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27 mars 2022 7 27 /03 /mars /2022 16:05
La discrète érosion de la suprématie du dollar

Quatre décennies après l’écroulement du système de Bretton Woods, le dollar américain continue de jouer un rôle disproportionné dans le système monétaire international [Gourinchas, 2019 ; Ilzetzki et alii, 2019 ; Ilzetzki et alii, 2021b]. Il constitue, de loin, la principale devise utilisée pour régler les transactions commerciales, pour libeller les prêts, pour réaliser les activités bancaires transfrontalières, pour accumuler les réserves de change ou encore pour servir d’ancre aux autres monnaies. Le dollar reste la principale devise internationale alors même que la contribution de l’économie américaine à l’économie mondiale tend à diminuer. Le niveau exceptionnellement élevé atteint pas la dette publique des Etats-Unis n’a pas non plus ébranlé son statut. Il n’a guère été affecté par la crise financière mondiale, alors même que celle-ci a eu pour épicentre le système financier américain ; au contraire, sa part dans l’endettement international a même augmenté depuis. La création de la zone euro et l’essor de l’économie chinoise ont fait émerger deux possibles concurrents, mais aucun d’entre eux n’a détrôné le dollar.

Certains, comme Eswar Prasad (2014), estiment que le dollar « règne en maître par défaut », c’est-à-dire en raison de l’absence de sérieuse alternative. L’euro souffrirait notamment de l’offre limitée de titres publics de haute qualité émis par la zone euro susceptibles de jouer le rôle d’actifs sûrs pour les investisseurs financiers ou d’être utilisés par les banques centrales pour accumuler leurs réserves [Eichengreen et Gros, 2020 ; Ilzetzki et alii, 2021a]. L’usage du renminbi est notamment contraint par les contrôles des capitaux instaurés par la Chine [Prasad et Ye, 2013].

En se penchant sur l’évolution de la composition des réserves de change à travers le monde ces dernières décennies, Serkan Arslanalp, Barry Eichengreen et Chima Simpson-Bell (2022) décèlent toutefois bien une baisse régulière de la part du dollar américain dans les réserves internationales depuis le tournant du vingt-et-unième siècle. En effet, cette part a reculé de 12 points de pourcentage entre 1999 et 2021, en passant de 71 % à 59 % (cf. graphique).

GRAPHIQUE  Composition en devises des réserves de change étrangères à travers le monde (en %)

La discrète érosion de la suprématie du dollar

source : Arslanalp et alii (2022)

Sa baisse n’a pas eu pour contrepartie une hausse de la part de l’euro, de la livre sterling et du yen, les trois autres devises qui ont joué par le passé un rôle majeur dans le système financier international : c’est la part des devises de réserve non traditionnelles qui a significativement augmenté, en passant d’un niveau négligeable en 1999 à 10 % en 2021. En l’occurrence, le recul du dollar dans les réserves de change s’expliquerait pour un quart par l’essor du renminbi et pour les trois quarts restants par celui d’autres devises de réserves non traditionnelles.

En creusant davantage, Arslanalp et ses coauteurs concluent que la baisse de la part du dollar dans les réserves internationales ne résulte pas des variations des taux de change ou des taux d’intérêt ; les gestionnaires des réserves tendent à compenser ces fluctuations en rééquilibrant leurs portefeuilles de façon à restaurer leur composition antérieure. La baisse de la part du dollar dans les réserves de change ne résulte pas non plus de l’accumulation de réserves par une poignée de banques centrales qui seraient dotées d’un large bilan et qui nourriraient une préférence pour les devises autres que le dollar. En fait, l’érosion du dollar dans les réserves de change trouverait son origine dans la diversification de portefeuilles opérée par les gestionnaires des réserves de nombreuses banques centrales : Arslanalp et ses coauteurs identifient plus d’une quarantaine de pays qui diversifieraient significativement leurs réserves au profit de devises de réserves non traditionnelles. 

Arslanalp et ses coauteurs concluent au terme de leur travail que, si la domination du dollar arrivait à son terme, ce serait certainement sous les coups, non pas de ses principaux rivaux, mais d’un large groupe de devises alternatives. 

