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3 novembre 2022 4 03 /11 /novembre /2022 11:23
Les causes et conséquences de la récente appréciation du dollar

L’économie mondiale a subi une suite de chocs majeurs ces dernières années, en l’occurrence la pandémie de Covid-19, puis l’invasion russe de l’Ukraine. Ces chocs ont directement contribué à alimenter l’inflation et à déprimer l’activité économique. Ils y ont également contribué indirectement, en entraînant d’amples variations des taux de change.

GRAPHIQUE 1  Evolution du taux de change de l'euro en dollars

Les causes et conséquences de la récente appréciation du dollar

source : FRED

L’une des évolutions les plus commentées est la forte appréciation du dollar vis-à-vis de la plupart des devises [Gopinath et Gourinchas, 2022 ; Hofmann et alii, 2022]. Il s’est par exemple apprécié de 28 % vis-à-vis du yen et de 16 % vis-à-vis de l’euro ; le taux de change du dollar vis-à-vis du yen est en train de retrouver des niveaux qu’il n’avait plus atteints depuis 1990, tandis que celui du dollar en euro se trouve à des niveaux qu’il n’avait plus atteints depuis 2002 (cf. graphique 1). L’indice du dollar, calculé à partir d’un panier de devises étrangères, s’est apprécié d’environ 10 % depuis le début de l’année 2022, retrouvant un niveau qu’il n’avait plus atteint depuis pratiquement quatre décennies (cf. graphique 2). Le dollar s’est apprécié vis-à-vis de la grande majorité des devises ; parmi les exceptions, le Brésil et le Mexique ont vu leur monnaie s’apprécier vis-à-vis du dollar. Dans l’ensemble, le dollar s’est davantage apprécié vis-à-vis des devises des autres pays développés que vis-à-vis des devises des pays émergents ou en développement.  

GRAPHIQUE 2  Evolution de l’indice réel du dollar américain (en indices, base 100 en janvier 2006)

Les causes et conséquences de la récente appréciation du dollar

source : Hofmann et alii (2022)

L’appréciation du dollar est cohérente avec les fondamentaux économiques [Gopinath et Gourinchas, 2022 ; Hofmann et alii, 2022]. Elle tient tout d’abord aux changements des termes de l’échange provoqués par la hausse des prix des aliments et de l’énergie (cf. graphique 3). En effet, lorsque les termes de l’échange, c’est-à-dire le rapport entre les prix des exportations sur les prix des importations, changent, le taux de change tend à varier de façon à stabiliser le solde extérieur. En l’occurrence, la hausse du prix des produits de base tend à détériorer les termes de l’échange des pays importateurs nets de produits de base, donc leur solde extérieur, ce qui pousse leur devise à se déprécier ; symétriquement, la hausse du prix des produits de base tend à améliorer les termes de l’échange des pays qui en sont des exportateurs nets, donc leur solde extérieur, ce qui pousse leur devise à s’apprécier. La zone euro et le Japon sont précisément importatrices nettes d’énergie. L’économie américaine étant désormais exportatrice nette d’énergie, l’actuelle hausse des prix de l’énergie s’est traduite, non pas par une détérioration de ses termes de l’échange comme ce fut le cas lors des hausses précédentes des prix de l’énergie, mais au contraire par une amélioration de ses termes de l’échange.

GRAPHIQUE 3  Variation des termes de l’échange depuis janvier 2022 (en %)

Les causes et conséquences de la récente appréciation du dollar

source : Hofmann et alii (2022)

L’appréciation du dollar tient également du fait que les politiques monétaires ne sont pas resserrées au même rythme à travers le monde : la Réserve fédérale relève plus rapidement ses taux d’intérêt les banques centrales des autres pays développés. En effet, la zone euro est certes confrontée à une aussi forte inflation que les Etats-Unis, mais la BCE se montre pour l’instant moins agressive dans son resserrement monétaire, peut-être notamment par peur de provoquer une nouvelle crise de la dette souveraine ; le Japon est toujours confronté à une faible inflation, ce qui réduit la nécessité que sa banque centrale resserre sa politique monétaire. Cette différence de rythme dans les resserrements monétaires et la fuite vers la sécurité provoquée par la hausse de l’incertitude ont notamment alimenté la demande d’actifs en dollars, donc poussé le taux de change du dollar à la hausse. Par contre, les banques centrales des pays émergents et en développement ont plutôt eu tendance à prendre de l’avance sur la Fed pour resserrer leur politique monétaire, peut-être parce qu’elles craignent les effets d’une appréciation du dollar. Cela contribue à expliquer pourquoi leurs monnaies ont moins eu tendance à se déprécier vis-à-vis du dollar que celles des pays développés et pourquoi le Brésil et le Mexique ont vu les leurs s’apprécier vis-à-vis du dollar.

