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22 octobre 2022 6 22 /10 /octobre /2022 13:52
Vingt-cinq ans de très faible inflation au prix d’un chômage excessif

L’inflation a fortement augmenté depuis le début de l'année 2021, dans le sillage de la reprise post-pandémique. Si cet emballement a surpris, c’est parce qu'il survient après près de trois décennies au cours desquelles l'inflation s'est révélée extrêmement faible et stable dans les pays développés. L'inflation s'était également emballée durant les années 1970, notamment sous l’effet des chocs pétroliers, mais le début des années 1980 a été marqué par une puissante désinflation, sous l'impulsion du resserrement des politiques monétaires. Dans les plus grandes économies développées, si l’on prend la moyenne mobile sur trois ans du taux d’inflation, on peut observer que celui-ci s’est retrouvé en-deçà des 3,5 % entre le milieu des années 1980 (1983 pour le Japon) et le milieu des années 1990 (1998 pour l’Italie). Le taux d’inflation s’est maintenu à un faible niveau à partir du milieu des années 1990 et même encore plus faible suite à la crise financière mondiale de 2008.

GRAPHIQUE 1  Taux d’inflation dans les pays développés (moyenne mobile, en %)

Vingt-cinq ans de très faible inflation au prix d’un chômage excessif

source : Gagnon et Sarsenbayev (2022)

Dans les modèles économiques les plus courants, notamment ceux à partir desquels les banques centrales fondent leurs décisions, une inflation aussi faible et stable suggère que l’économie opère juste en-dessous de son potentiel : si elle opère au-dessus de celui-ci, l’inflation s’accélère ; si elle opère bien en-dessous de celui-ci, l’inflation ralentit et l’économie risque de s’enfoncer dans la déflation. En l’occurrence, il existerait un niveau de PIB et un taux de chômage qui sont compatibles avec une inflation faible et stable. Les banques centrales observent ainsi ces deux indicateurs, appelés respectivement PIB potentiel et taux de chômage d’équilibre, pour estimer le risque d’inflation.

Le PIB potentiel et le taux de chômage d’équilibre ne sont pas directement observables ; ils sont estimés. Or, des économistes et décideurs politiques ont fait part de leurs doutes quant à leur estimation ; certains doutent de leur pertinence même. Par exemple, d’après les estimations officielles du PIB potentiel et du taux de chômage d’équilibre, les économies de l’Espagne et de l’Italie opéraient au-dessus de leur potentiel au milieu des années 2000 (cf. graphique 2). Pourtant, cette situation de boom ne s’est guère traduite par une hausse de l’inflation.

GRAPHIQUE 2  Taux de chômage observé et estimations officielles du taux de chômage d’équilibre selon l’OCDE dans les pays développés (en %)

Vingt-cinq ans de très faible inflation au prix d’un chômage excessif

source : Gagnon et Sarsenbayev (2022)

Jerome Powell, le président de la Réserve fédérale, a fait part de ses propres doutes lors de la conférence de Jackson Hole durant l’été 2018. En l’occurrence, il déclara que le taux de chômage d’équilibre lui semblait inférieur aux estimations tirées des modèles. En effet, le taux de chômage américain avait régulièrement baissé suite à la crise financière mondiale et il s’est en l’occurrence retrouvé en-dessous des niveaux habituellement associés au plein emploi. Pourtant, le taux d’inflation restait extrêmement faible, inférieur à la cible de 2 %. En conséquence, Powell se déclara en faveur d’une politique monétaire poussant le chômage en-dessous du niveau estimé du taux d’équilibre aussi longtemps que l’inflation n’augmente pas. Ses intuitions semblent s’être révélées correctes : au cours des 18 mois suivants, le taux de chômage américain a poursuivi sa baisse et il passa même en-dessous des 3,5 %, soit un niveau qu’il n’avait plus atteint depuis une cinquantaine d’années, sans pour autant que l’inflation augmente.

Dans une nouvelle étude du PIIE, Joseph Gagnon et Madi Sarsenbayev (2022) estiment que non seulement Powell avait effectivement raison, mais aussi que ses préconisations en matière de politique monétaire s’avèrent également pertinentes pour la plupart des autres pays développés.