 

Références

ARSLANALP, Serkan, Barry EICHENGREEN & Chima SIMPSON-BELL (2022), « The stealth erosion of dollar dominance: Active diversifiers and the rise of nontraditional reserve currencies », FMI, working paper, n° 22/58. 

EICHENGREEN, Barry, & Daniel GROS (2020), « Post-COVID-19 global currency order: Risks and opportunities for the euro », Parlement européen.

GOPINATH, Gita, & Jeremy STEIN (2021), « Banking, trade, and the making of a dominant currency », in Quarterly Journal of Economics, vol. 136.

GOURINCHAS, Pierre-Olivier (2021), « The dollar hegemon? Evidence and implications for policymakers », in Steven J. Davies et alii (dir.), Asian Monetary Policy Forum, World Scientific.

ILZETZKI, Ethan, Carmen M. REINHART & Kenneth S. ROGOFF (2019), « Exchange arrangements entering the 21st century: Which anchor will hold? », in Quarterly Journal of Economics, vol. 134, n° 2.

ILZETZKI, Ethan, Carmen M. REINHART & Kenneth S. ROGOFF (2021a), « Why is the euro punching below its weight? », in Economic Policy, vol. 35, n° 103.

ILZETZKI, Ethan, Carmen M. REINHART & Kenneth S. ROGOFF (2021b), « Rethinking exchange rate regimes », NBER, working paper, n° 29347.

PRASAD, Eswar (2014), « The dollar reigns supreme, by default », in FMI, Finance and Development, mars. Traduction française, « Le dollar règne en maître, par défaut », in Finances & Développement, mars.

PRASAD, Eswar, & Lei (Sandy) YE (2013), « The renminbi’s prospects as a global reserve currency », in Cato Journal, vol. 33, n° 3.

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12 mars 2022 6 12 /03 /mars /2022 17:52
La mondialisation a-t-elle affecté la taxation du travail et du capital ?

La mondialisation est susceptible d’affecter les inégalités de revenu via ses effets sur la fiscalité. Comme le notait déjà Adam Smith, l’ouverture aux échanges commerciaux risque de contraindre les gouvernements à réduire l’imposition des facteurs de production les plus mobiles, en l’occurrence le capital et le travail qualifié, et ainsi les amener à chercher à transférer le fardeau fiscal sur les travailleurs les moins qualifiés [Bates et alii, 1985 ; Rodrik, 1997].

Peter Egger et alii (2019) avaient montré que la mondialisation semblait effectivement avoir eu pour effet de réduire la progressivité de l’imposition du travail dans les pays de l’OCDE ces dernières décennies : à partir de 1994, la fiscalité des revenus du travail s’est alourdie pour les classes moyennes, alors qu’elle s’est allégée pour les travailleurs les mieux rémunérés.

Dans un nouveau document de travail du NBER, Pierre Bachas, Matthew Fisher-Post, Anders Jensen et Gabriel Zucman (2022) ont cherché à davantage éclairer les effets de la mondialisation sur la taxation relative du travail et du capital. Pour le déterminer, ils se sont appuyés sur les données tirées des comptabilités nationales et des statistiques relatives aux recettes fiscales pour construire une nouvelle base de données des taux d’imposition effectifs couvrant 156 pays pour la période allant de 1965 à 2018. Celle-ci capture tous les impôts payés au niveau national, en l’occurrence les impôts sur le revenu des entreprises, les impôts sur le revenu des particuliers, les impôts sur la propriété, les taxes sur l’héritage, les taxes sur la consommation et d'autres impôts indirects.