L’appréciation du dollar n’est pas sans conséquence. En effet, malgré l'érosion de la part de l'économie américaine dans l'économie mondiale, le dollar reste la principale devise internationale [Ilzetzki et alii, 2019 ; Ilzetzki et alii, 2021 ; Arslanalp et alii, 2022 ; Krugman, 2022a ; Chinn, 2022 ; Krugman, 2022b]. Par exemple, il s’agit de la monnaie la plus utilisée pour convertir des devises, pour facturer et régler les échanges commerciaux et pour libeller les prêts transfrontaliers ; c’est avant tout le dollar que les banques centrales utilisent pour accumuler des réserves de change ou auquel elles ancrent leur monnaie. Du fait du rôle qu’il joue dans le commerce international et dans le système financier, les fluctuations du taux de change du dollar ont de profondes répercussions économiques et financières à travers le monde [Gopinath et Gourinchas, 2022 ; Hofmann et alii, 2022].

Tout d’abord, en raison du rôle du dollar dans la facturation des échanges commerciaux, une appréciation de son taux de change tend à accroître les prix à l’importation dans le reste du monde. Ainsi, en moyenne, une appréciation de 10 % du dollar est associée à une hausse d’un point de pourcentage de l’inflation [Gopinath et alii, 2020]. A la différence des épisodes passés, la récente appréciation du dollar a coïncidé avec une hausse des prix des produits de base, ce qui a aggravé l’effet inflationniste de celle-ci [Hofmann et alii, 2022]. En outre, l’appréciation du dollar tend à aller de pair avec un essoufflement du commerce international. En effet, quand le dollar s’apprécie, les prix à l’importation augmentent, mais les prix à l’exportation ne se modifient pas immédiatement, ce qui déprime la demande de produits importés. Une appréciation de 1 % du dollar vis-à-vis des autres devises est associée à une baisse de 0,6 à 0,8 % du volume annuel d’échanges entres les pays dans le reste du monde [Boz et alii, 2017].

Ensuite, l’appréciation du dollar, conjuguée au resserrement de la politique monétaire américaine, est aussi associée à un durcissement des conditions de financement à travers le monde. Ceux qui, en dehors des Etats-Unis, s’étaient endettés en dollar voient le fardeau de leur endettement s’alourdir. Dans les deux cas, l’activité économique s’en trouve directement déprimée et le risque de défauts de paiement et donc de crise financière augmente. Les crises de change de la seconde moitié des années 1990, notamment la « crise tequila » subie par le Mexique en 1994 et la crise asiatique de 1997, se sont produites dans le sillage d’une forte appréciation du dollar américain. 

Les pays émergents et en développement sont davantage affectés par une appréciation du dollar que les pays développés. En effet, ils sont davantage dépendants des importations et une plus grande part de leurs importations est facturée en dollars. En outre, leur système financier est moins développé, si bien que leurs résidents ont davantage tendance à s’endetter en dollars. Certes, les crises de change de la fin des années et en particulier la crise asiatique ont amené les pays émergents à chercher à moins s’endetter en dollar, mais leurs entreprises sont encore très endettées en dollar. Plusieurs études ont confirmé l’effet négatif d’une appréciation du dollar sur la croissance des pays émergents [Druck et alii, 2015]. Par exemple, Fernando Eguren Martin et alii (2017) estiment qu’une appréciation de 10 % du dollar réduit en moyenne de 1,5 point de pourcentage la croissance des pays émergents. 

Ainsi, les effets de l’appréciation du dollar se conjuguent à ceux de l’inflation et du resserrement des politiques monétaires pour déprimer la croissance des pays à travers le monde. La monnaie américaine devrait continuer à s’apprécier, dans la mesure où la Réserve fédérale poursuit son resserrement monétaire ; hier, elle a relevé son principal taux de 0,75 point de pourcentage, le ramenant aux niveaux qu’il atteignait début 2008, et elle a indiqué qu’elle compte pour l'instant procéder à de nouvelles hausses. Ces toutes dernières décennies, la Fed s’est montrée relativement insouciante quant aux répercussions de ses décisions sur le reste du monde [Eichengreen, 2013]. Aujourd'hui, au vu du niveau historiquement élevé atteint par l’inflation américaine, elle est très certainement focalisée sur des objectifs purement domestiques. 

