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11 avril 2024 4 11 /04 /avril /2024 14:06
Quel sera l’impact de l’IA sur la croissance économique ?

Les progrès réalisés par l’intelligence artificielle (IA) ces toutes dernières années, notamment le lancement de GPT-4 d’OpenAI il y a un an, marquent peut-être les prémices d’une nouvelle Révolution industrielle, une ère d’innovations bouleversant non seulement l’économie, mais aussi tous les pans de l’existence humaine. L’IA pourrait notamment mettre un terme à la faible croissance de la productivité que connaissent les pays développés depuis quelques décennies. Elle pourrait aussi fortement bouleverser l’emploi et la place du travail dans nos sociétés [Acemoglu et Restrepo, 2019 ; Acemoglu et Restrepo, 2020].

Les gains de productivité peuvent venir de quatre canaux différents. Avec les avancées en matière d’IA, celle-ci peut réaliser un éventail toujours plus large de tâches que seuls les travailleurs pouvaient jusqu’alors réaliser, ce qui pousse à l’automatisation ; celle-ci n’augmente toutefois la productivité que si l’IA réalise plus efficacement la tâche automatisée que ne la réalisaient les travailleurs. Il peut aussi y avoir complémentarité des tâches : l’IA peut accroître la productivité des travailleurs dans la réalisation de leurs tâches ou bien elle peut prendre en charge certaines sous-tâches, ce qui permet alors aux travailleurs de se concentrer sur le reste de leurs tâches ainsi de gagner en efficacité. Il peut aussi y avoir un approfondissement de l’automatisation : les avancées en matière d’IA peuvent accroître la productivité du capital pour les tâches qui ont déjà été automatisées. Enfin, l’IA peut innover, créer de nouvelles tâches et, par ce biais, accroître l’efficacité de l’ensemble du processus productif.

Jusqu’à présent, ce sont essentiellement des tâches routinières que les IA réalisent ; mais elles progressent dans la réalisation des tâches cognitives, des tâches qui étaient réalisées jusqu’à présent par les travailleurs qualifiés, par exemple préparer des dossiers juridiques et diagnostiquer des maladies. Certains pronostiquent l’apparition ces prochaines décennies d’une intelligence artificielle générale (IAG), c’est-à-dire d’une IA capable d’accomplir toutes les tâches que les êtres humains peuvent réaliser. Anton Korinek et Donghyun Suh (2024) ont étudié comment la production et les salaires sont susceptibles d’évoluer dans une telle éventualité. Selon leur scénario de référence, supposant l’arrivée d’une IAG d’ici vingt ans, la production suit une trajectoire explosive : les avancées en matière d’IA accroîtraient le PIB de 100 % d’ici dix ans (cf. graphique). Selon leur scénario radical, supposant que l’IA parvienne au stade d’IAG d’ici cinq ans, comme le croit Jensen Huang, le PDG de Nvidia, les avancées en matière d’IA entraîneraient une hausse de 300 % du PIB d’ici dix ans. Dans les deux cas, les salaires s’écroulent, plus ou moins rapidement, en conséquence de l’automatisation.

GRAPHIQUE Effet de l’intelligence artificielle générale sur la production et les salaires (en indices, base 100 l’année initiale)

Quel sera l’impact de l’IA sur la croissance économique ?

Dans les modèles de croissance endogène ou semi-endogène, la croissance tient à la production d’idée, mais celle-ci reste contrainte le nombre de travailleurs [Jones, 1995]. Mais si l’IA peut parfaitement se substituer au travail humain, ces modèles suggèrent qu’une forte accélération de la croissance est possible, dans la mesure où elle pourrait ne plus dépendre du facteur travail [Davidson, 2021 ; Erdil et Besiroglu, 2023]. Si les rendements sont croissants, du fait de la non-rivalité des idées [Romer, 1990], la croissance pourrait même devenir explosive. 

Les plus optimistes quant aux avancées de l’IA prédisent qu’elle s’améliorera au point d’être capable de s’améliorer par elle-même et de se doter de capacités illimitées. Cela pourrait ainsi la voie à une « singularité technologique » [Good, 1965 ; Vinge, 1993 ; Kurzweil, 2005] : l’innovation, la production et la consommation exploseraient et deviendraient infinies [Nordhaus, 2021]. Philippe Aghion et alii (2019) ont distingué deux régimes de croissance explosive possibles. Le premier est celui d’une « explosion de croissance de type I » : les taux de croissance augmenteraient au fil du temps, sans limite, mais ils resteraient finis en un instant donné. Le second est celui d’une « explosion de croissance de type II » : la croissance accélérerait tant qu’une production infinie serait réalisée sur un laps de temps fini. 