GRAPHIQUE 1  Taux d’imposition effectifs du travail et du capital au niveau mondial (en %)

La mondialisation a-t-elle affecté la taxation du travail et du capital ?

source : Bachas et alii (2022)

En analysant leur base de données, Bachas et ses coauteurs mettent en avant plusieurs faits. Tout d’abord, au niveau mondial, il apparaît que les taux d’imposition effectifs sur le capital et le travail ont convergé depuis les années 1960 (cf. graphique 1). Cette convergence s’explique par la hausse de 10 points de pourcentage de l’imposition du travail et par la baisse de 5 points de pourcentage de l’imposition du capital. La réduction de l’imposition du capital tient à la baisse des taux d’imposition effectifs des profits des entreprises : proches de 30 % dans les années 1960, ils étaient inférieurs à 20 % à la fin des années 2010. Quant à la hausse des taux d’imposition du travail, elle s’explique avant tout par l’accroissement des impôts prélevés sur les salaires.  

GRAPHIQUE 2  Taux d’imposition effectifs du travail et du capital dans les pays à haut revenu (en %)

La mondialisation a-t-elle affecté la taxation du travail et du capital ?

source : Bachas et alii (2022)

Pays développés et pays en développement n’ont pas connu les mêmes évolutions de la fiscalité. La baisse de l’imposition du capital est concentrée parmi les pays à haut revenu : les taux effectifs d’imposition du capital y sont en effet passés de 40 % dans les années 1960 à environ 30 % en 2018 (cf. graphique 2). La taxation du capital a au contraire eu tendance à s’alourdir dans les pays à bas revenu et à revenu intermédiaire depuis les années 1990, mais le niveau de taxation du capital y était initialement faible (cf. graphique 3). En l’occurrence, les taux d’imposition effectifs du capital y sont passés de 10 % à 20 % entre les années 1990 et 2018. Cette hausse s’est concentrée dans les plus grandes économies émergentes. En effet, par exemple, le taux d’imposition effectif du capital est passé entre 1995 et 2018 de 10 % à 30 % en Chine, de 18 % à 28 % au Brésil, de 7 % à 11 % en Inde et de 5 % à 10 % au Mexique.

GRAPHIQUE 3  Taux d’imposition effectifs du travail et du capital dans les pays à bas revenu et les pays à revenu intermédiaire (en %)

La mondialisation a-t-elle affecté la taxation du travail et du capital ?

source : Bachas et alii (2022)

Une fois ces faits établis, Bachas et ses coauteurs ont cherché à les expliquer, notamment en s’appuyant sur des études d’événements et des méthodes de contrôle synthétique pour créer des contrefactuels. Ils estiment que la plus forte imposition du capital dans les pays en développement peut s’expliquer par un effet bénéfique de la mondialisation sur la capacité fiscale : l’ouverture aux échanges internationaux s’est traduite par une concentration de l’activité économique dans les structures formelles, or il est plus facile de taxer le capital au sein de celles-ci.

L’accroissement de la capacité fiscale n’est toutefois pas le seul effet qu’exerce la mondialisation sur la fiscalité. En l’occurrence, l’intégration économique tend également à réduire les taux d’imposition statutaires en intensifiant la concurrence fiscale et en créant de nouvelles opportunités pour l’évitement fiscal. Ces deux effets n’opèrent pas dans le même sens. Dans les pays à haut revenu, c’est l’effet associé à la plus forte concurrence fiscale qui a dominé et ainsi entraîné une baisse de l’imposition du capital. Dans les pays en développement, cet effet a été dominé par celui associé à l’effet d'accroissement de la capacité fiscale, ce qui a permis d’y accroître l’imposition du capital.

 

Références

BACHAS, Pierre, Matthew H. FISHER-POST, Anders JENSEN & Gabriel ZUCMAN (2022), « Globalization and factor income taxation », NBER, working paper, n° 29819.

BATES, Robert, & Da-Hsiang Donald LIEN (1985), « A note on taxation, development and representative government », in Politics and Society, vol. 14, n° 1.

EGGER, Peter, Sergey NIGAI, Nora STRECKER (2019), « The taxing deed of globalization », in American Economic Review, vol. 109, n° 2.

RODRIK, Dani (1997), « Trade, social insurance, and the limits to globalization », in NBER, working paper, n° 5905.

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31 janvier 2022 1 31 /01 /janvier /2022 14:21
Quels sont les canaux de transmission de la politique monétaire conventionnelle ?

