Avec une inflation accélérant à son rythme le plus rapide depuis quatre décennies, en atteignant 6,5 % en février, et un taux de chômage inférieur à 4 %, il semble que l’économie américaine soit en surchauffe (cf. graphique). Comme dans le reste du monde, suite aux premiers temps de la pandémie, elle a connu un fort rebond de la demande dans un contexte où l’offre était contrainte, notamment avec les perturbations des chaînes de valeur internationales. Mais elle s’est également singularisée ces deux dernières années par l’adoption d’amples mesures de soutien budgétaire. Larry Summers (2021) et Olivier Blanchard (2021) avaient averti que les mesures annoncées par l'administration Biden risquaient de provoquer une surchauffe de l’économie américaine. L’accélération régulière de l’inflation que l’on a pu observer depuis semble leur donner raison. Oscar Jordà et alii (2022) estiment qu’en l’absence des mesures exceptionnelles de soutien budgétaire l’inflation américaine aurait été inférieure de 3 points de pourcentage.
GRAPHIQUE 1 Taux de chômage et taux d’inflation aux Etats-Unis depuis 2010 (en %)
Abandonnant le scénario d’une inflation transitoire, la Fed a relevé son taux directeur au mois de mars dernier et elle projette six hausses supplémentaires d’ici la fin de l’année. Les prévisions tirées du comité fédéral d’open market suggèrent qu’elle prévoit un atterrissage en douceur de l’économie américaine : l’inflation devrait refluer sous les 3 % d’ici 2023 sans que le taux de chômage ne repasse au-dessus des 4 %. Autrement dit, la Fed atteindrait les deux grands objectifs de son mandat, à savoir la stabilité des prix et le plein emploi.
Certains doutent que la Fed puisse vraiment faire refluer l’inflation sans faire connaître à l’économie américaine un violent atterrissage. Alex Domash et Larry Summers (2022), par exemple, notent que, depuis 1955, il n’y a pas eu un seul trimestre où l’inflation des prix a été supérieure à 4 % et le chômage inférieur à 5 % sans qu’il y ait eu une récession les deux années suivantes.
GRAPHIQUE 2 Taux de chômage et taux d’inflation aux Etats-Unis entre début 1972 et fin 1983 (en %)
source : FRED
Il y a quatre décennies, la dernière fois que l’inflation américaine atteignait des niveaux similaires à ceux observés aujourd’hui, la Fed n’avait réussi à juguler celle-ci qu’en faisant basculer l’économie américaine dans une sévère récession [Sablik, 1973]. L’inflation attint les deux chiffres en 1974, puis de nouveau en 1979, dans le sillage des chocs pétroliers (cf. graphique 2). Paul Volcker, notoirement réputé pour ses positions de « faucon », arriva à la tête de la Réserve fédérale en août 1979. A ses yeux, la banque centrale avait perdu sa crédibilité en ce qui concerne son objectif de stabilité des prix : en donnant peu d’importance à l’inflation au cours des années précédentes, elle aurait laissé la population se convaincre qu’elle ne s’en inquièterait guère à l’avenir, si bien que les anticipations d’inflation avaient peu à peu été révisées à la hausse, alimentant l’inflation. Pour Volcker, la Fed ne pouvait maîtriser les anticipations d’inflation et ainsi l’inflation qu’en resserrant très agressivement sa politique monétaire, quitte à provoquer une récession pour démontrer sa crédibilité. Et c'est ainsi qu'il releva fortement les taux d'intérêt. L’économie américaine plongea une première fois dans une récession en 1980, elle y bascula de nouveau au troisième trimestre 1981. Le taux de chômage, de 7,4 % au début de la récession, attint 11 %. La récession de 1981-1982 est la plus forte contraction de l’activité économique que les Etats-Unis aient connue entre la Grande Dépression des années 1930 et la Grande Récession de 2007. Et le choc Volcker eut des répercussions au-delà de la seule économie américaine : il a notamment contribué à provoquer une récession mondiale et une crise de la dette publique en Amérique latine. Focalisé sur les seuls développements domestiques, Volcker ignora les appels du Congrès à assouplir la politique monétaire pour mettre un terme à la crise économique tant qu’il jugea l’inflation excessivement élevée. En octobre 1982, l’inflation était retournée à 5 %. La Fed ramena alors le taux des fonds fédéraux à 9 % et le taux de chômage repartit à la baisse.