Il y a certainement des phénomènes de goulots d’étranglement qui pourraient empêcher la croissance de suivre une trajectoire explosive ou du moins l’empêcher qu’elle se maintienne durablement sur une telle trajectoire. Il semble y avoir des rendements décroissants à la recherche-développement : les idées se révèlent en effet de plus en plus dures à trouver [Bloom et alii, 2020]. Aghion et alii (2019) estiment qui la croissance pourrait rester limitée du fait que certains domaines essentiels soient difficiles à améliorer ; c’est l’idée de la « maladie des coûts » de Baumol. La production peut rester contrainte par l’existence de facteurs de production non accumulables. Ce pourrait être le cas si certaines étapes du processus d’innovation requièrent une intervention humaine. Et bien sûr, toute croissance requiert l’usage de ressources naturelles et d’énergie, or les quantités disponibles de celles-ci en un instant donné restent limitées.

Beaucoup d’estimations sont plus mesurées, mais pointent tout de même des effets massifs ; elles suggèrent une hausse significative et durable, voire permanente, du taux de croissance. Par exemple, les économistes de Goldman Sachs (2023) prédisent une hausse de 7 % du PIB mondial, soit l’équivalent de 7.000 milliards de dollars, d’ici dix ans. Michael Chui et alii (2023), chez McKinsey, estiment que l’IA générative pourrait ajouter 17.100 à 25.600 milliards de dollars au PIB mondial. Ils estiment que l’IA et les autres technologies d’automatisation pourraient relever de 1,5 à 3,4 points de pourcentage la croissance annuelle du PIB dans les pays développés au cours de la prochaine décennie.

Ces estimations pourraient, elles aussi, être trop enthousiastes ; n’oublions pas le paradoxe relevé par Robert Solow en 1987 (« vous pouvez voir l’informatique partout, sauf dans les statistiques de productivité »). Tout d’abord, le potentiel d’une innovation n’est pas immédiatement exploité. Les entreprises ne pourraient que lentement adopter l’IA et seule une minorité d’entre elles, en l’occurrence les plus grosses, pourraient l’utiliser. D’amples changements organisationnels sont sûrement nécessaires pour exploiter toutes les potentialités de l’IA. En outre, les entreprises pourraient se contenter d’utiliser l’IA pour économiser en main-d’œuvre et non pour réallouer celle-ci vers les emplois les plus qualifiés et créatifs, freinant la croissance de la productivité. Cette dernière pourrait davantage freiner si l’IA conduit finalement les entreprises à réallouer la main-d’œuvre vers les emplois les moins qualifiés. En fait, le potentiel même de l’IA pourrait être moindre qu’on ne le croit. D’autres innovations récentes, comme l’imprimante 3D et la voiture autonome, avaient soulevé un énorme enthousiasme, avant que celui-ci ne se tempère fortement. Dans tous les cas, les avancées déjà réalisées en matière d'IA ne semblent guère avoir stimulé la croissance jusqu'à présent [Brynjolfsson et alii, 2019].

Daron Acemoglu (2024) se montre quant à lui très réservé [Calignon, 2024]. Il a cherché à estimer quel pourrait être l’effet de l’IA sur la croissance américaine  via les canaux de l’automatisation et de la complémentarité des tâches. Plusieurs études ont récemment cherché à déterminer quelle proportion de tâches est susceptible d’être réalisée par l’IA : par exemple, Tyna Eloundou et alii (2023) suggèrent que 19,9 % des tâches réalisées par les travailleurs américains sont susceptibles d’être automatisées, tandis que Maja Svanberg et alii (2024) estiment qu’il serait rentable d’automatiser 23 % des tâches automatisables. En s’appuyant sur ces estimations, Acemoglu conclut que les avancées en matière d’IA n’augmenteraient la PGF étasunienne que de 0,71 % d’ici dix ans, soit de 0,07 % par an. 

Mais Acemoglu estime que ces chiffres sont excessivement optimistes, dans la mesure où les estimations de l’automatisation de tâches faciles à apprendre. Or, l’IA aura plus de difficultés à prendre en charge les autres tâches, notamment parce qu’elles impliquent des interactions plus complexes entre l’action et le contexte. En prenant en compte le fait que les tâches prises en charge par l’IA seront de plus en plus difficiles à apprendre, Acemoglu revoit ses estimations à la baisse et conclut que l’IA ne devrait accroître la PGF que de moins de 0,55 % d’ici dix ans.

