L’inflation a fortement augmenté depuis le début de l'année 2021, dans le sillage de la reprise post-pandémique. Si cet emballement a surpris, c’est parce qu'il survient après près de trois décennies au cours desquelles l'inflation s'est révélée extrêmement faible et stable dans les pays développés. L'inflation s'était également emballée durant les années 1970, notamment sous l’effet des chocs pétroliers, mais le début des années 1980 a été marqué par une puissante désinflation, sous l'impulsion du resserrement des politiques monétaires. Dans les plus grandes économies développées, si l’on prend la moyenne mobile sur trois ans du taux d’inflation, on peut observer que celui-ci s’est retrouvé en-deçà des 3,5 % entre le milieu des années 1980 (1983 pour le Japon) et le milieu des années 1990 (1998 pour l’Italie). Le taux d’inflation s’est maintenu à un faible niveau à partir du milieu des années 1990 et même encore plus faible suite à la crise financière mondiale de 2008.
GRAPHIQUE 1 Taux d’inflation dans les pays développés (moyenne mobile, en %)
source : Gagnon et Sarsenbayev (2022)
Dans les modèles économiques les plus courants, notamment ceux à partir desquels les banques centrales fondent leurs décisions, une inflation aussi faible et stable suggère que l’économie opère juste en-dessous de son potentiel : si elle opère au-dessus de celui-ci, l’inflation s’accélère ; si elle opère bien en-dessous de celui-ci, l’inflation ralentit et l’économie risque de s’enfoncer dans la déflation. En l’occurrence, il existerait un niveau de PIB et un taux de chômage qui sont compatibles avec une inflation faible et stable. Les banques centrales observent ainsi ces deux indicateurs, appelés respectivement PIB potentiel et taux de chômage d’équilibre, pour estimer le risque d’inflation.
Le PIB potentiel et le taux de chômage d’équilibre ne sont pas directement observables ; ils sont estimés. Or, des économistes et décideurs politiques ont fait part de leurs doutes quant à leur estimation ; certains doutent de leur pertinence même. Par exemple, d’après les estimations officielles du PIB potentiel et du taux de chômage d’équilibre, les économies de l’Espagne et de l’Italie opéraient au-dessus de leur potentiel au milieu des années 2000 (cf. graphique 2). Pourtant, cette situation de boom ne s’est guère traduite par une hausse de l’inflation.
GRAPHIQUE 2 Taux de chômage observé et estimations officielles du taux de chômage d’équilibre selon l’OCDE dans les pays développés (en %)
source : Gagnon et Sarsenbayev (2022)
Jerome Powell, le président de la Réserve fédérale, a fait part de ses propres doutes lors de la conférence de Jackson Hole durant l’été 2018. En l’occurrence, il déclara que le taux de chômage d’équilibre lui semblait inférieur aux estimations tirées des modèles. En effet, le taux de chômage américain avait régulièrement baissé suite à la crise financière mondiale et il s’est en l’occurrence retrouvé en-dessous des niveaux habituellement associés au plein emploi. Pourtant, le taux d’inflation restait extrêmement faible, inférieur à la cible de 2 %. En conséquence, Powell se déclara en faveur d’une politique monétaire poussant le chômage en-dessous du niveau estimé du taux d’équilibre aussi longtemps que l’inflation n’augmente pas. Ses intuitions semblent s’être révélées correctes : au cours des 18 mois suivants, le taux de chômage américain a poursuivi sa baisse et il passa même en-dessous des 3,5 %, soit un niveau qu’il n’avait plus atteint depuis une cinquantaine d’années, sans pour autant que l’inflation augmente.
Dans une nouvelle étude du PIIE, Joseph Gagnon et Madi Sarsenbayev (2022) estiment que non seulement Powell avait effectivement raison, mais aussi que ses préconisations en matière de politique monétaire s’avèrent également pertinentes pour la plupart des autres pays développés.