 

Références

ARSLANALP, Serkan, Barry EICHENGREEN & Chima SIMPSON-BELL (2022), « The stealth erosion of dollar dominance: Active diversifiers and the rise of nontraditional reserve currencies », FMI, working paper, n° 22/58, mars.

BOZ, Emine, Gita GOPINATH & Mikkel PLAGBORG-MØLLER (2017), « Global trade and the dollar », NBER, working paper, n° 23988, novembre.

CHINN, Menzie (2022), « The demise of dollar dominance? », in Econbrower (blog), 10 juin.

DRUCK, Pablo, Nicolas E. MAGUD & Rodrigo MARISCAL (2015), « Collateral damage: Dollar strength and emerging markets’ growth », FMI, working paper, n° 15/179, juillet.

EGUREN MARTIN, Fernando, Mayukh MUKHOPADHYAY & Carlos van HOMBEECK (2017), « The global role of the US dollar and its consequences », Bank of England, Quarterly Bulletin, quatrième trimestre.

EICHENGREEN, Barry (2013), « Does the Federal Reserve care about the rest of the world? », NBER working paper, n° 19405, septembre.

GOPINATH, Gita, Emine BOZ, Camila CASAS, Federico J. DÍEZ, Pierre-Olivier GOURINCHAS & Mikkel PLAGBORG-MØLLER (2020), « Dominant currency paradigm », in American Economic Review, vol. 110, n° 3, mars.

GOPINATH, Gita, & Pierre-Olivier GOURINCHAS (2022), « Quelles mesures les pays doivent-ils prendre face au dollar fort ? », FMI, blog, 14 octobre.

HOFMANN, Boris, Aaron MEHROTRA & Damiano SANDRI (2022), « Global exchange rate adjustments: Drivers, impacts and policy implications », BRI, BIS Bulletin, n° 62, novembre.

ILZETZKI, Ethan, Carmen M. REINHART & Kenneth S. ROGOFF (2019), « Exchange arrangements entering the twenty-first century: Which anchor will hold? », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 134, n° 2.

ILZETZKI, Ethan, Carmen M. REINHART & Kenneth S. ROGOFF (2021), « Rethinking exchange rate regimes », NBER, working paper, n° 29347.

KRUGMAN, Paul (2022a), « Why the dollar dominates », 15 avril.

KRUGMAN, Paul (2022b), « The mysteries of the almighty dollar », 9 septembre.

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31 octobre 2022 1 31 /10 /octobre /2022 15:16
Comment peut-on expliquer la hausse de l’inflation américaine depuis la pandémie ?

Après être restée à un faible niveau pendant près de quatre décennies, l’inflation a fortement augmenté aux Etats-Unis, comme dans bien d’autres pays, dans le sillage de la pandémie de Covid-19. Le taux d’inflation américain était de 1,3 % fin 2020 ; il s’élevait à 8,2 % en septembre dernier.

GRAPHIQUE 1  Variation de l’indice des prix à la consommation aux Etats-Unis (en %)

Comment peut-on expliquer la hausse de l’inflation américaine depuis la pandémie ?

source : Ball et alii (2022)

L’inflation n’a véritablement commencé à augmenter qu’au début de l’année 2021. L’administration Biden adoptait alors un vaste plan de relance budgétaire, ce qui amena certains à redouter que l’économie américaine se retrouve en surchauffe [Summers, 2021 ; Blanchard, 2021]. La majorité des économistes considéraient toutefois initialement que cette hausse de l’inflation serait temporaire [Ball et alii, 2021 ; Gopinath, 2021]. Ce scénario apparaissant de moins en moins probable à mesure que la hausse persistait et que sa composante sous-jacente augmentait, la Réserve fédérale a fini par entamer, comme bien d’autres banques centrales, un cycle de resserrement monétaire. Ses responsables ont encore récemment évoqué un scénario d’« atterrissage en douceur » (soft landing) pour l’économie américaine : ils estiment qu’ils peuvent fortement rapprocher le taux d’inflation de sa cible, en l’occurrence les 2 %, sans accroître significativement le taux de chômage. Pour certains, en premier lieu Larry Summers, une telle désinflation est impossible sans une hausse bien plus élevée du taux de chômage [Domash et Summers, 2022a ; Blanchard, 2022 ; Domash et Summers, 2022b ; Blanchard et alii, 2022].