Dans la mesure où l’automatisation et la complémentarité de tâches devraient entraîner un plus grand investissement, l’impact sur le PIB devrait être plus important que le seul impact sur la PGF, mais il reste modeste selon Acemoglu : d’après ses estimations, le PIB américain ne devrait augmenter que de 0,9 % à 1,1 % si l’IA n’entraîne qu’une faible hausse de l’investissement et de 1,6 % à 1,8 % si elle entraîne un grand boom de l’investissement.

Acemoglu conclut son analyse en évoquant brièvement les effets pervers associés à l’IA, notamment la désinformation ; celle-ci est notamment favorisée par la création d’images et de vidéos de synthèse formellement réalistes. Ces effets pervers pourraient non seulement peser sur l’activité économique, mais aussi fortement réduire le bien-être des populations. Mais le risque est aussi existentiel : l’IA pourrait conduire à l’apparition d’une superintelligence dont les fins et les valeurs ne sont pas alignées sur celles de l’humanité. Un tel avènement pourrait entraîner des catastrophes, voire même l’extinction de l’espèce humaine. 

Charles Jones (2016) avait déjà mis en regard les bénéfices des nouvelles technologies et leurs coûts potentiels en termes de vies perdues, par exemple avec le nucléaire, qui augmente l’offre énergétique, mais peut aussi détruire des vies avec les accidents nucléaires et l’usage des armes nucléaires. Jones affirmait qu’à mesure que l’on s’enrichissait, il pouvait être optimal de ralentir le rythme de la croissance économique ou, du moins, de réorienter l’innovation vers le développement de technologies sauveuses de vie. Jones (2023) estime que le potentiel de destruction de l’IA est corrélé à son potentiel de stimulation de la croissance, si bien que son développement est une épée à double tranchant. Il s’est alors demandé quel pourrait être l’usage optimal de l’IA. Il estime que celle-ci dépend à la fois de la forme de la fonction d’utilité de la population et de son degré d’aversion au risque. Pour Daron Acemoglu et Todd Lensman (2023), l’éventualité que les dommages provoqués par l’IA soient irréversibles justifie une attitude attentiste même si la population est neutre au risque : l’adoption d’une innovation comme l’IA doit certainement être freinée pour permettre d’en évaluer les risques. 

 

Références

ACEMOGLU, Daron (2024), « The simple macroeconomics of AI », MIT, working paper.

ACEMOGLU, Daron, & Todd LENSMAN (2023), « Regulating transformative technologies », NBER, working paper, n° 31461.

ACEMOGLU, Daron, & Pascual RESTREPO (2018), « The race between man and machine: Implications of technology for growth, factor shares, and employment », in American Economic Review, vol. 108, n° 6.

ACEMOGLU, Daron, & Pascual RESTREPO (2019), « Artificial intelligence, automation, and work », in Ajay Agrawal, Joshua Gans & Avi Goldfarb (dir.), The Economics of Artificial Intelligence: An Agenda, University of Chicago Press. 

ACEMOGLU, Daron, & Pascual RESTREPO (2019), « Automation and new tasks: How technology displaces and reinstates labor », in Journal of Economic Perspectives, vol. 33, n° 2.

ACEMOGLU, Daron, & Pascual RESTREPO (2020), « The wrong kind of AI? Artificial intelligence and the future of labor demand », in Cambridge Journal of Regions, Economy and Society, vol. 13, n° 1.

AGHION, Philippe, Benjamin F. JONES & Charles I. JONES (2019), « Artificial intelligence and economic growth », in Ajay Agrawal, Joshua Gans & Avi Goldfarb (dir.), The Economics of Artificial Intelligence: An Agenda, University of Chicago Press.

BLOOM, Nicholas, Charles I. JONES, John VAN REENEN & Michael WEBB (2020), « Are ideas getting harder to find? », in American Economic Review, vol. 110, n° 4.

BRYNJOLFSSON, Erik, Daniel ROCK & Chad SYVERSON (2019), « Artificial intelligence and the modern productivity paradox: A clash of expectations and statistics », in Ajay Agrawal, Joshua Gans & Avi Goldfarb (dir.), The Economics of Artificial Intelligence: An Agenda, University of Chicago Press.

BRYNJOLFSSON, Erik, & Gabriel UNGER (2023), « The macroeconomics of artificial intelligence », in FMI, Finances & Développement. Traduction française, « Les enjeux macroéconomiques de l'intelligence artificielle », in FMI, Finances & Développement.

CALIGNON, Guillaume de (2024), « Les gains de productivité promis par l'intelligence artificielle mis en doute », Les Echos, 9 avril.