Beaucoup d’économistes ont souligné les faiblesses des modèles les plus couramment utilisés, notamment au sein des banques centrales, pour estimer le taux de chômage d’équilibre. Pour Gagnon et Sarsenbayev, leurs principales déficiences viennent du fait qu’ils ignorent la rigidité des salaires à la baisse et qu’ils postulent un effet linéaire du chômage sur l’inflation. Or, lorsque l’inflation est faible, la relation entre le chômage et l’inflation, la « courbe de Phillips », devient non linéaire, ce qui a d'importantes conséquences pour la conduite de la politique monétaire : pousser le taux de chômage bien au-dessus de son niveau d’équilibre n’a presque pas d’effet sur l’inflation, tandis que pousser le chômage bien au-dessous de son niveau d’équilibre a un effet significatif [Akerlof et alii, 1996]. Or, le passage à une très faible inflation à partir du début des années 1990 semble précisément avoir délinéarisé la relation entre chômage et inflation.

Gagnon et Sarsenbayev ont alors entrepris de nouvelles estimations du taux de chômage d’équilibre pour 11 pays développés en prenant en compte la rigidité des salaires à la baisse et la non-linéarité de la courbe de Phillips. Ils aboutissent à des estimations du taux de chômage d’équilibre plus faibles que celles de l’OCDE. En conséquence, l’écart de chômage (unemployment gap), c’est-à-dire l’écart entre le taux de chômage observé et le taux de chômage d’équilibre, est selon eux plus élevé que ce qui est officiellement estimé (cf. graphique 3).

GRAPHIQUE 3  Ecart de chômage dans les pays développés (en points de %)

Vingt-cinq ans de très faible inflation au prix d’un chômage excessif

source : Gagnon et Sarsenbayev (2022)

En définitive, il apparaît qu’au cours du dernier quart de siècle le niveau atteint par le taux de chômage a quasiment tout le temps été supérieur à celui qui suffisait pour stabiliser l’inflation à un faible niveau. En ciblant un taux d’inflation de 2 %, les banques centrales cherchaient à garantir un maximum d’efficacité pour le fonctionnement de l’économie, or il est difficile de parler d’efficacité si une inflation quasiment tout aussi faible aurait pu être obtenue avec un taux de chômage bien plus faible.

Dans la mesure où il leur apparaît probable que l’inflation revienne à un faible niveau d’ici un ou deux ans, Gagnon et Sarsenbayev appellent tout d’abord les banques centrales à utiliser une gamme plus variée de modèles économiques. Selon eux, les banques centrales doivent notamment s'appuyer sur des modèles prenant en compte la rigidité des salaires à la baisse et incorporant une courbe de Phillips non linéaire. En effet, elles  ne doivent pas négliger le fait qu’une inflation faible et stable est cohérente avec un chômage supérieur à son niveau d’équilibre.

D’autre part, Gagnon et Sarsenbayev plaident pour un léger relèvement de la cible d’inflation, au minimum à 3 %, voire à 4 %. Il y a une dizaine d’années, plusieurs économistes avaient précisément appelé à un tel changement [Blanchard et alii, 2010 ; Leigh, 2010 ; Ball, 2013]. Cela aurait notamment l'avantage de donner ainsi plus de latitude aux banques centrales pour réduire leurs taux directeurs avant que ces derniers ne butent sur leur borne zéro en cas de récession ou de crise financière. A l’époque, un tel relèvement était jugé risqué, notamment parce que les banques centrales peinaient déjà à atteindre leur cible de 2 %. Mais ce n’est précisément plus le cas aujourd’hui, dans la mesure où l'inflation dépasse largement les 4 %. Gagnon et Sarsenbayev estiment que les banques centrales ne devraient pas chercher à pousser leur économie en-deçà de son potentiel et prendre le risque de déclencher une récession pour ramener l'inflation à 2 %. Elles devraient au contraire en profiter pour enfin corriger une erreur longue d’un quart de siècle et accepter de cibler une inflation supérieure à 2 %.

 

Références

AKERLOF, George, William DICKENS & George PERRY (1996), « The macroeconomics of low inflation », Brookings Papers on Economic Activity.