L’inflation a eu tendance à s’accélérer ces derniers mois, en particulier outre-Atlantique. L’une des questions qui se pose est de savoir si cet épisode inflationniste s’avère durable ou temporaire [Budianto et alii, 2021]. Il s’explique notamment par le rebond vigoureux de la demande dans un contexte d’offre contrainte, notamment avec les perturbations des chaînes de valeur internationales, or il est probable que l’offre finisse par s’ajuster [Rees et alii, 2021]. Mais ces perturbations du côté de l’offre pourraient s’avérer plus durables qu’attendu, notamment si la pandémie persiste, et l’accélération de l’inflation est susceptible d'entraîner un décrochage des anticipations d’inflation et des effets de second tour : elle pourrait notamment conduire à une revalorisation des salaires, ce qui alourdirait davantage les coûts de production des firmes. 

Privilégiant de plus en plus le scénario d’une inflation durable, des banques centrales, notamment la Fed, ont signalé leur intention de resserrer leur politique monétaire, non seulement en réduisant leurs achats d’actifs, mais aussi en relevant leurs taux directeurs. Mais cette réorientation de la politique monétaire s’avère périlleuse : si un resserrement monétaire atténue des poussées inflationnistes, c’est avant tout en déprimant l’activité économique. 

Les économistes ont suggéré plusieurs canaux via lesquels la variation des taux directeurs était susceptible d’affecter l’activité économique [Mishkin, 1995 ; 1996] :

1. Le canal du taux d’intérêt (interest-rate channel). Si la banque centrale relève ses taux, les banques commerciales réagissent en relevant également les leurs. Le coût d’emprunt augmentant, entreprises et ménages empruntent moins, ce qui déprime l’investissement des entreprises et les dépenses en biens durables des ménages (1). Du point de vue néoclassique, une hausse des taux d’intérêt réfrène les dépenses en biens durables en augmentant le coût du capital pour les entreprises et en entraînant un effet de substitution : l’épargne rapportant plus, les déposants sont incités à épargner davantage dans la période courante, donc à retarder leurs dépenses de consommation.

2. Le canal (étroit) du crédit (credit channel), qui apparaît en raison de l’imparfaite substituabilité entre le crédit bancaire et les autres formes de financement. En effet, les banques se singularisent par rapport aux autres intermédiaires financiers : elles peuvent se refinancer auprès de la banque centrale, elles peuvent plus facilement collecter et stocker des informations à propos de leur clientèle, etc. En outre, certains agents, comme les petites entreprises et surtout les ménages, peuvent difficilement se financer sur les marchés financiers, si bien qu’ils ne peuvent trouver des financements extérieurs qu’en empruntant auprès des banques. Dans la mesure où un resserrement monétaire complique le refinancement des banques, ces dernières se montrent moins enclines à prêter et durcissent les conditions d’octroi du crédit, ce qui contraint les agents qui ne peuvent se financer autrement qu'avec le crédit à réduire leurs dépenses en biens durables.  

3. Le canal des prix d’actifs (asset-prices channel). Parce qu’une hausse des taux d’intérêt rend plus attractifs les dépôts bancaires, elle incite les agents à placer davantage d’épargne sur leurs comptes bancaires et à moins la placer sous d’autres formes, si bien qu'ils achètent moins d’actions, réalisent moins d’investissements immobiliers, etc. (un mécanisme que l’on qualifie de canal du rééquilibrage de portefeuille). Comme la demande pour certains actifs diminue, le prix de ces actifs (par exemple, les cours boursiers ou les prix de l’immobilier) diminue.

La baisse des prix d’actifs est alors susceptible d’affecter l’activité économique de plusieurs façons. Selon la théorie du ratio q de Tobin (1969), les entreprises prennent leurs décisions d’investissement en comparant la valeur marchande des entreprises et le coût du capital. Un resserrement de la politique monétaire poussant les cours boursiers à la baisse, il devient relativement moins coûteux d’acquérir d’autres entreprises plutôt qu’investir, si bien que les firmes vont avoir davantage tendance à se racheter qu’à investir. En outre, la baisse des prix d’actifs est susceptible de provoquer un effet de richesse [Ando et Modigliani, 1963]. En l’occurrence, si le resserrement monétaire provoque une baisse des prix d’actifs, par exemple des cours boursiers ou des prix de l’immobilier, alors les ménages qui détiennent ces actifs se sentiront moins riches, ce qui les incite à moins consommer.