CHUI, Michael, Eric HAZAN, Roger ROBERTS, Alex SINGLA, Kate SMAJE, Alex SUKHAREVSKY, Lareina YEE & Rodney ZEMMEL (2023), « The economic potential of generative AI: The next productivity frontier », McKinsey & Company.

DAVIDSON, Tom (2021), « Could advanced AI drive explosive economic growth? », Open Philanthropy.

ELOUNDOU, Tyna, Sam MANNING, Pamela MISHKIN & Daniel ROCK (2023), « GPTs are GPTs: An early look at the labor market impact potential of large language models », document de travail.

ERDIL, Ege, & Tamay BESIROGLU (2023), « Explosive growth from AI automation: A review of the arguments », document de travail.

GOLDMAN SACHS (2023), « Generative AI could raise global GDP by 7 percent », 2023.

GOOD, Irving John (1965), « Speculations concerning the first ultraintelligent machine », in Advances in Computers, vol. 6.

JONES, Charles I. (1995), « R&D-based models of economic growth », in Journal of Political Economy, vol. 103, n° 4.

JONES, Charles I. (2016), « Life and growth », in Journal of Political Economy, vol. 124, n° 2.

JONES, Charles I. (2023), « The A.I. dilemma: Growth versus existential risk », NBER, working paper, 31837.

KORINEK, Anton (2023), « Scenario planning for an A(G)I future », in FMI, Finance & Dévelopment. Traduction française, « Scénarios pour un avenir sous le signe de l'IA(G) », in FMI, Finances & Développement.

KORINEK, Anton, & Donghyun SUH (2024), « Scenarios for the transition to AGI », NBER, working paper, n° 32255.

KURZWEIL, Ray (2005), The Singularity is Near, Penguin.

NORDHAUS, William D. (2021), « Are we approaching an economic singularity? Information technology and the future of economic growth », in American Economic Journal: Macroeconomics, vol. 13, n° 1.

ROMER, Paul (1990), « Endogenous technological change », in Journal of Political Economy, vol. 98, n° 5.

SVANBERG, Maja, Wensu LI, Martin FLEMING, Brian GOEHRING & Neil THOMPSON (2024), « Beyond AI exposure: Which tasks are cost-effective to automate with computer vision? », document de travail.

TOURPE, Hervé (2023), « Artificial intelligence's promise and peril », in FMI, Finances & Développement. Traduction française, « Les promesses et périls de l'intelligence artificielle », in FMI, Finances & Développement.

TRAMMELL, Philip, & Anton KORINEK (2023), « Economic growth under transformative AI », NBER, working paper, n° 31815.

VINGE, Vernor (1993), « The coming technological singularity: How to survive in the post-human era », Vision-21: Interdisciplinary Science and Engineering in the Era of Cyberspace.

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9 avril 2024 2 09 /04 /avril /2024 12:45

Avec la forte hausse de l’inflation amorcée en 2021, dans le sillage de la pandémie de Covid-19, les banques centrales ont amorcé un cycle de resserrement monétaire (cf. graphique 1). Il s’agit en l’occurrence du resserrement le plus puissant et le plus synchronisé au niveau mondial que l’on ait pu observer depuis une quarantaine d’années ; il met fin, dans les pays développés, à une longue période de taux d’intérêt extrêmement faibles. Dans beaucoup de pays, les taux d’inflation ont atteint un pic en 2022 et  déclinent depuis. L’une des questions est de savoir dans quelle mesure ce resserrement a contribué à cette désinflation ; la littérature suggère que les effets de la politique monétaire sur l’activité économique se manifestent après des « délais longs et variables ». En revanche, les prix des actifs réagissent plus rapidement à la politique monétaire. En l’occurrence, il semble que le resserrement des politiques monétaires ait entraîné un retournement sur les marchés de l’immobilier.

GRAPHIQUE 1  Taux directeurs des banques centrales (médianes, en %)

Comment la politique monétaire affecte les marchés de l’immobilier

La crise financière mondiale avait été marquée par une chute des prix de l’immobilier dans plusieurs pays développés (cf. graphique 2). Ceux-ci ont toutefois rapidement renoué avec leur hausse et cette dernière s’est accélérée dans le sillage de la pandémie de Covid-19, notamment sous l’effet de l’extrême faiblesse des taux d’intérêt. Avant le récent resserrement des politiques monétaires, les taux d’intérêt effectif sur les prêts immobiliers avaient atteint dans de nombreux pays leur plus bas niveau depuis plusieurs décennies. Le resserrement monétaire a marqué un tournant dans la dynamique des prix de l’immobilier : ils ont eu tendance à stagner dans les pays émergents et en développement et à baisser dans les pays développés.