BALL, Laurence (2013), « The case for 4% inflation », Banque Centrale de la République de Turquie, Central Bank Review, vol. 13.

BLANCHARD, Olivier, Giovanni DELL’ARICCIA & Paolo MAURO (2010), « Rethinking macroeconomic policy », FMI, staff position note, n° SPN/10/03.

GAGNON, Joseph E. (2022), « To keep unemployment low, central banks should plan to raise inflation target », PIIE, Realtime Economics, 18 octobre.

GAGNON, Joseph E., & Madi SARSENBAYEV (2022), « 25 years of excess unemployment in advanced economies: Lessons for monetary policy », PIIE, working paper, n° 22-17.

LEIGH, Daniel (2010), « A 4% inflation target? », in VoxEU.org, 9 mars.

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27 mai 2022 5 27 /05 /mai /2022 15:19
Qui a tué la courbe de Phillips ? L’hypothèse kaleckienne

Depuis les années 1980, l’inflation a eu tendance non seulement à être de plus en plus faible, mais aussi à être de moins en moins volatile [FMI, 2013]. A partir des années 2000, l’inflation est restée faible et stable dans les pays développés malgré d’amples fluctuations de l’activité : la Grande Récession ne s’est guère accompagnée d’une déflation, tout comme la reprise subséquente ne s’est guère accompagnée d’une forte inflation. 

Pour beaucoup, la courbe de Phillips est tout simplement « morte ». Et pour certains, ce sont les banques centrales elles-mêmes qui l’ont « tuée » : elles se seraient davantage concentrées sur la lutte contre l’inflation, si bien que la plus grande crédibilité qu’elles en ont tirée leur a permis d’être plus efficaces dans cette lutte. Les banques centrales auraient tellement bien su stabiliser les anticipations d’inflation et l’inflation que celles-ci seraient finalement devenues insensibles au cycle. Pour les nouveaux keynésiens, cette explication est la plus évidente, dans la mesure où ils n’ont pas abandonné des monétaristes l’idée que l’inflation est avant tout un phénomène monétaire. Mais il y a d’autres interprétations, d’autres « suspects ».

Pour David Ratner et Jae Sim (2022), dans une étude que vient de publier la Réserve fédérale, la désinflation et l’aplatissement de la courbe de Phillips tiennent à l’érosion du pouvoir de négociation des travailleurs à partir des 1980, sous l’effet de l’adoption de politiques de flexibilisation du marché du travail et de l’érosion du syndicalisme (cf. graphique). La corrélation est claire. Reste alors à démonter qu’il y a effectivement lien de causalité, sans oublier qu’elle peut également aller dans l’autre sens : une moindre inflation réduit les incitations des travailleurs à se syndiquer et à se mobiliser pour réclamer une hausse des salaires nominaux.

GRAPHIQUE  Taux de syndicalisation au Royaume-Uni et aux Etats-Unis (en %)

Qui a tué la courbe de Phillips ? L’hypothèse kaleckienne

Ratner et Sim proposent alors une courbe de Phillips « kaleckienne », dont la pente dépend étroitement du pouvoir de négociation des syndicats : la courbe de Phillips serait d’autant plus plate que le pouvoir de négociation des syndicats est faible. Ils la qualifient de « kaleckienne », car elle s’appuie sur l’idée post-keynésienne que l’inflation constitue avant tout un phénomène distributionnel, découlant des rapports de force dans la répartition des revenus, en particulier entre travailleurs et capitalistes. Dans cette optique, s’il y a eu peu de pressions inflationnistes ces dernières, c’est avant tout parce que les travailleurs ont un faible pouvoir de négociation, et ce même si le taux de chômage est extrêmement faible. Il n’y a donc pas eu de « déflation manquante » ou d’« inflation manquante » lors de la Grande Récession et sa subséquente reprise, puisqu’une courbe de Phillips kaleckienne n’amène pas à prédire un changement dans le rythme de l’inflation si le pouvoir de négociation des syndicats ne change guère. 

