Lorsque John Maynard Keynes pose les jalons de la macroéconomie, il s’efforce de démontrer non seulement que la demande globale joue un rôle crucial dans le cycle d’affaires, mais aussi que le long terme ne constitue finalement qu’une succession de courtes périodes : l’évolution de l’économie à long terme dépendrait étroitement de la trajectoire qu’elle emprunte et en l’occurrence de l’évolution de la demande.
Pourtant, dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale, les macroéconomistes orthodoxes écartent très rapidement cette idée en considérant que la trajectoire à long terme de l’économie est déterminée du côté de l’offre et que la demande n’exerce une influence qu’à court terme. Pour reprendre la terminologie moderne, seuls les chocs d’offre sont supposés exercer un effet permanent sur l’activité, tandis que les chocs de demande sont supposés n’avoir qu’un effet transitoire. Ou, pour le dire encore autrement, les chocs de demande feraient varier la production autour de la production potentielle, mais n’affecteraient guère cette dernière. Cette hypothèse fonde notamment la version de base des modèles DSGE. Quant aux utilisateurs de modèles VAR, ils cherchent certes à partir un maximum des données empiriques en faisant un minimum d’hypothèses, mais, lorsqu’ils cherchent à identifier la nature des chocs touchant l’économie, ils reprennent souvent l’hypothèse d’Olivier Blanchard et Danny Quah (1989) selon laquelle les chocs aux effets permanents qui seraient observés seraient forcément des chocs d’offre.
L’idée keynésienne selon laquelle la demande globale est susceptible d’influencer la trajectoire de l’économie à long terme a surtout été développée dans les travaux hétérodoxes, en particulier post-keynésiens [Lavoie et alii, 2021]. Elle n’a toutefois pas été totalement absente de la macroéconomie orthodoxe. S’interrogeant sur l’apparente incapacité du chômage européen à refluer rapidement après chacune de ses hausses, Olivier Blanchard et Larry Summers (1986) ont emprunté la notion d’hystérèse (ou d’hystérésis) pour désigner la possibilité que le chômage conjoncturel devienne assez spontanément structurel. Depuis, beaucoup utilisent également cette notion pour évoquer l'éventualité que les chocs de demande négatifs dégradent de façon permanente la production potentielle.
La littérature a proposé plusieurs canaux via lesquels les effets d'hystérèse sont susceptibles de se manifester [Cerra et alii, 2020]. Par exemple, à mesure que les travailleurs restent au chômage, une partie de leurs compétences s’use ou devient obsolète, leur santé se dégrade, etc. Non seulement cette dépréciation du capital humain complique le retour des chômeurs à l’emploi, mais en outre elle se traduit par une perte de leur productivité une fois qu’ils reviennent à l’emploi. De plus, l’assurance-chômage et les minima sociaux pourraient réduire les incitations des chômeurs à rechercher activement un emploi. Ou encore, le manque de débouchés lors des récessions amène les firmes à réduire leurs investissements. Or, non seulement ce manque d’investissement limite la capacité des entreprises à accroître la production et à embaucher lorsque l’économie connaît la reprise, mais en outre il risque aussi de déprimer la productivité à plus long terme, en particulier dans le cas des dépenses de recherche-développement [Anzoategui et alii, 2019].
La théorie de l’hystérèse a reçu un nouvel écho dans le sillage de la Grande Récession de 2008. En effet, suite à celle-ci, la production dans la plupart des pays développés est restée inférieure à la trajectoire qu’elle avait tendance à suivre avant-crise. Plusieurs études empiriques ont depuis suggéré que des effets d’hystérèse ont été effectivement à l’œuvre, non seulement lors de la crise financière mondiale, mais également lors des précédentes récessions : suite à une récession, la production ne parvient pas à rejoindre la trajectoire qu’elle suivait tendanciellement avant la récession [Cerra et Saxena, 2008 ; Haltmaier, 2012 ; FMI, 2015 ; Martin et alii, 2015 ; Cerra et Saxena, 2017]. Par exemple, en examinant les récessions qui se sont produites au cours du dernier demi-siècle dans 23 pays, Olivier Blanchard, Eugenio Cerutti et Larry Summers (2015) notent que les deux tiers d’entre elles ont été suivies par une production tendanciellement plus faible. En outre, lors de la moitié de celles-ci, la récession a été également suivie par une croissance de la production tendanciellement plus faible : la production tendrait à s’éloigner toujours davantage de sa trajectoire tendancielle d’avant-crise, un phénomène que Laurence Ball (2014) a qualifié de « super-hystérèse ».