GRAPHIQUE 2  Prix nominaux des logements (médianes, en indices, base 100 en 2005)

Comment la politique monétaire affecte les marchés de l’immobilier

La dynamique des prix de l’immobilier n’est pas sans importance macroéconomique. En effet, la consommation des ménages et les activités immobilières représentent ensemble environ 70 % du PIB dans la plupart des pays. Les logements constituent le principal actif du patrimoine des ménages. Ces derniers s’endettent avant tout pour accéder à l’immobilier et, lorsqu’ils utilisent un actif comme collatéral pour emprunter, il s’agit souvent de leur logement. La dette des ménages a d’ailleurs fortement augmenté depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale [Jordà et alii, 2016a ; Jordà et alii, 2016b]. En conséquence, la dette des ménages et la dette immobilière jouent un rôle clé dans les cycles macroéconomique et financier [Jordà et alii, 2015 ; Mian et alii, 2017 ; Jordà et alii, 2016a]. Ce fut singulièrement le cas lors de la crise du crédit subprime aux Etats-Unis en 2007 : c’est notamment au travers de l'endettement immobilier des ménages que les déséquilibres menant à la crise se sont accumulés et l’effondrement immobilier a été le principal vecteur de la récession qui s’ensuivit. Et la politique monétaire avait joué un rôle déterminant dans cette dynamique : les faibles taux d'intérêt de la Réserve fédérale au début des années 2000 ont alimenté le boom immobilier, avant que le resserrement monétaire qu'elle opéra de 2004 à 2006 ne rende insoutenable l'endettement des ménages.

Dans les dernières Perspectives de l’économie mondiale du FMI, Mehdi Benatiya Andaloussi, Nina Biljanovska, Alessia De Stefani, Rui Mano (2024a, 2024b) se sont donc interrogés sur la transmission de la politique monétaire sur les marchés de l’immobilier et du crédit immobilier dans un large ensemble de pays. 

La politique monétaire est susceptible d’affecter la consommation des ménages et l’investissement résidentiel via plusieurs « canaux immobiliers » :

1. Le canal du taux d’intérêt (interest-rate channel) et le canal du crédit (credit channel). Si la banque centrale baisse ses taux d’intérêt, les banques commerciales tendront également à baisser les leurs et elles seront plus enclines à prêter, notamment aux ménages désireux d’acquérir un logement. La baisse même des taux d’intérêt incite les ménages à emprunter davantage. La consommation et l’investissement résidentiel devraient s’en trouver stimulés. Inversement, la hausse des taux directeurs amène les banques à relever leurs taux, ce qui incite les ménages à retarder l’achat d’un logement.

2. Le canal des liquidités (cash-flow channel). La hausse des taux directeurs déprime directement la consommation des propriétaires ayant des crédits à taux variable qui ne peuvent pas facilement emprunter. Ce canal opère aussi dans les pays où les prêts sont souvent à taux fixe si le refinancement est coûteux, mais seulement dans le cas d’une baisse des taux directeurs : le refinancement permet aux ménages de réduire leurs paiements hypothécaires et de dépenser davantage. Ce canal est susceptible d’être plus puissant quand une grande proportion des prêts hypothécaires est à taux variable et si la dette des ménages est importante.

3. Le canal des anticipations (expectations channel). Si les ménages pensent que les prix de l’immobilier continuent à augmenter, cela aura tendance à alimenter la demande courante de logements, donc à pousser les prix de l’immobilier à la hausse ; inversement, lorsque les ménages pensent que les prix des logements vont baisser dans le futur, ils tendent à réduire leur demande de logements, ce qui pousse à la baisse le prix de ces derniers. Ce canal est susceptible d’être plus puissant dans les territoires où les prix de l’immobilier ont fortement augmenté et où ils sont surévalués. 

4. Le canal du patrimoine (wealth channel). Si les prix de l’immobilier augmentent, cela entraîne un effet de richesse positif : se sentant plus riches, les ménages sont incités à consommer davantage. Inversement, une baisse des prix de l’immobilier entraîne un effet de richesse négatif : les ménages réduisent leur consommation. 

5. Le canal du collatéral (collateral channel). Ce canal apparaît lorsque les ménages utilisent le logement comme collatéral pour emprunter. Dans ce cas, si les prix des logements baissent, les collatéraux perdent en valeur, si bien que les ménages peuvent moins emprunter, ce qui déprime la consommation et l’investissement résidentiel ; c'est ce qu'on appelle l'« accélérateur financier ». Ce canal est susceptible d’être plus puissant dans les pays où les ménages sont très endettés et où les limitations des ratios prêts sur valeur sont souples, dans la mesure où les propriétaires peuvent alors utiliser leur logement comme collatéral pour emprunter davantage.