Développant leur courbe de Phillips kaleckienne dans un modèle d’équilibre général, Ratner et Sim analysent les conséquences du passage d’une situation où le rapport de force entre travailleurs et firmes est équilibré à une situation où les firmes sont en position de force. Ils concluent qu’un tel bouleversement peut expliquer près de 90 % de la réduction de la volatilité de l’inflation sans un quelconque changement de politique monétaire. En outre, un tel rééquilibrage du rapport de force n’explique pas seulement la faiblesse et la moindre volatilité de l’inflation : l’érosion du syndicalisme a réduit la part des rentes de monopole appropriées par les travailleurs, ce qui contribue à expliquer à la fois la baisse de la part du revenu allant au travail et la hausse de la part du profit que l’on a pu observer depuis les années 1980, en particulier aux Etats-Unis [Karabarbounis et Neiman, 2014 ; Barkai, 2020 ; De Loecker et alii, 2020].

Ratner et Sim ont estimé leur courbe de Phillips en utilisant les données relatives aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Entre 1961 et 1980, avant l’arrivée de Reagan au pouvoir, le pouvoir de négociation des firmes s’élevait à 0,52 aux Etats-Unis ; au Royaume-Uni, il s’élevait à 0,54 entre 1961 et 1978, c’est-à-dire avant l’arrivée de Thatcher au pouvoir. Autrement dit, le rapport de force entre travailleurs et entreprises était assez équilibré dans les deux pays. Par contre, après l’ère Reagan et l’ère Thatcher, le pouvoir de négociation des firmes s’élevait respectivement à 0,92 et 1 aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, ce qui suggère que le rapport de force s’est entièrement rééquilibré au profit des entreprises. Ce constat est cohérent avec l’idée d’une courbe de Phillips « plate ». 

Ratner et Sim ne remettent pas seulement en cause l’idée que l’inflation est un phénomène monétaire plutôt que distributionnel. Ce faisant, ils remettent notamment en question l’idée, largement dominante, que la forte désinflation du début des années 1980 s’expliquerait par le fort resserrement de la politique monétaire opéré par Volcker ; si celui-ci a eu un effet, c'est certainement via ses effets sur l'activité économique plutôt que sur la quantité de monnaie en circulation.

En soulignant le rôle de la répartition, cette étude apporte un éclairage bienvenu sur l'un des mécanismes de l'inflation que la littérature orthodoxe ont négligé ces dernières décennies, alors même que l'on cherche à comprendre l'actuelle poussée d'inflation pour la maîtriser. Mais elle ne fait que redécouvrir (une partie) des idées développée depuis bien longtemps par les post-keynésiens [Lavoie et alii, 2021]. Comme le notait Jeremy Rudd (2022) dans une autre étude publiée en même temps par Réserve fédérale, notre savoir quant au fonctionnement de l'économie et notamment de l'inflation n'a finalement guère progressé depuis les années 1960.

 

Références

BARKAI, Simcha (2020), « Declining labor and capital shares », in The Journal of Finance, vol. 75, n° 5.

DE LOECKER, Jan, Jan EECKHOUT & Gabriel UNGER (2020), « The rise of market power and the macroeconomic implications », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 135, n° 2.

FMI (2013), « The dog that didn’t bark: Has inflation been muzzled or was it just sleeping? », in World Economic Outlook: Hopes, Realities, Risks, chapitre 3, avril.

KALECKI, Michal (1971), Selected Essays on the Dynamics of the Capitalist Economy 1933-1970, Cambridge University Press.

KARABARBOUNIS, Loukas, & Brent NEIMAN (2014), « The global decline of the labor share », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 129, n° 1.

LAVOIE, Marc, Virginie MONVOISIN & Jean-François PONSOT (2021), L'Economie post-keynésienne, La Découverte.

RATNER, David, & Jae SIM (2022), « Who killed the Phillips curve? A murder mystery », Federal Reserve, finance and economics discussion paper, n° 2022-028.

RUDD, Jeremy B. (2022), « The anatomy of single-digit inflation in the 1960s », Federal Reserve, finance and economics discussion paper, n° 2022-029.

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22 mai 2022 7 22 /05 /mai /2022 09:11
Inflation américaine : que nous enseignent les années 1960 ?