GRAPHIQUE 3 Taux des federal funds et taux d’inflation aux Etats-Unis depuis 1970 (en %)
Si l’on écarte celui qu’elle vient d’ouvrir, la Fed a opéré six cycles de hausses de son taux directeur depuis 1983, en l’occurrence de mars 1983 à août 1984, de mars 1988 à mai 1989, de février 1994 à février 1995, de juin 1999 à mai 2000, de juin 2004 à juin 2006 et de décembre 2015 à décembre 2018 (cf. graphique 3). Ces épisodes n’ont pas systématiquement été suivis par une récession. En les étudiant, Kevin Kliesen (2022) constate que la croissance n’a ralenti que suite aux quatre resserrements opérés entre 1988 et 2005. Au cours de ces épisodes, excepté celui du resserrement de 1994-1995, l’économie a fini par basculer dans la récession. L’économie américaine a également basculé dans une sévère récession au début de l’année 2020, mais celle-ci semble avoir pour cause principale la seule pandémie de Covid-19.
Se penchant sur l’actuel resserrement de la politique monétaire américaine, Alex Domash et Larry Summers (2022) ont cherché à déterminer quelles sont les chances que la Fed parvienne à maîtriser l'inflation tout en entreprenant un atterrissage en douceur de l’économie américaine. Ils notent que le marché du travail connaît aujourd’hui de plus fortes tensions que ce que suggère le taux de chômage : les taux d’emplois vacants et les taux de démissions atteignent des niveaux qui étaient par le passé associés à un taux de chômage inférieur à 2 % et ils semblent exercer des pressions significatives sur les salaires. L’inflation salariale a atteint les 6,5 %, soit le rythme le plus rapide observé au cours des quarante dernières décennies (cf. graphique 4). Domash et Summers notent que, par le passé, lorsque l’inflation salariale dépassait les 4,5 %, l’inflation tendait à s’accélérer. Ainsi, ils en concluent qu’il n’y a guère de raisons de croire que les pressions inflationnistes générées par le marché du travail vont rapidement se dissiper.
GRAPHIQUE 4 Inflation salariale aux Etats-Unis (en %)
source : Domash et Summers (2022)
En poursuivant leur analyse, Domash et Summers montrent que les niveaux élevés d’inflation salariale que l’économie américaine connaît actuellement ont par le passé été associés à un risque élevé de récession au cours des deux années suivants. En l’occurrence, ils notent que, depuis 1955, il n’y a pas eu un seul trimestre où l’inflation salariale a été supérieure à 5 % et le chômage inférieur à 5 % sans qu’il y ait eu une récession les deux années suivantes. Les épisodes passés au cours desquels la Fed a su faire refluer l’inflation en entraînant un atterrissage en douceur de l’économie américaine, notamment en 1965, en 1984 et en 1994, étaient marqués par un taux d’inflation et un degré de tensions sur le marché du travail plus faibles que ceux observés aujourd’hui. Les deux seules périodes au cours desquelles l’inflation salariale a chuté de plus d’un point de pourcentage en une année ont été 1973 et 1982, deux années qui coïncident avec une récession. Autrement dit, les données historiques suggèrent qu’il est peu probable que la Fed puisse réduire l’inflation sans provoquer un ralentissement significatif de l’activité économique et une forte hausse du chômage.
En s’appuyant sur une relation de Phillips, Domash et Summers ont alors cherché à déterminer quelle hausse du taux de chômage serait « nécessaire » pour réduire l’inflation salariale. Ils estiment qu’un retour de l’inflation salariale à 4 % en 2024 se traduirait par un taux de chômage de 5,4 % ; la faire refluer à 3 % se traduirait par contre par un taux de chômage de 8,4 %.
Références
SABLIK, Tim (2013), « Recession of 1981–82 », Federal Reserve History, 22 novembre.