Benatiya Andaloussi et ses coauteurs observent que les canaux de transmission de la politique monétaire aux marchés immobiliers ne sont pas les mêmes d’un pays à l’autre. Cela tient notamment aux différences dans les caractéristiques mêmes des marchés de l’immobilier : la politique monétaire affecte davantage les marchés de l’immobilier dans les pays où l’offre de logements est la plus restreinte et où les prix ont été récemment surévalués.

Les différences dans les canaux immobiliers de la politique monétaire tiennent aussi aux différences entre les marchés de prêts immobiliers : la part des prêts à taux fixe dans l’ensemble des prêts immobiliers, est quasiment nulle au Chili et en Afrique du Sud, mais proche de 100 % en Allemagne, en France  et aux Etats-Unis ; la dette des ménages représente moins de 50 % du PIB dans certains pays, souvent émergents, mais plus de 200 % du PIB dans d’autres, notamment en Corée du Sud, aux Pays-Bas, en Suisse et dans les pays scandinaves ; les ratios prêts sur valeur sont limités à 45 % en Corée du Sud, mais à 100 %, voire plus, en France, en Allemagne et aux Etats-Unis. Or, la politique monétaire affecte davantage les marchés de l’immobilier dans les pays où les prêts à taux variable constituent une grande part des prêts immobiliers, où les ménages sont les plus endettés et où les ratios prêts sur valeur sont les plus souples. 

Benatiya Andaloussi et ses coauteurs notent que plusieurs changements récents, touchant les marchés immobiliers et les marchés du crédit, ont pu modifier les canaux immobiliers de la politique monétaire. Dans beaucoup de pays, suite à la crise financière mondiale de 2008 et à la pandémie de Covid-19 en 2020, la part des prêts à taux variable dans l’ensemble des prêts immobiliers a eu tendance à diminuer, les ratios prêts sur valeur ont été resserrés et les populations ont eu tendance à s’éloigner des zones où l’offre de logements est la plus contrainte. Par conséquent, les canaux de transmission de la politique monétaire aux marchés immobiliers pourraient s’être affaiblis.

L’éventuel affaiblissement des canaux immobiliers de la politique monétaire pourrait contribuer à expliquer pourquoi les économies sont restées, du moins jusqu’à présent, relativement résilientes face aux resserrements monétaires. Benatiya Andaloussi et ses coauteurs mettent toutefois en garde contre les risques d’un maintien de politiques monétaires restrictives : avec la révision des taux sur les prêts immobiliers, la transmission de la politique monétaire pourrait soudainement s’accélérer, augmentant le risque de crise financière et de décrochage de la consommation. 

 

Références

BENATIYA ANDALOUSSI, Mehdi, Nina BILJANOVSKA, Alessia DE STEFANI & Rui MANO (2024a), « Feeling the pinch? Tracing the effects of monetary policy through housing markets », in FMI, World Economic Outlook: Steady but Slow: Resilience amid Divergence, chapitre 2.

BENATIYA ANDALOUSSI, Mehdi, Nina BILJANOVSKA, Alessia DE STEFANI & Rui MANO (2024b), « Housing is one reason not all countries feel same pinch of higher interest rates », FMI, blog, 8 avril.

JORDÀ, Oscar, Moritz SCHULARICK & Alan M. TAYLOR (2015), « Betting the house », in Journal of International Economics, vol. 96.

JORDÀ, Oscar, Moritz SCHULARICK & Alan M. TAYLOR (2016a), « The great mortgaging: Housing finance, crises and business cycles », in Economic Policy, vol. 31, n° 85.

JORDÀ, Oscar, Moritz SCHULARICK & Alan M. TAYLOR (2016b), « Macrofinancial history and the new business cycle facts », in NBER Macroeconomics Annual 2016.

MIAN, Atif R., Amir SUFI & Emil VERNER (2017), « Household debt and business cycles worldwide », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 132, n° 4.

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31 mars 2024 7 31 /03 /mars /2024 10:19
Pourquoi déteste-t-on l'inflation ?