Laurence Ball, Daniel Leigh et Prachi Mishra (2022) ont étudié la hausse de l’inflation observée aux Etats-Unis depuis 2020. Ils ont décomposé l’inflation en deux composantes, d’une part, l’inflation sous-jacente et, d’autre part, l’inflation résiduelle, cette dernière fluctuant sous l’effet de chocs. Traditionnellement, l’inflation sous-jacente est mesurée en excluant de l’inflation globale la variation des prix des produits alimentaires et de l’énergie ; Ball et ses coauteurs lui préfèrent le taux d’inflation médiane, un indicateur qui évacue les amples variations de prix de certains secteurs.

Ball et ses coauteurs ont tout d’abord étudié le comportement de l’inflation sous-jacente. Pour cela, ils ont mesuré les tensions sur le marché du travail avec le ratio postes vacants sur chômage. Ils constatent que les niveaux élevés que cet indicateur a atteint en 2021 et en 2022 peuvent expliquer une partie significative de la hausse de l’inflation sous-jacente, en particulier durant l’année 2022. Le reste de la hausse de l’inflation sous-jacente s’explique par une forte transmission des chocs touchant l’inflation globale à l’inflation sous-jacente. Plusieurs mécanismes peuvent en effet contribuer à cette transmission. Il y a par exemple l’ajustement des salaires, évoqué notamment par Olivier Blanchard (2022) : la hausse du coût de la vie amène les travailleurs à réclamer de plus fortes revalorisations salariales. Pour Blanchard, cet effet serait particulièrement fort pour d’amples hausses d’inflation, dans la mesure où celles-ci se révèlent saillantes. Un autre mécanisme pour tenir au fait que les hausses des prix concernent les produits utilisés dans la production. Dans les deux cas, les coûts de production augmentent et les entreprises risquent de répercuter cette hausse sur leurs prix de vente. 

Ces premiers résultats expliquent pourquoi beaucoup, notamment les auteurs eux-mêmes, ont initialement considéré que la hausse de l’inflation serait temporaire. D’une part, les économistes ont tendance à jauger les tensions sur le marché du travail en considérant le seul taux de chômage ; ce dernier a certes diminué suite à la récession pandémique, mais il n’est pas pour autant passé en-dessous des niveaux d’avant-crise, si bien que cet indicateur ne suggérait pas d’emballement de l’inflation. Le ratio postes vacants sur chômage a, par contre, fortement augmenté depuis 2021. D’autre part, les économistes ont également ignoré les mécanismes de transmission qui peuvent propager les chocs touchant l’inflation globale à l’inflation sous-jacente.

Après avoir étudié l’inflation sous-jacente, Ball et ses coauteurs se sont penchés sur les chocs qui ont contribué à la hausse de l’inflation globale, que ce soit directement ou indirectement via la transmission à l’inflation sous-jacente. Ils concluent que trois facteurs expliquent l’essentiel de cette composante de l’inflation : la hausse des prix de l’énergie, les perturbations des chaînes de valeur et une hausse des prix dans les activités relatives à l’automobile. 

Ball et ses coauteurs décomposent alors la hausse de 6,9 points de pourcentage du taux d’inflation observée entre la fin 2020 et septembre 2022. Ils concluent que l’intensification des tensions sur le marché du travail explique 2,0 points de pourcentage de cette hausse, le relèvement des anticipations d’inflation 0,5 point de pourcentage et la combinaison des effets directs et de transmission des chocs touchant l’inflation globale 4,6 points de pourcentage.

Dans quelle mesure la relance budgétaire adoptée par l’administration Biden a contribué à cette hausse ? C’est bien celle-ci qui avait initialement amené Summers (2021) et Blanchard (2021) à craindre un emballement de l’inflation. Regis Barnichon et alii (2021) estimaient que celle-ci était effectivement susceptible d’alimenter l’inflation en contribuant à accroître le ratio postes vacants sur chômage, tandis qu’Oscar Jordà et alii (2022) ont conclu qu’elle contribue à expliquer pourquoi l’inflation a initialement augmenté plus vite aux Etats-Unis que dans les autres pays développés. Pour leur part, Ball et ses coauteurs estiment qu’elle expliquerait 40 % de la hausse de la hausse de l’inflation sous-jacente et un quart de la hausse de l’inflation globale qui ont été observées entre fin 2020 et septembre 2022. Il s’agit selon eux d’une estimation basse, dans la mesure où ils n’ont pris en compte que les effets de la relance budgétaire sur le ratio emplois vacants sur chômage. 