4. Le canal du taux de change (exchange-rate channel) est un canal des prix d’actifs particulier. Une hausse des taux d’intérêt rend les actifs libellés en monnaie domestique plus attractifs en tant que placements relativement aux actifs libellés en devises étrangères. Les résidents et les étrangers ont alors tendance à se détourner des seconds et à davantage acheter les premiers, ce qui entraîne une vague de conversion de devises : la demande de monnaie domestique augmente et l’offre de monnaie domestique diminue, poussant le taux de change à la hausse. D’un côté, cette appréciation du taux de change rend les produits domestiques relativement moins compétitifs sur les marchés internationaux, ce qui déprime les exportations. D’un autre côté, elle réduit le prix des produits importés (et donc freine par ce biais l’inflation importée), ce qui augmente les importations. Plus largement, l’appréciation devrait réorienter la demande globale au profit des produits étrangers, ce qui déprime la production nationale.

5. Le canal du bilan (balance-sheet channel), dont l’existence tient notamment à la présence d’asymétrie d’information sur le marché du crédit. En effet, notamment à cause de celle-ci, les banques commerciales peuvent exiger des emprunteurs qu’ils mettent en garantie des actifs (par exemple leurs logements) pour couvrir le risque qu’ils fassent défaut sur leur dette. Par conséquent, si le resserrement monétaire conduit à une baisse des prix d’actifs, alors les agents qui utilisent ces actifs comme collatéraux voient leur capacité d’emprunt diminuer. En outre, la hausse des taux d’intérêt augmente la charge d’intérêts que doivent verser les emprunteurs, ce qui réduit leurs flux de trésorerie nets et détériore leur situation financière. De plus, comme les contrats de dette sont libellés en termes nominaux, le resserrement monétaire augmente le fardeau réel de la dette en réduisant l’inflation, en particulier si cette désinflation n’était pas anticipée.

Dans tous les cas, le resserrement monétaire détériore le bilan des ménages et des entreprises et réduit leur capacité d’emprunt. La contraction subséquence du crédit va peser sur l’activité économique et pousser les prix d’actifs à la baisse, ce qui conduit à une nouvelle détérioration des bilans des ménages et des entreprises, les poussant notamment à revendre leurs actifs. Un véritable cercle vicieux est susceptible de se mettre en place : c’est l’effet d’« accélérateur financier » [Bernanke et Gertler, 1989, 1995 ; Bernanke et alii, 1996 ; 1999 ; Kiyotaki et Moore, 1997].

6. Le canal du signal (ou canal des anticipations). La communication et les décisions de la banque centrale affectent les anticipations des agents quant aux perspectives économiques futures, si bien que la politique monétaire peut affecter le comportement des agents avant même que la banque centrale ait effectivement modifié ses taux. Il est probable que ce canal opère avant via ses effets sur les institutions financières et les marchés financiers.

Il est aussi bien susceptible de renforcer que de contrecarrer l’action des précédents canaux. En effet, d’un côté, les agents peuvent s’attendre à ce qu’un resserrement de la politique monétaire déprime à terme l’activité économique. Par conséquent, anticipant une baisse des profits, les entreprises sont moins incitées à investir et à embaucher ; anticipant une baisse des revenus, les ménages sont moins incités à consommer ; avec l'anticipation d'une chute des profits et donc des dividendes, les cours boursiers peuvent chuter ; anticipant une hausse des défauts de paiement et un durcissement des conditions générales de financement, les institutions financières se montrent moins enclines à prêter et tendent à durcir leurs propres conditions d’octroi des prêts ; sur le marché des changes, la monnaie peut immédiatement s’apprécier, etc. Les effets récessifs du resserrement monétaire s’en trouvent alors renforcés.