Les économistes ont dressé toute une liste d’inconvénients associés à l’inflation. Tout d’abord, avec l’inflation, les agents comparent davantage les prix, les entreprises modifient plus fréquemment leurs prix, ce qui peut les amener à renégocier les contrats, etc., or ces comparaisons, modifications et renégociations mobilisent des ressources, ne serait-ce que du temps : on parle de « coûts de menu » (menu costs). Pour éviter que leurs liquidités ne perdent en pouvoir d’achat, les agents cherchent à en disposer le moins possible sur eux, ce qui les oblige à aller plus fréquemment à la banque pour en retirer. Ces allers-retours mobilisent eux aussi des ressources : ce sont les « coûts en chaussures » (shoe-leather costs). Selon Milton Friedman, avec l’inflation, les prix futurs, donc les profits et revenus futurs, sont plus incertains, ce qui peut désinciter les agents à investir, etc.

Mais les économistes trouvent aussi des avantages à l’inflation, surtout au niveau macroéconomique. Celle-ci permet « de graisser les roues du marché du travail » : en réduisant le salaire réel, donc les coûts des entreprises, elle devrait inciter celles-ci à embaucher, ce qui contribuerait à réduire le chômage [Tobin 1972 ; Akerlof et alii, 1996]. Lorsque l’inflation est en moyenne plus élevée, les banques centrales ont une plus grande marge de manœuvre pour réduire leurs taux directeurs et ainsi stimuler l’économie en cas de choc déflationniste ou de récession [Blanchard et alii, 2010]. En définitive, le consensus est plutôt pour dire que l’inflation n’a guère d’effet négatif sur la croissance économique, du moins tant qu’elle reste à un chiffre. Plus largement, les économistes peinent à rendre compte d’importantes pertes en termes de bien-être [Nakamura et alii, 2018]. Par exemple, Robert Lucas (2000), pourtant grand défendeur de la stabilité des prix comme seul objectif de la politique monétaire, estimait qu’une baisse du taux d’inflation annuel de 10 % à 0 % apporte moins de bien-être qu'une hausse du revenu réel d’un pourcent.

La majorité des individus ne sont toutefois pas économistes et plusieurs travaux ont montré que l’inflation réduisait significativement leur bien-être. A partir des déclarations obtenues auprès de centaines de milliers d’Européens et d’Américains, Rafael Di Tella et alii (2001) ont mis en évidence une relation négative entre l’inflation et la satisfaction de vivre en faisant des comparaisons entre pays et dans le temps. Dans un travail ultérieur, Rafael Di Tella et alii (2003) estimaient que les Américains et les Européens devaient recevoir approximativement 70 dollars pour chaque hausse d’un point de pourcentage de l’inflation afin que leur satisfaction de vivre reste constante.

Dans la mesure où la lutte des banques centrales contre l’inflation est susceptible de déprimer l’activité économique et en conséquence d’augmenter le chômage, plusieurs travaux ont comparé l’impact respectif de l’inflation et du chômage sur le bien-être des individus. Di Tella et alii (2001) estimaient que les individus sont prêts à « arbitrer » entre une hausse d’un point de pourcentage du taux de chômage et une hausse de 1,7 point de pourcentage du taux d’inflation. En utilisant des données relatives aux populations européennes sur la période allant de 1975 à 2013, David Blanchflower et alii (2014) estiment quant à eux qu’une hausse du taux chômage réduit cinq fois plus la satisfaction de vie déclarée par les individus qu’une hausse équivalente du taux d’inflation.

Ces travaux montrent que l’inflation a des effets délétères sur le bien-être des individus. Reste à comprendre précisément pourquoi.

En s’appuyant sur des enquêtes menées auprès d’Allemands, d’Américains et de Brésiliens, Robert Shiller (1997) constatait que les individus craignent avant tout que l’inflation érode leur niveau de vie, dans la mesure où ils ne pensent pas que les salaires nominaux augmentent autant que les prix. Ils ont également le sentiment que l’inflation nuit au niveau de vie en déprimant la croissance économique, sans qu’ils n’évoquent d’enchaînements clairs pour l’expliquer. Les individus jugent que l’inflation est causée dans une certaine mesure par les comportements opportunistes de certains, mais ils croient aussi en la réciproque, que l’inflation offre aux individus opportunistes davantage de latitude pour améliorer leur sort au détriment de celui des autres. Beaucoup estiment que l’inflation favorise l’égoïsme, qu’elle est susceptible d’alimenter les troubles politiques et même qu’elle porte atteinte au prestige de la nation. En revanche, les répondants ne donnent guère d’importance aux « coûts en chaussures » ou « de menu » et ils n’évoquent absolument pas les effets de l’incertitude à propos de l’inflation future. Ainsi, les coûts de l’inflation que les individus évoquent à travers les enquêtes ne sont pas les mêmes que ceux habituellement mis en avant par les économistes. 