Enfin, Ball et ses coauteurs se sont tournés vers l’avenir en simulant la trajectoire future de l’inflation pour différentes trajectoires du taux de chômage. Selon les prévisions des responsables de la Réserve fédérale, le taux de chômage américain n’augmentera que légèrement, en atteignant 4,4 %. Ball et alii estiment que cette trajectoire du chômage ne ramènerait l’inflation à proximité de la cible de la Fed que si plusieurs hypothèses, concernant les anticipations d’inflation et la courbe de Beveridge, c’est-à-dire la relation entre taux de postes vacants et chômage, se vérifiaient ; si celles-ci se révélaient trop optimistes, le taux d’inflation devrait rester bien au-dessus des 2 %, à moins que le taux de chômage n’augmente davantage que ne le prévoit la Fed.

GRAPHIQUE 2  Courbe de Beveridge aux Etats-Unis

Comment peut-on expliquer la hausse de l’inflation américaine depuis la pandémie ?

source : Ball et alii (2022)

Il est malheureusement à craindre que ces hypothèses soient excessivement optimistes. Tout d'abord, comme le soulignent Blanchard et alii (2022), la courbe de Beveridge s’est éloignée de l’origine depuis la pandémie : elle était stable entre 2001 et 2009, puis elle s’est légèrement déplacée vers l’extérieur avec la crise financière avant de se stabiliser jusqu’à mars 2020 ; elle s’est davantage éloignée de l’origine dans le sillage de la pandémie (cf. graphique 2). Ainsi, ces derniers trimestres, les taux de chômage ont été proches de ceux observés avant la pandémie, mais ils sont désormais associés à des taux de postes vacants bien plus élevés. Reste à savoir si ce déplacement de la courbe de Beveridge est permanent ou non, d’où l’importance de comprendre ses causes. Pour Blanchard et ses coauteurs, il pourrait s’expliquer par la réallocation des travailleurs entre les entreprises ; Briggs (2022) évoque de son côté une moindre appétence des chômeurs à chercher un emploi. Il est possible que les phénomènes en cause, quels qu’ils soient, s’inversent, et ce aussi rapidement qu'ils soient apparus. Mais Blanchard et alii se montrent pessimistes : il n’y a jamais eu par le passé d’épisodes au cours desquels le taux de postes vacants ait significativement diminué sans que le taux de chômage ait fortement augmenté. 

GRAPHIQUE 3  Anticipations d'inflation à long terme aux Etats-Unis

Comment peut-on expliquer la hausse de l’inflation américaine depuis la pandémie ?

source : Ball et alii (2022)

Quant aux anticipations d’inflation, elles sont certes restées ancrées à un niveau faible et stable au cours de la pandémie et des premiers temps de la reprise, mais elles semblent être régulièrement révisées à la hausse depuis le début de l’année 2022. C’est notamment ce qu'indique le taux d’inflation anticipée à dix ans tiré de l’enquête menée auprès des prévisionnistes professionnels (Survey of Professional Forecasters) : celui-ci est passé de 2,2 % à 2,8 % entre le quatrième trimestre 2019 et le troisième trimestre 2022, revenant à des niveaux qui n’avaient plus été enregistrés depuis la fin des années 1990 (cf. graphique 3). Reste à savoir si les actions de la Réserve fédérale suffiront à contenir les anticipations d’inflation ou si ces dernières amorcent un véritable désancrage.

Aussi bien le déplacement de la courbe de Beveridge que la révision à la hausse des anticipations d’inflation augmentent le coût en emplois de la désinflation. En définitive, Ball et ses coauteurs rejoignent Blanchard et Summers en estimant que Fed aurait à freiner davantage l’activité économique si elle désire vraiment ramener l’inflation à proximité de sa cible.

 

Références

BALL, Laurence, Gita GOPINATH, Daniel LEIGH, Prachi MISHRA & Antonio SPILIMBERGO (2021), « US inflation: Set for take-off? », VoxEU.org, 7 mai.