Mais, d’un autre côté, une hausse des taux directeurs peut aussi être perçue comme signalant que la banque centrale prévoit désormais une inflation plus forte et/ou une activité économique plus robuste qu’elle ne s’y attendait jusqu’à présent. Les autres agents peuvent alors interpréter le resserrement monétaire comme signalant ou confirmant que l’économie est en surchauffe, donc finalement conforter leur optimisme et les amener à réviser à la hausse leurs anticipations de demande, de profits, de dividendes, etc. Par exemple, le resserrement monétaire pourrait ainsi conduire paradoxalement, non pas à une baisse, mais à une hausse des cours boursiers.

Le resserrement monétaire peut aussi signaler que l'action de la banque centrale n'a pas été appropriée jusqu'alors pour assurer la stabilité des prix, ce qui peut nuire à sa crédibilité, non seulement concernant sa lutte contre l'inflation, mais aussi pour ses autres mandats, notamment plus ou moins implicites, comme celui de la stabilité financière. Ainsi, un resserrement monétaire peut entraîner aussi bien une révision des anticipations d'inflation à la hausse qu'une crise financière.

A l'exception du canal du signal (dont les effets sont plus ambigus), la théorie suggère qu’une hausse des taux directeurs tend à déprimer l’activité économique et l’inflation et qu’une baisse des taux directeurs tend au contraire à les stimuler. 

Plusieurs travaux empiriques ont cherché à déterminer via quels canaux les effets de la politique monétaire transitaient effectivement [Boivin et alii, 2010]. Certains d’entre eux ont cherché à le faire en observant dans quelle mesure les effets de la politique monétaire différaient selon les secteurs [Dedola et Lippi, 2005 ; Peersman et Smets, 2005]. C’est précisément ce que viennent de faire Sangyup Choi, Tim Willems et Seung Yong Yoo (2022) dans une nouvelle étude du FMI, mais en recourant à un échantillon plus large de pays que ne l'ont fait les précédents travaux. En l’occurrence, ils ont adopté une approche de différences de différences en utilisant les données relatives aux prix et à la production au niveau sectoriel et les taux directeurs pour un échantillon de 88 pays.

Choi et ses coauteurs ne trouvent guère d’éléments empiriques allant dans le sens du canal traditionnel du taux d’intérêt : les secteurs produisant des biens durables ou ceux présentant une plus forte intensité en investissement ne semblent pas connaître un plus fort déclin de leur production suite à un resserrement monétaire que les autres secteurs. Ce résultat fait écho aux conclusions de précédentes analyses, comme celle de John Campbell et Greg Mankiw (1989) ou celle de Matthew Canzoneri et alii (2007), qui n’avaient décelé qu’une faible réponse de la consommation aux variations des taux d’intérêt. Ces observations empiriques collent avec les prédictions de récents travaux théoriques prenant en compte l’hétérogénéité des agents, notamment le modèle de Greg Kaplan et alii (2018) : l’existence de ménages vivant au jour le jour (hand-to-mouth), qui risquent donc de n’être guère sensibles aux variations des taux d’intérêt, affaiblit l’effet de substitution intertemporel. En outre, si une variation des taux d’intérêt peut exercer chez certains un effet du substitution, elle peut exercer sur d’autres un effet de revenu : les déposants peuvent réagir à une hausse des taux d’intérêt, non pas en épargnant davantage, mais en épargnant moins. 

Leurs résultats suggèrent également que les resserrements monétaires réduisent relativement plus la production dans les secteurs caractérisés par des actifs qui sont plus difficiles à utiliser comme collatéraux (ce qui est cohérent avec le canal du bilan) et dans les secteurs qui dépendent le plus du commerce extérieur (ce qui est cohérent avec le canal du taux de change). 