Afin de mieux comprendre les perceptions que les individus ont de l’inflation, Stefanie Stantcheva (2024) a récemment fait réaliser deux enquêtes auprès de ménages américains. En étudiant les réponses récoltées à travers celles-ci, elle retrouve plusieurs constats de Shiller, notamment le fait que les individus s’inquiètent avant tout des effets érosifs de l’inflation sur le pouvoir d’achat : ils croient souvent que les salaires augmentent bien plus lentement que les prix. Lorsqu’ils obtiennent une revalorisation de leur salaire, les individus ont davantage tendance à les attribuer à leur performance au travail et à leur avancement de carrière plutôt qu’ils n’y voient un ajustement à l’inflation. Ces perceptions tiennent notamment à la conviction que les employeurs ont un important pouvoir discrétionnaire sur la fixation des salaires et qu’ils en profitent pour freiner les revalorisations salariales et ainsi accroître leurs marges de profits.

Il n’est alors pas surprenant que Stantcheva constate que l’inflation nourrit un sentiment d’injustice. Elle observe notamment que les individus ont le sentiment que l’inflation exacerbe les inégalités de revenu, dans la mesure où ils croient que les salariés les mieux rémunérés voient leurs rémunérations augmenter bien plus rapidement que les revenus des autres individus lors des épisodes inflationnistes. 

En tout cas, la perception d’un effet érosif de l’inflation sur le pouvoir d’achat amène les individus à modifier significativement leurs habitudes de consommation. C’est en particulier le cas pour les plus modestes : ces derniers doivent souvent reporter leurs dépenses, réduire les quantités achetées et se reporter sur des produits de moindre qualité. Rares sont ceux qui déclarent avancer leurs dépenses dans l’anticipation des hausses futures des prix.

Contrairement aux économistes, la majorité des individus ne voient pas d’avantages à l’inflation. Rares sont ceux qui croient en un arbitrage entre inflation et chômage ou bien qui associent l’inflation à une accélération de la croissance économique. Au contraire, beaucoup estiment que l’inflation est associée à une détérioration de la croissance économique et de la situation sur le marché du travail, un constat que Monica Jain et alii (2022) ont aussi récemment tiré d’une enquête auprès de ménages canadiens. 

Shiller notait que l’inflation nuisait à la popularité des présidents en place et qu’elle apparaissait à la population comme un important problème national. Les enquêtes menées par Stantcheva montrent que, pour la population, la question de l’inflation est bien plus pressante que celles de la croissance économique, de l’emploi ou de la santé.

 

Références

AKERLOF, George A., William T. DICKENS & George L. PERRY (1996), « The macroeconomics of low Inflation », in Brookings Papers on Economic Activity, n° 1.

BLANCHARD, Olivier, Giovanni DELL’ARICCIA & Paolo MAURO (2010), « Rethinking macroeconomic policy », FMI, staff position note, n° SPN/10/03.

BLANCHFLOWER, David G., David N.F. BELL, Alberto MONTAGNOLI & Mirko MORO (2014), « The happiness trade‐off between unemployment and inflation », in Journal of Money, Credit and Banking, vol. 46.

DI TELLA, Rafael, Robert MACCULLOCH & Andrew J. OSWALD (2001), « Preferences over Inflation and Unemployment: Evidence from surveys of happiness », in American Economic Review, vol. 91, n° 1.

DI TELLA, Rafael, Robert MACCULLOCH & Andrew J. OSWALD (2003), « The macroeconomics of happiness », in The Review of Economics and Statistics, vol. 85, n° 4.

FREY, Bruno S., & Alois STUTZER (2002), « What can economists learn from happiness research? », in Journal of Economic Literature, vol. 40, n° 2.

LUCAS, Robert E., Jr. (2000), « Inflation and welfare », in Econometrica, vol. 68, n° 2.

NAKAMURA, Emi, Jón STEINSSON, Patrick SUN & Daniel VILLAR (2018), « The elusive costs of inflation: Price dispersion during the U.S. Great Inflation », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 133, n° 4.

PRATI, Alberto (2023), « The well-being cost of inflation inequalities », in The Review of Income and Wealth, vol. 70, n° 1.

SHILLER, Robert J. (1997), « Why do people dislike inflation? », in Christina Romer & David Romer (dir.), Reducing inflation: Motivation and strategy, University of Chicago Press.

STANTCHEVA, Stefanie (2024), « Why do we dislike inflation? », Brookings Papers on Economic Activity.

TOBIN, James (1972), « Inflation and unemployment », in American Economic Review, vol. 62, n° 1/2.

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