Nul autre champ de la science économique ne semble susciter autant de controverses, notamment de la part de ses propres praticiens, que la macroéconomie [Coyle et Haldane, 2014 ; Korinek, 2015 ; Romer, 2016 ; Stiglitz, 2018]. Les critiques se sont notamment cristallisées sur l’essor des modèles DSGE, accusés d’avoir contribué à entraîner une complexification mathématique abusive des travaux, une focalisation excessive sur la cohérence interne des modèles au détriment de leur cohérence externe, l’adoption d’hypothèses irréalistes, une négligence de la sphère financière, etc., des dérives qui ont peut-être rendu la profession bien peu présentable lorsque la crise financière mondiale éclata en 2008 [Hoover, 2021].
Dans un exercice qu’ils veulent avant tout descriptif, Philip Glandon, Kenneth Kuttner, Sandeep Mazumder et Caleb Stroup (2022) ont précisément cherché à retracer l'évolution de la recherche macroéconomique, du moins celle publiée par les revues les plus prestigieuses de la discipline. Ils ont étudié 1.894 articles parus depuis 1980 dans cinq revues spécialisées (le Journal of Monetary Economics, le Journal of Economic Dynamics and Control, le Journal of Money, Credit and Banking, l'American Economic Journal: Macroeconomics et la Review of Economic Dynamics) et cinq revues généralistes (l’American Economic Review, Econometrica, le Journal of Political Economy, le Quarterly Journal of Economics et la Review of Economic Studies). Pour chaque article, ils ont collecté des données relatives à plusieurs de ses caractéristiques, notamment les objectifs de recherche qu’il poursuit et la méthodologie à laquelle il a recours.
Au terme de leur analyse, Glandon et ses coauteurs se disent aller dans le sens de Ricardo Reis (2018), pour lequel la macroéconomie constitue un champ « varié » et « vibrant », ne se résumant pas à une « modélisation DSGE sans âme ». Mais ils mettent toutefois bien en évidence un mouvement de convergence vers une approche commune pour la recherche appliquée.
Leur analyse confirme qu’au cours des quatre dernières décennies la recherche macroéconomique s’est de plus en plus focalisée sur la théorie (cf. graphique 1). En effet, la modélisation formelle, recourant désormais quasi systématiquement aux microfondations, tient une place centrale dans 70 % des articles publiés entre 2016 et 2018 ; les articles n’incorporant pas un passage substantiel de théorie formelle s’avèrent particulièrement rares.
GRAPHIQUE 1 Répartition des publications selon leur méthodologie (en %)
source : Glandon et alii (2022)
Ensuite, non seulement la théorie formelle a pris une place de plus en plus importante dans les publications, mais elle fait preuve en outre d’une complexité croissante, permise notamment par l’explosion de la puissance de calcul [Sergi, 2015]. La part des travaux recourant à des modèles d’équilibre général et, surtout, à des modèles d’équilibre partiel a diminué, les macroéconomistes s'appuyant de plus en plus fréquemment sur les modèles DSGE. Parmi eux, c’est le recours à des modèles à agent représentatif qui domine largement, mais les modèles à agent hétérogène sont de plus en plus répandus et ils représentent désormais un tiers d’entre eux. Glandon et ses coauteurs soulignent bien que, si la modélisation DSGE est devenue le cadre de modélisation privilégié, elle n’a pas pour autant fait disparaître les autres formes de modélisation : comme le concluait Olivier Blanchard (2009, 2017), ces dernières ont toujours leur place en macroéconomie.
GRAPHIQUE 2 Répartition des publications centrées sur la théorie selon la nature de l’équilibre (en %)
source : Glandon et alii (2022)
Ce recentrage de la recherche vers la théorie formelle s’est accompagné d’un moindre usage des méthodes économétriques en vue de tester les hypothèses : seulement 10 % des articles publiés entre 2016 et 2018 ont cherché soit à corroborer, soit à rejeter une théorie. Par contre, depuis 1990, les travaux ont de plus en plus cherché à estimer les variables de leur modèle à partir des données empiriques. En l’occurrence, leurs concepteurs cherchent à construire des modèles mimant certains aspects des données. En outre, beaucoup de publications utilisent de telles méthodes d’estimation pour juger des effets des politiques macroéconomiques à partir de leur modèle quantitatif.
Le fait que les macroéconomistes cherchent moins à tester les hypothèses économiques marque un profond changement par rapport à l’agenda même proposé par Robert Lucas et Thomas Sargent (1979) : ces derniers appelaient à une « théorie d’équilibre du cycle d’affaires » qui soit « économétriquement testable ». C’est l’essor des modèles DSGE dans les années 1990 et, avec elle, de la méthodologie d'Edward Prescott (1986), donnant la primauté à « la théorie sur la mesure », qui amène les macroéconomistes à moins chercher à tester leurs hypothèses. Mais pour Glandon et ses coauteurs, ce mouvement s’explique peut-être plus fondamentalement par les difficultés qu’il y a à tester empiriquement les hypothèses à partir de données macroéconomiques [Summers, 1991].
GRAPHIQUE 3 Proportion des publications incorporant des imperfections financières parmi celles centrées sur la théorie (en %)
source : Glandon et alii (2022)
En poursuivant leur analyse, ils notent ensuite que les publications ont fréquemment recours aux imperfections de marché ; les modèles sans friction, où les marchés sont parfaitement concurrentiels, sont devenus de plus en plus rares. En l’occurrence, Glandon et ses coauteurs rejettent l’idée selon laquelle les publications ignoraient les imperfections financières avant qu’éclate la crise financière mondiale en 2008 (cf. graphique 3). Cela dit, l’intérêt pour les imperfections sur les marchés financiers a toutefois eu tendance à s’émousser dans les années 1980 et il ne s'est vraiment ravivé qu'avec la crise financière mondiale : le nombre de publications intégrant des frictions financières a fortement augmenté au cours de la dernière décennie. Presque la moitié des articles publiés entre 2016 et 2018 prennent en compte le secteur financier dans leur modélisation et/ou incluent des frictions financières.
Glandon et ses coauteurs notent également que les méthodes sur séries temporelles, populaires dans les années 1980 et 1990, ont de moins en moins été utilisées. Parallèlement, les publications macroéconomiques ont eu tendance à délaisser les séries temporelles agrégées pour recourir aux données microéconomiques, à l’image de ce que font notamment Emi Nakamura, Jón Steinsson, Atif Mian et Amir Sufi. Pour Glandon et ses coauteurs, cette utilisation croissante des méthodes de microéconomie appliquée et de données microéconomiques semble s’inscrire dans la « révolution de la crédibilité » évoquée par Angrist et Pischke (2010). Là aussi, ce mouvement s’explique notamment par les difficultés à tester empiriquement les hypothèses à partir de données macroéconomiques, si bien que l'on peut y voir un progrès pour la discipline.
Références
BLANCHARD, Olivier (2009), « The state of macro », in Annual Review of Economics, vol. 1, n° 1.
ROMER, Paul (2016), « The trouble with macroeconomics ».
SERGI, Francesco (2015), « L’histoire (faussement) naïve des modèles DSGE ».