BALL, Laurence, Daniel LEIGH & Prachi MISHRA (2022), « Understanding U.S. inflation during the COVID era », NBER, working paper, n° 30613, octobre.

BARNICHON, Regis, Luiz E. OLIVEIRA & Adam H. SHAPIRO (2021), « Is the American Rescue Plan taking us back to the ’60s? », FRBSF Economic Letter, n° 2021-27, octobre.

BLANCHARD, Olivier (2021), « In defense of concerns over the $1.9 trillion relief plan », in PIIE, Realtime Economics (blog), 18 février.

BLANCHARD, Olivier (2022), « Why I worry about inflation, interest rates, and unemployment », in PIIE, Realtime Economics (blog), 14 mars.

BLANCHARD, Olivier, Alex DOMASH & Lawrence H. SUMMERS (2022), « Bad news for the Fed from the Beveridge space », PIIE, policy brief, n° 22-7, juillet.

BRIGGS, Joseph (2022), « The Beveridge curve debate: Has match efficiency really declined? », Goldman Sachs, 7 août. 

DOMASH, Alex, & Lawrence H. SUMMERS (2022a), « How tight are U.S. labor markets? », NBER, working paper, n° 29739, février.

DOMASH, Alex, & Lawrence H. SUMMERS (2022b), « A labor market view on the risks of a U.S. hard landing », NBER, working paper, n° 29910, avril.

GOPINATH, Gita (2022), « Structural factors and central bank credibility limit inflation risks », FMI, 19 février.

JORDÀ, Òscar, Celeste LIU, Fernanda NECHIO & Fabián RIVERA-REYES (2022), « Why Is U.S. Inflation higher than in other countries? », FRBSF Economic Letter, n° 2022-07, mars.

SUMMERS, Lawrence H. (2021), « The Biden stimulus is admirably ambitious. But it brings some big risks, too », in Washington Post, 4 février.

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23 octobre 2022 7 23 /10 /octobre /2022 16:49
Récessions : les crises financières ne sont pas les seules à laisser des cicatrices

Depuis le tournant du vingt-et-unième siècle, l’économie mondiale a déjà connu deux contractions majeures. Suite à la crise financière internationale de 2008, la reprise de l’activité ne s’est pas révélée suffisamment robuste pour que le PIB revienne à sa trajectoire antérieure ; celui-ci est resté inférieur à ce qu’il aurait (probablement) été si la crise financière n’avait pas eu lieu [Ball, 2014]. L’économie mondiale a de nouveau connu une puissante contraction au début de la pandémie de Covid-19. Si le rebond a été rapide au sortir des confinements, la reprise n’a pour l’heure pas permis au PIB de nombreux pays de revenir à sa trajectoire d’avant-crise. La persistance de la pandémie, l’invasion russe de l’Ukraine, l’emballement de l’inflation et le resserrement des politiques monétaires rendent cette perspective encore moins probable. Chacune de ces récessions mondiales présente ainsi ce que l’on peut qualifier d’« effet de scarification », d’« effet cicatrice » ou encore d’« effet d’hystérèse » [Cerra et alii, 2022]. Un tel phénomène a également pu être observé au cours d’autres récessions [Blanchard et alii, 2015].

Pour déterminer quelles récessions tendent à être suivies par une croissance durablement déprimée, David Aikman, Mathias Drehmann, Mikael Juselius et Xiaochuan Xing (2022) ont étudié les données relatives à 24 pays développés et émergents pour une période allant de 1970 jusqu’à aujourd’hui. Après avoir identifié les contractions, ils ont calculé les taux de croissance sur plusieurs années (allant au-delà d’une décennie), puis ils ont comparé ceux obtenus à l’instant des contractions avec ceux calculés à partir des autres points dans l’échantillon. 

Ils constatent que les contractions sévères exercent des effets de scarification : le PIB reste déprimé au moins une décennie après. En l’occurrence, dix ans après le début d’une récession sévère, la perte s’élève en moyenne à 4,25 % du PIB. Ces effets se révèlent non linéaires et asymétriques : ils ne se manifestent ni après les contractions moins sévères, ni après les larges expansions. Ils ne s’expliquent pas par la seule occurrence de la crise financière mondiale ; ils sont observables même lorsque celle-ci est exclue de l’échantillon. Ils ne s’expliquent pas non plus par un éventuel retour à la normale suite à un boom insoutenable ; ils sont observables même lorsque les années précédant immédiatement une récession sévère ne sont pas prises en compte pour déterminer les taux de croissance à long terme.