Choi et ses coauteurs ont également cherché à savoir si l’état de la conjoncture et l’orientation de la politique monétaire affectaient les effets de cette dernière. Ils constatent que le canal du bilan gagne en importance en période de mauvaise conjoncture et de crise financière, ce qui est cohérent avec le mécanisme de l’accélérateur financier. Ils observent aussi des effets plus puissants dans le cas d’un resserrement monétaire que dans celui d’un assouplissement monétaire. Choi et ses coauteurs n’explorent pas les raisons de cette asymétrie. Elle pourrait notamment s’expliquer par le fait que les banques commerciales sont plus promptes à durcir les conditions d’octroi de crédit lorsque la banque centrale relève son taux directeur qu’à les desserrer lorsque la banque centrale baisse son taux.

Enfin, Choi et ses coauteurs notent que leurs résultats ne dépendent pas du niveau de développement des pays, ni de leur niveau de développement financier. Cela suggère que les mécanismes de transmission de la politique monétaire sont relativement similaires d’un pays à l’autre, indépendamment de leur niveau de développement ou de leur niveau de développement financier. 

 

(1) Le canal (traditionnel) du taux d’intérêt est souvent qualifié de keynésien. Or, Keynes jugeait la politique budgétaire plus sûre et efficace que la politique monétaire : non seulement les banques centrales peuvent difficilement baisser leurs taux en-deçà de zéro, mais en outre les banques peuvent ne pas répercuter sur leurs propres taux d’intérêt les variations des taux directeurs. 

 

Références

ANDO, A., & Franco MODIGLIANI (1963), « The 'life-cycle' hypothesis of saving: aggregate implications and tests », in American Economic Review, vol. 53, n° 1.

BERNANKE, Ben S., & Mark GERTLER (1989), « Agency costs, net worth, and business fluctuations », in American Economic Review, vol. 79, n° 1.

BERNANKE, Ben S., & Mark GERTLER (1995), « Inside the black box: The credit channel of monetary policy transmission », in Journal of Economic Perspectives, vol. 9, n° 4.

BERNANKE, Ben S., Mark GERTLER & Simon GILCHRIST (1996), « The financial accelerator and the flight to quality », in Review of Economics and Statistics, vol. 78, n° 1.

BERNANKE, Ben S., Mark GERTLER & Simon GILCHRIST (1999), « The financial accelerator in a quantitative business cycle framework », in Handbook of Macroeconomics, vol. 1.

BOIVIN, Jean, Michael T. KILEY, & Frederic S. MISHKIN (2010), « How has the monetary transmission mechanism evolved over time? », in Handbook of Monetary Economics, vol. 3, Elsevier.

BUDIANTO, Flora, Giovanni LOMBARDO, Benoit MOJON & Daniel REES (2021), « Global reflation? », BRI, BIS Bulletin, n° 43.

CAMPBELL, John Y., & N. Gregory MANKIW (1989), « Consumption, income, and interest rates: Reinterpreting the time series evidence », NBER Macroeconomics Annual, vol. 4.

CANZONERI, Matthew B., Robert E. CUMBY & Behzad T. DIBA (2007), « Euler equations and money market interest rates: A challenge for monetary policy models », in Journal of Monetary Economics, vol. 54, n° 7.

CHOI, Sangyup, Tim WILLEMS & Seung Yong YOO (2022), « Revisiting the monetary transmission mechanism through an industry-level differential approach », FMI, working paper, n° 22/17.

KAPLAN, Greg, Benjamin MOLL, & Giovanni L. VIOLANTE (2018), « Monetary policy according to HANK », in American Economic Review, vol. 108, n° 3.

KIYOTAKI, Nobuhiro, & John MOORE (1997), « Credit cycles », in Journal of Political Economy, vol. 105, n° 2.

MISHKIN, Frederic S. (1995), « Symposium on the monetary transmission mechanism », in Journal of Economic Perspectives, vol. 9, n° 4.

MISHKIN, Frederic S. (1996), « Les canaux de transmission monétaire : leçons pour la politique monétaire », in Bulletin de la banque de France, n° 27.

REES, Daniel, & Phurichai RUNGCHAROENKITKUL (2021), « Bottlenecks: Causes and macroeconomic implications », BRI, BIS Bulletin, n° 48.

TOBIN, James (1969), « A general equilibrium approach to monetary theory », in Journal of Money Credit and Banking, vol. 1, n° 1.

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