William McChesney Martin et Lyndon Johnson en décembre 1965 (crédit : Associated Press)

 

Avant qu’éclate l’épidémie de Covid-19, les pays développés ont connu plusieurs décennies de faible, voire très faible, inflation (cf. graphique 1). La récession pandémique a amené les gouvernements et les banques centrales à adopter d’amples mesures de soutien de l’activité. Non seulement la demande a rapidement rebondi alors même que l’offre restait relativement peu élastique, mais en outre elle s’est déformée : elle s’est réorientée des services vers les biens [Budianto et alii, 2021 ; Rees et Rungcharoenkitkul, 2021]. En conséquence, des goulots d’étranglement sont apparus et l’inflation s’est fortement accélérée ces derniers trimestres, retrouvant un rythme qui n’avait guère été observé depuis une quarantaine d’année. 

GRAPHIQUE 1  Taux d’inflation aux Etats-Unis à partir de 1959 (en %)

Inflation américaine : que nous enseignent les années 1960 ?

source : FRED

L’inflation, dans les pays développés des deux côtés de l’Atlantique, reste à un chiffre, mais beaucoup craignent un retour de la stagflation des années 1970. Aux Etats-Unis, plusieurs économistes ont dressé des parallèles entre l’accélération de l’inflation observée ces derniers trimestres et celle observée durant la seconde moitié des années 1960. Pour beaucoup, la combinaison de politiques budgétaire et monétaire excessivement expansionnistes avait à l’époque conduit l’économie américaine à la surchauffe, une situation qui dégénéra en stagflation la décennie suivante. En l’occurrence, l’absence de réaction de la banque centrale aurait conduit à un dérapage de l’inflation en laissant firmes et ménages réviser toujours plus haut leurs anticipations d’inflation. Larry Summers (2022) estime ainsi que la Fed a récemment commis les mêmes « erreurs » qu’à l’époque et ainsi « amené les Etats-Unis au bord de la stagflation ».

Dans un nouveau document de travail, Jeremy Rudd (2022) s’est penché sur l’évolution de l’inflation dans les années 1960 pour mieux comprendre ses ressorts et en tirer des leçons pour aujourd’hui. Les études portant sur l’inflation américaine s’appuient sur des séries chronologiques postérieures à l’année 1959, dans la mesure où les mesures de l’inflation sous-jacente, c’est-à-dire excluant les prix, volatils, des aliments et de l’énergie, ne sont pas disponibles avant cette date. Rudd a alors reconstruit les données relatives à l’inflation sous-jacente remontant jusqu’à 1953 (cf. graphique 2). Il apparaît alors que l’inflation était forte à la fin des années 1950 et qu’elle a significativement décliné au tournant des années 1960, si bien que son profil s’apparente davantage à un U qu’à un J. Ainsi, c’est la première moitié des années 1960, marquée par une faible inflation, qui s’apparente à une exception et non la période ultérieure. 

GRAPHIQUE 2  Taux d’inflation aux Etats-Unis à partir de 1959 (en %)

Inflation américaine : que nous enseignent les années 1960 ?

source : Rudd (2022b)

Quand l’inflation s’est accélérée dans la seconde moitié des années 1960, cette accélération a été synchrone à une accélération de la croissance du coût du travail unitaire, ce qui suggère la présence d’une boucle prix-salaires. On pourrait penser que cette dernière trouve une explication institutionnelle : à l’époque, des contrats de travail indexaient les salaires à l’indice des prix à la consommation. Mais ces contrats ne concernaient qu’une fraction des salariés ; la part des travailleurs concernés a atteint un pic autour de 1958-1960, puis elle décrut fortement pour atteindre 4,5 % parmi la main-d’œuvre du secteur privé. En outre, les salaires étaient indexés à l’indice des prix à la consommation, ils ne l’étaient souvent pas forcément en totalité. De tels contrats de travail semblent bien ne pas avoir joué un rôle significatif dans l’accélération de l’inflation dans les années 1960 [Douty, 1975].