Beaucoup d’économistes ont souligné les faiblesses des modèles les plus couramment utilisés, notamment au sein des banques centrales, pour estimer le taux de chômage d’équilibre. Pour Gagnon et Sarsenbayev, leurs principales déficiences viennent du fait qu’ils ignorent la rigidité des salaires à la baisse et qu’ils postulent un effet linéaire du chômage sur l’inflation. Or, lorsque l’inflation est faible, la relation entre le chômage et l’inflation, la « courbe de Phillips », devient non linéaire, ce qui a d'importantes conséquences pour la conduite de la politique monétaire : pousser le taux de chômage bien au-dessus de son niveau d’équilibre n’a presque pas d’effet sur l’inflation, tandis que pousser le chômage bien au-dessous de son niveau d’équilibre a un effet significatif [Akerlof et alii, 1996]. Or, le passage à une très faible inflation à partir du début des années 1990 semble précisément avoir délinéarisé la relation entre chômage et inflation.
Gagnon et Sarsenbayev ont alors entrepris de nouvelles estimations du taux de chômage d’équilibre pour 11 pays développés en prenant en compte la rigidité des salaires à la baisse et la non-linéarité de la courbe de Phillips. Ils aboutissent à des estimations du taux de chômage d’équilibre plus faibles que celles de l’OCDE. En conséquence, l’écart de chômage (unemployment gap), c’est-à-dire l’écart entre le taux de chômage observé et le taux de chômage d’équilibre, est selon eux plus élevé que ce qui est officiellement estimé (cf. graphique 3).
GRAPHIQUE 3 Ecart de chômage dans les pays développés (en points de %)
source : Gagnon et Sarsenbayev (2022)
En définitive, il apparaît qu’au cours du dernier quart de siècle le niveau atteint par le taux de chômage a quasiment tout le temps été supérieur à celui qui suffisait pour stabiliser l’inflation à un faible niveau. En ciblant un taux d’inflation de 2 %, les banques centrales cherchaient à garantir un maximum d’efficacité pour le fonctionnement de l’économie, or il est difficile de parler d’efficacité si une inflation quasiment tout aussi faible aurait pu être obtenue avec un taux de chômage bien plus faible.
Dans la mesure où il leur apparaît probable que l’inflation revienne à un faible niveau d’ici un ou deux ans, Gagnon et Sarsenbayev appellent tout d’abord les banques centrales à utiliser une gamme plus variée de modèles économiques. Selon eux, les banques centrales doivent notamment s'appuyer sur des modèles prenant en compte la rigidité des salaires à la baisse et incorporant une courbe de Phillips non linéaire. En effet, elles ne doivent pas négliger le fait qu’une inflation faible et stable est cohérente avec un chômage supérieur à son niveau d’équilibre.
D’autre part, Gagnon et Sarsenbayev plaident pour un léger relèvement de la cible d’inflation, au minimum à 3 %, voire à 4 %. Il y a une dizaine d’années, plusieurs économistes avaient précisément appelé à un tel changement [Blanchard et alii, 2010 ; Leigh, 2010 ; Ball, 2013]. Cela aurait notamment l'avantage de donner ainsi plus de latitude aux banques centrales pour réduire leurs taux directeurs avant que ces derniers ne butent sur leur borne zéro en cas de récession ou de crise financière. A l’époque, un tel relèvement était jugé risqué, notamment parce que les banques centrales peinaient déjà à atteindre leur cible de 2 %. Mais ce n’est précisément plus le cas aujourd’hui, dans la mesure où l'inflation dépasse largement les 4 %. Gagnon et Sarsenbayev estiment que les banques centrales ne devraient pas chercher à pousser leur économie en-deçà de son potentiel et prendre le risque de déclencher une récession pour ramener l'inflation à 2 %. Elles devraient au contraire en profiter pour enfin corriger une erreur longue d’un quart de siècle et accepter de cibler une inflation supérieure à 2 %.
Références
LEIGH, Daniel (2010), « A 4% inflation target? », in VoxEU.org, 9 mars.