Plusieurs travaux ont auparavant montré que le PIB restait durablement déprimé après les crises financières [Cerra et Saxena, 2008 ; FMI, 2009 ; Reinhart et Rogoff, 2009 ; Claessens et alii, 2012 ; Jordà et alii, 2013 ; Reinhart et Rogoff, 2014]. Les effets de scarification que décèlent Aikman et ses coauteurs ne s’observent pas seulement suite aux crises financières. Ils en décèlent par exemple également après les récessions des années 1970 et des années 1980 qui suivirent les chocs pétroliers, puis le resserrement des politiques monétaires initié par la Fed de Volcker. En conséquence, il se pourrait que ce soit l’ampleur de la contraction plutôt que la nature de ses causes qui joue sur la dynamique de la croissance à long terme. 

Ces constats ont des implications pour l’élaboration des politiques conjoncturelles. Les institutions en charge de ces dernières doivent avoir conscience qu’un choc peut déprimer la trajectoire du PIB très loin dans le futur. Elles doivent veiller à ce qu’une contraction, même infime initialement, ne dégénère au point de devenir sévère. 

Les résultats d’Aikman et alii ont également des implications pour la modélisation en macroéconomie. En l’occurrence, ils remettent en cause les modèles DSGE : dans ces derniers, l’économie retourne à sa trajectoire antérieure suite à un choc, qu’importe l’ampleur de celui-ci. L'usage de ces modèles, très répandus dans les institutions en charge des politiques conjoncturelles, peut ainsi induire en erreur ces dernières. Par contre, les modèles de croissance endogène sont susceptibles de rendre permanents les effets d’un choc temporaire. Les modèles de cycles d’affaires incorporant des frictions financières peuvent quant à eux générer des réponses asymétriques et non linéaires aux chocs. Aikman et alii estiment ainsi que des modèles combinant croissance endogène et contraintes non linéaires, à l’image de ceux d’Albert Queralto (2020) et de Dario Bonciani et alii (2020), sont particulièrement prometteurs pour reproduire les effets qu’ils ont mis en évidence.

 

Références

AIKMAN, David, Mathias DREHMANN, & Mikael JUSELIUS (2022), « Supply shocks, monetary policy, and scarring », VoxEU.org, 20 octobre.

AIKMAN, David, Mathias DREHMANN, Mikael JUSELIUS & Xiaochuan XING (2022), « The scarring effects of deep contractions », BRI, working paper, n° 1043.

BALL, Laurence M. (2014), « Long-term damage from the Great Recession in OECD countries », NBER, working paper, n° 20185.

BLANCHARD, Olivier, Eugenio CERUTTI & Lawrence SUMMERS (2015), « Inflation and activity – Two explorations and their monetary policy implications », FMI, working paper, n° 230.

BONCIANI, Dario, David GAUTHIER & Derrick KANNGIESSER (2021), « Slow recoveries, endogenous growth and macroprudential policy », Banque d’Angleterre, staff working paper, n° 917.

CERRA, Valerie, Antonio FATÁS & Sweta Chaman SAXENA (2022), « Hysteresis and business cycles », Journal of Economic Literature.

CERRA, Valerie, & Sweta C. SAXENA (2008), « Growth dynamics: The myth of economic recovery », in American Economic Review, vol. 98, n° 1.

CLAESSENS, Stijn, M. Ayhan KOSE & Marco E. TERRONES (2011), « How do business and financial cycles interact? », in Journal of International Economics, vol. 87, n° 1.

FMI (2009), « What’s the damage? Medium-term output dynamics after financial crises », Perspectives de l’économie mondiale, chapitre 4.

JORDÀ, Òscar, Moritz H.P. SCHULARICK & Alan M. TAYLOR (2013), « When credit bites back », in Journal of Money, Credit and Banking, vol. 45, n° 2.

QUERALTO, Albert (2020), « A model of slow recoveries from financial crises », in Journal of Monetary Economics, vol. 114.

REINHART, Carmen, & Kenneth ROGOFF (2009), « The aftermath of financial crises », in American Economic Review, n° 99.

REINHART, Carmen, & Kenneth ROGOFF (2014), « Recovery from financial crises: Evidence from 100 episodes », in American Economic Review, vol. 104.

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