Rudd a cherché à donner sens à ses diverses observations à travers un modèle VAR incluant une mesure des prix relatifs à l’importation, la croissance du coût du travail unitaire, l’inflation des prix et l’écart entre le taux de chômage observé et le taux de chômage naturel, tel qu’il est estimé par le CBO. Il apparaît que la courbe de Phillips était plus pentue dans les années 1960 qu’elle ne l’a été ces dernières décennies, mais aussi que cette caractéristique de la courbe de Phillips était déjà là avant que l’inflation s’accélère au mitan de la décennie. Autrement dit, l’accélération de la hausse des prix et des salaires à partir de 1965 ne résulte pas d’un changement de régime dans le processus d’inflation : les spirales prix-salaires étaient déjà observables dans les années 1950, si bien qu’il n’est guère surprenant qu’elles aient de nouveau été observées la décennie suivante.

La politique budgétaire américaine a été fortement et durablement expansionniste dans les années 1960, en particulier à partir de 1964, et cette impulsion budgétaire semble manifestement avoir particulièrement simulé la demande globale (cf. graphique 3). En son absence, le taux de chômage aux Etats-Unis aurait été, non pas de 3,5 % environ, mais plutôt de 5,5 % selon les estimations de Rudd. Ces dernières années, l’administration Trump, puis l’administration Biden ont adopté des mesures budgétaires d’un montant exceptionnellement élevé ; Olivier Blanchard (2021) et Larry Summers avaient notamment exprimé de vives inquiétudes quant au risque de surchauffe lorsque le gouvernement démocrate, fraîchement mis en place, annonça de nouvelles mesures de soutien budgétaire et celles-ci semblent effectivement avoir significativement alimenté l’inflation [Jordà et alii, 2022]. Mais, contrairement à l’expansion budgétaire des années 1960, Rudd souligne que ces mesures sont temporaires, si bien que leurs effets sur la demande globale devraient également être temporaires ; la politique budgétaire aura même tendance à peser sur la croissance américaine ces prochaines années. 

GRAPHIQUE 3  Impulsion budgétaire (en points de pourcentage) et output gap (en %) aux Etats-Unis

Inflation américaine : que nous enseignent les années 1960 ?

source : Rudd (2022b), d’après les prévisions du CBO et du Brookings Hutchins Center

En ce qui concerne la politique monétaire, il est difficile de dire que la Fed des années 1960 ne prêtait guère attention à la lutte contre l’inflation. William McChesney Martin, son président de 1951 à 1970, était dévoué à celle-ci : il avait plaidé en faveur du resserrement de la politique monétaire pour combattre l’inflation dans les années 1950, un resserrement monétaire qui contribua à faire basculer l’économie américaine dans la récession en 1957 ; lors des années 1960, il s’inquiétait, comme d’autres au sein de la Fed à l’époque, de l’accélération de l’inflation et donnait, comme beaucoup aujourd’hui, un rôle crucial aux anticipations d’inflation dans la mécanique même de l’inflation.

Pourtant, la Fed, sous sa présidence, ne s’est guère attaquée agressivement à l’inflation. Rudd évoque toute une série de raisons : par exemple, la Fed avait resserré sa politique monétaire en décembre 1965, mais ce resserrement monétaire s’était traduit par un effondrement du crédit quelques mois après, si bien qu’elle s’inquiéta des conséquences en termes de stabilité financière lorsqu’elle considéra à nouveau l’idée de resserrer sa politique monétaire les années suivantes ; Martin craignait que le gouvernement américain réagisse à un resserrement monétaire en assouplissant une politique budgétaire qu’il jugeait déjà excessivement expansionniste ; l’administration Johnson a fini par adopter une hausse d’impôts en 1968, mais les modèles qu’utilisait la Fed l’ont amenée à en surestimer les effets récessifs, etc. Pour Rudd, si la politique monétaire américaine est restée accommodante malgré l’accélération de l’inflation, c’est avant tout parce que la Fed jugeait que le coût économique d’un resserrement monétaire suffisamment fort pour réduire l’inflation était excessivement élevé. Les événements ultérieurs lui donnent certainement raison : Volcker a fait basculer l’économie américaine dans deux récessions successives avant que l’inflation ne revienne à un chiffre. 