Dans la mesure où les politiques conjoncturelles affectent la demande globale et où cette dernière influence la production à long terme, alors il est également probable que les politiques conjoncturelles influencent la production à long terme. Antonio Fatás et Larry Summers (2018) décèlent empiriquement les effets permanents de la politique budgétaire, en l’occurrence l’effet nocif des plans d’austérité à long terme, tandis qu’Òscar Jordà, Sanjay Singh et Alan Taylor (2020) mettent à jour les effets persistants de la politique monétaire. Par conséquent, il apparaît justifié que les politiques conjoncturelles soient rapidement assouplies lors des récessions pour éviter que les effets d’hystérèse ne se manifestent et ne détériorent irrémédiablement la production potentielle. Les effets d'hystérèse plaident également pour le maintien de politiques accommodantes lorsque l’économie se rapproche de ce qui s'apparente être son plein-emploi : une surchauffe pourrait en effet stimuler la production potentielle et réduire le chômage structurel [Bluedorn et Leigh, 2019].
Francesco Furlanetto, Antoine Lepetit, Orjan Robstad, Juan Rubio-Ramírez et Pal Ulvedal (2021) ont cherché à quantifier l’importance des effets d’hystérèse dans le cas de l’économie américaine. Pour cela, ils se sont appuyés sur un modèle VAR structurel en utilisant les données américaines relatives à la production par tête, à l’inflation, au taux d’emploi et à l’investissement pour la période allant du premier trimestre 1983 au quatrième trimestre 2019. Pour différencier les chocs d’offre des chocs de demande, ils ont observé la covariation à court terme entre la croissance de la production et l’inflation, comme le conseillait notamment Larry Summers (2015) : les prix et la production sont supposés aller dans le même sens dans le sillage des chocs de demande, mais dans le sens contraire dans le sillage des chocs d’offre.
Furlanetto et alii concluent alors que les effets d’hystérèse jouent un rôle significatif dans les fluctuations de l’activité ; ils apparaissent plus clairement lorsque l’épisode de la Grande Récession est inclus dans l’échantillon. En effet, les chocs de demande qu’ils identifient entraînent des baisses permanentes de la production ; quand c’est le cas, Furlanetto et ses coauteurs qualifient ces chocs de « chocs de demande permanents ». En l’occurrence, ces derniers expliqueraient plus de la moitié des fluctuations de la production à long terme aux Etats-Unis (cf. graphique). En outre, ces chocs exercent un effet négatif permanent sur les prix, l’emploi et l’investissement.
GRAPHIQUE Décomposition historique du taux de croissance du PIB par tête étasunien selon la nature du choc
source : Furlanetto et alii (2021)
Les effets d’hystérèse semblent transiter pour l’essentiel via l’emploi ; la productivité du travail n’apparaît guère affectée. En creusant davantage leur analyse, Furlanetto et ses coauteurs notent que la baisse de l’emploi observée lors des chocs de demande permanents s’accompagne d’une hausse du chômage de long terme, d’une baisse du taux d’activité et d’une hausse des demandes de pensions d’invalidité. Ces constats suggèrent que les effets d’hystérèse s’expliqueraient avant tout par la tendance des chômeurs à perdre en employabilité, notamment avec la dépréciation du capital humain.
Quant à l’effet apparemment neutre des chocs de demande permanents sur la productivité du travail, Furlanetto et alii estiment qu’il résulte du jeu de deux forces contraires. D’un côté, la part des travailleurs dans les emplois aux tâches routinières, donc a priori relativement peu productives, diminue dans le sillage des chocs de demande permanents, ce qui pousse mécaniquement la productivité à la hausse. Mais, d’un autre côté, l’intensité capitalistique et la productivité globale des facteurs tendent à s’essouffler, certainement en raison de l’impact du choc de demande sur l’investissement, mais cet effet-là tend à déprimer la productivité, donc par là à compenser le premier effet. Furlanetto et ses coauteurs notent par contre que la productivité du travail réagit fortement à un choc d’offre permanent, ce qui est cohérent avec les théories faisant des chocs d’offre les principaux vecteurs de la croissance de la productivité du travail à long terme.
Références
LAVOIE, Marc, Virginie MONVOISIN & Jean-François PONSOT (2021), L’Economie post-keynésienne, éditions La Découverte.