux Etats-Unis et en France
source : Akcigit et alii (2013)
Dans ces modélisations comme dans la réalité, aucune innovation ne sort du vide [Guellec et Ralle, 2003]. La technologie apparaît comme un bien cumulatif, car chaque découverte s’appuie sur les découvertes réalisées par la passé, d’où cette tendance des innovations à apparaître par grappes. Chaque chercheur s’appuie sur un stock de connaissances pour poursuivre ses recherches, tout comme il contribue à accroître le stock de connaissances disponible pour les autres chercheurs, notamment ceux des futures générations. En outre, la technologie s’apparente quasiment à un bien public, puisqu’elle a tout d’abord la caractéristique d’être non rivale : une même technique peut être utilisée simultanément par plusieurs agents. Elle est quasiment non excluable, puisque la diffusion d’une idée peut se faire à un coût inférieur à son coût de production, voire même à un coût nul. De par la nature de la technologie, celle-ci est source d’externalités : chaque chercheur profite des découvertes des autres pour accroître sa productivité et innover, tandis que les autres chercheurs (ceux d’aujourd’hui, tout comme ceux de demain) profiteront également de ses propres découvertes pour accroître leur propre productivité et également innover.
Cette nature de (quasi) bien public n’est pas sans poser problèmes. Puisque le rendement privé d’une innovation (le profit que l’entreprise innovatrice peut espérer en retirer) est inférieur à son rendement social (c’est-à-dire aux gains qu’en tire l’ensemble de la société, en particulier les consommateurs et les autres entreprises), les entreprises sont susceptibles de sous-investir en recherche-développement. Les entreprises ne sont en l’occurrence pas incitées à prendre des risques pour innover si elles ne sont pas sûres de réaliser un minimum de profits. Cette défaillance de marché légitime alors une intervention de l’Etat : ce dernier peut, d’une part, se substituer aux agents privés en prenant lui-même en charge les dépenses de recherche-développement et, d’autre part, inciter les entreprises privées à innover en renforçant la protection de la propriété intellectuelle (notamment le système des brevets) ou en accordant des subventions ou des crédits d’impôts aux entreprises innovantes. Plus indirectement encore, les autorités publiques peuvent favoriser l’éducation pour accroître le nombre de chercheurs et développer leurs compétences, ce qui stimulera à long terme l’innovation.
Au cours des trois dernières décennies, de nombreuses études empiriques ont eu tendance à confirmer l’importance des externalités technologiques. Toutefois, comme le soulignent Nicholas Bloom, Mark Schankerman et John Van Reenen (2013), la recherche-développement génère en fait deux formes distinctes d’externalités et celles-ci agissent en sens contraire. La première externalité désigne les externalités technologiques proprement dites : les dépenses de recherche-développement assurées par une entreprise accroissent non seulement sa productivité, mais également celle des autres entreprises. La deuxième externalité se réfère à l’intensification de la concurrence à laquelle conduisent les efforts d’innovations fournies par les firmes rivales : lorsque les concurrentes d’une entreprise investissent en recherche-développement, elles sont susceptibles de lui prendre des parts de marché et ainsi de réduire son profit (cette dimension a notamment été explorée par toute la littérature qui s'est penchée sur les conséquences, parfois néfastes, de la course au brevet). Or, si la première forme d’externalité bénéficie à l’ensemble des entreprises, la seconde apparaît comme une externalité négative. Il est alors important d’évaluer au niveau empirique quelle externalité domine l’autre afin de déterminer si les entreprises tendent à surinvestir ou au contraire à sous-investir en recherche-développement.
Bloom et ses coauteurs observent alors un échantillon d’entreprises américaines entre 1981 et 2001. D’une part, ils constatent que les deux formes d’externalités sont quantitativement importantes, mais les externalités technologiques s’avèrent beaucoup plus fortes. Le rendement social de la recherche-développement est ainsi supérieur à son rendement privé : la première est évaluée à 55 %, tandis que la seconde s’élève à 21 %. Puisque le niveau socialement optimal est deux fois plus élevé que le niveau observé dans la réalité, ces résultats suggèrent qu’au niveau agrégé les entreprises tendent à sous-investir en recherche-développement.
D’autre part, Bloom et alii observent les répercussions de la recherche-développement en distinguant les firmes selon leur le secteur et selon leur taille. Les externalités sont présentes dans l’ensemble des secteurs, mais il apparaît que les petites entreprises ont de plus faibles rendements sociaux, car elles tendent à se développer dans des niches technologiques. Autrement dit, puisque les petites entreprises opèrent sur des marchés où peu d’entreprises sont présentes, les externalités technologiques que génèrent leurs dépenses de recherche-développement sont plus limitées. Par conséquent, les auteurs estiment que les autorités publiques ont peu d’intérêt à privilégier les petites entreprises lorsqu’il s’agit de fournir des crédits d’impôts à l’innovation et que leur objectif est de favoriser les externalités technologiques. En revanche, les auteurs rappellent que d’autres défaillances de marché peuvent justifier que les petites entreprises bénéficient de tels crédits d’impôts : en raison de leur taille, elles sont par exemple davantage contraintes dans l’accès au crédit, ce qui les contraint dans leurs efforts d’innovation.
Ufuk Akcigit, Douglas Hanley, & Nicolas Serrano-Velarde (2013) jugent de leur côté crucial de distinguer entre recherche fondamentale et recherche appliquée lorsqu’il s’agit d’évaluer les externalités technologiques. La recherche fondamentale vise à accumuler des connaissances sans avoir d'applications spécifiques en tête, tandis que la recherche appliquée vise à accumuler des connaissances pour répondre à un besoin spécifique. Presque la moitié de l’investissement total en recherche est alloué en recherche fondamentale dans des pays avancés comme la France ou les Etats-Unis (cf. graphique 2). Les entreprises privées, en quête de rentabilité, préfèrent toutefois financer la recherche appliquée, car la recherche fondamentale est précisément réalisée sans objectif d’applications commerciales.
GRAPHIQUE 2 Composition de l'investissement en recherche en France et aux Etats-Unis
source : Akcigit et alii (2013)
Selon Akcigit et ses coauteurs, c’est dans la recherche fondamentale qu’il y a sous-investissement, car celle-ci se caractérise par de plus fortes externalités que la recherche appliquée. La recherche fondamentale est essentielle, car elle offre des connaissances scientifiques qui stimuleront l’innovation dans le domaine de la recherche appliquée ; en outre, ses résultats sont potentiellement utilisables dans de multiples domaines. Par conséquent, subventionner l’ensemble de la recherche privée est peu efficace, car une telle mesure subventionne excessivement la recherche appliquée, alors même que les entreprises surinvestissent dans cette dernière sous la pression de la concurrence. Les autorités publiques doivent alors privilégier le financement de la recherche fondamentale et non celui de la recherche appliquée.
Références
GUELLEC, Dominique, & Pierre RALLE (2003), Les Nouvelles Théories de la croissance, collection « Repères », La Découverte.