En définitive, la seule leçon que Rudd tire vraiment de la comparaison entre les deux épisodes historiques est que notre compréhension du fonctionnement de l’économie n’a guère progressé entre-temps : nous ne sommes pas plus capables de prédire les effets des chocs et des mesures de politique économique que nous ne l’étions dans les années 1960.

En ce qui concerne l’inflation, l’économie américaine a connu, avant qu’éclate la pandémie, plusieurs décennies de très faible inflation. Au cours de cette période, les fluctuations de l’activité ne semblèrent guère affecter l’inflation : manifestement, l’économie américaine n’était plus dans le même régime d’inflation que dans les années 1970. Mais les causes sous-jacentes à cette faible inflation restent obscures. En l’occurrence, il n’y a pas de preuve démontrant de façon convaincante qu’elle s’explique par l’ancrage des anticipations d’inflation ou par la plus crédibilité des banques centrales [Rudd, 2022a], tout comme il ne semble guère nécessaire d’évoquer d’éventuelles erreurs de politique monétaire pour expliquer la stagflation des années 1970 : à l’époque, les économistes interprétaient l’inflation comme résultant de chocs d’offre, notamment la hausse du prix des matières premières et le ralentissement de la croissance de la productivité, une interprétation qu’ils jugeaient satisfaisante [Goutsmedt, 2021] et qui ne semble pas avoir perdu de sa pertinence au fil du temps [Blinder et Rudd, 2013]. Par conséquent, selon Rudd, l’invocation du besoin de maintenir les anticipations d’inflation à un faible niveau ou de rétablir la crédibilité des banques centrales ne devrait pas aujourd'hui dicter aux autorités monétaires ce qu’elles ont à faire.

Pour Rudd, les facteurs qui ont été à l’origine de la forte accélération de l’inflation dans la seconde moitié des années 1960 étaient déjà présents auparavant ; ils n’étaient pas en place à la veille de la pandémie et rien ne démontre que les perturbations que celle-ci a provoquées les ont réactivés. L’accélération de l’inflation dans les années 1960 découlait d’une stimulation régulière de la demande ; celle que nous avons observée ces derniers trimestres découle avant tout des modifications des prix relatifs provoquées par une réorientation de la demande. Rudd en conclut que si le régime d’inflation est le même qu’à la veille de la pandémie cette modification des prix relatifs ne devrait pas se traduire par un taux d’inflation définitivement plus élevé. 

 

Références

BLANCHARD, Olivier (2021), « In defense of concerns over the $1.9 trillion relief plan », in PIIE, Realtime Economic Issues Watch (blog), 18 février.

BLINDER, Alan S., & Jeremy B. RUDD (2013), « The supply-shock explanation of the Great Stagflation revisited », in Michael D. Bordo & Athanasios Orphanides (dir.), The Great Inflation: The Rebirth of Modern Central Banking, University of Chicago Press.

BUDIANTO, Flora, Giovanni LOMBARDO, Benoit MOJON & Daniel REES (2021), « Global reflation? », BRI, BIS Bulletin, n° 43.

DOUTY, H. M. (1975), Cost-of-Living Escalator Clauses and Inflation, Executive Office of the President, Council on Wage and Price Stability Staff Report.

GOUTSMEDT, Aurélien (2021), « From the stagflation to the Great Inflation: Explaining the US economy of the 1970s », in Revue d’économie politique, vol. 131.

JORDÀ, Òscar, Celeste LIU, Fernanda NECHIO & Fabián RIVERA-REYES (2022), « Why Is U.S. Inflation higher than in other countries? », FRBSF Economic Letter, n° 2022-07, mars.

REES, Daniel, & Phurichai RUNGCHAROENKITKUL (2021), « Bottlenecks: Causes and macroeconomic implications », BRI, BIS Bulletin, n° 48.

RUDD, Jeremy B. (2022a), « Why do we think that inflation expectations matter for inflation? (And should we?) », in Review of Keynesian Economics, vol. 10.

RUDD, Jeremy B. (2022b), « The anatomy of single-digit inflation in the 1960s », Federal Reserve, finance and economics discussion paper, n° 2022-029.

SUMMERS, Lawrence H. (2022), « The Fed must do much more to fight inflation—and fast », Time.com, 17 mars.

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