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7 janvier 2014 2 07 /01 /janvier /2014 19:29

Lors de la Grande Récession, les pays avancés ont adopté des politiques de relance pour soutenir l’activité et contenir le chômage. Ces impulsions budgétaires et les effets propres à la récession ont conduit à un fort accroissement des niveaux de dette publique. Les inquiétudes quant à la soutenabilité des finances publiques et la hausse des primes de risque souverain dans plusieurs pays « périphériques » de la zone euro ont poussé, non seulement ces derniers, mais aussi les autres pays avancés à resserrer leur politique budgétaire pour réduire le fardeau de leur endettement et maintenir la confiance sur les marchés obligataires. Par exemple, selon les estimations de l’OCDE, les efforts de consolidation budgétaire menés dans les économies avancées ont représenté 1 % de leur PIB en 2013. Or, ces mesures d’austérité ont été précisément adoptées alors même que la reprise était à peine amorcée, c’est-à-dire à un moment où l’activité était particulièrement sensible aux évolutions de la politique budgétaire (le multiplicateur est plus élevé en bas qu’en haut du cycle économique). Ces mesures d’austérité ont fortement ralenti le rythme de reprise et plusieurs pays européens sont même replongés en récession. Elles ont aussi pu entraîner une nouvelle hausse du ratio dette publique sur PIB dans certains pays quand le PIB s’est contracté plus rapidement que le montant de la dette. Inversement, l’accélération de la croissance au sein de la zone euro en 2013 a pu s’expliquer, selon certains, par le ralentissement du rythme de la consolidation budgétaire. 

Si le commerce international joue un rôle majeur dans la transmission d'une crise économique d’un pays à l’autre, il rend également les économies sensibles aux politiques budgétaires adoptées par leurs partenaires commerciaux. En l'occurrence, la notion de contrainte extérieure est régulièrement avancée pour nuancer l'opportunité de mener un plan de relance de façon isolée : puisqu’une partie de la demande domestique s’adresse aux producteurs étrangers, une partie de la relance budgétaire profite donc à ces derniers et non aux entreprises domestiques. En revanche, les Etats-membres de la zone euro auraient tout intérêt à adopter collectivement des plans de relance pour sortir leur économie de la récession, car l’union monétaire constitue une économie relativement fermée. Les effets des plans de relance tendraient alors à se renforcer mutuellement. Pour autant, la contrainte extérieure incite chaque pays, non pas à relancer son économie, mais plutôt à se comporter en passager clandestin, c’est-à-dire à ne rien faire, si ce n’est espérer que ses partenaires commerciaux adoptent des plans de relance pour en profiter indirectement.

Les mêmes mécanismes sont à l’œuvre, mais cette fois-ci en sens inverse, lorsque les gouvernements adoptent collectivement des plans d’austérité. La consolidation budgétaire menée dans une économie donnée est susceptible de réduire la demande domestique pour les importations, auquel cas elle réduit la production des partenaires commerciaux. Comme le montre l’exemple de la zone euro, l’adoption collective de plans d’austérité se révèle particulièrement nocive à l’activité et tend à enfermer l’union monétaire dans la récession. D’une part, si plusieurs pays mènent des plans d’austérité au même instant, leurs effets négatifs sur la production se renforcent mutuellement. D’autre part, ces répercussions sont d’autant plus fortes que les échanges commerciaux entre les économies sont importants. Or, les gouvernements tendent à négliger les répercussions de leur politique budgétaire sur leurs partenaires commerciaux lorsqu’ils adoptent un plan d’austérité. 

Affinant les résultats obtenus par Alan Auerbach et Yuriy Gorodnichenko (2012) dans une précédente étude, Antoine Goujard (2013) a récemment observé comment les différents plans d’austérité qui ont été menés entre 1978 et 2009 se sont répercutés sur la production des pays de l’OCDE via les flux commerciaux. Il confirme que la croissance économique d’une économie donnée est pénalisée lorsque ses partenaires commerciaux consolident leurs finances publiques. Ces effets ne sont toutefois pas les mêmes en toute circonstance. Premièrement, une réduction du solde budgétaire équivalente à 1 % du PIB dans les principaux marchés à l’exportation est associée en moyenne à une contraction de la croissance du PIB domestique de 1,5 point de pourcentage. Deuxièmement, les consolidations basées sur les réductions des dépenses publiques tendent à avoir de plus fortes répercussions sur la production que celles reposant sur les hausses d’impôts. Troisièmement, les répercussions de l’austérité budgétaire diffèrent selon la nature des taux de change. En l’occurrence, elles sont plus fortes entre des pays qui disposent de taux de change fixes ou qui possèdent une devise commune qu’entre pays ayant des taux de change flexibles. D’après Goujard, cela reflète un degré élevé d’intégration commerciale d’une union monétaire, puisque les exportations bilatérales chutent plus rapidement au sein de celle-ci qu’entre pays ayant des taux de change flottants. Quatrièmement, les consolidations budgétaires menées dans des pays partenaires tendent à avoir des effets sur la croissance domestique via une réduction des exportations bilatérales et une hausse des importations bilatérales. Selon l’auteur, ce résultat suggère que les consolidations poussent la production à se réorienter vers la satisfaction de la demande étrangère. Dans un régime de taux de change flottants, le taux de change nominal réel tend à s’apprécier lorsqu’un pays partenaire consolide ses finances publiques ; par contre, dans une union monétaire, le taux de change réel s’ajuste à travers un processus de compression des prix et salaires. Cinquièmement, les politiques budgétaires des partenaires commerciaux ont de plus fortes répercussions sur la croissance domestique durant les récessions qu’en temps « normal ». Enfin, les pays tiers jouent également un rôle dans la transmission des chocs. En effet, lorsque les marchés d’exports d’un pays donné sont affectés par des plans d’austérités, ces derniers tendent également à affecter les pays fournisseurs. 


Références

AUERBACH, Alan, & Yuriy GORODNICHENKO (2012), « Output spillovers from fiscal policy », NBER working paper, n° 18578. Traduction partielle disponible ici.

GOUJARD, Antoine (2013), « Cross-country spillovers from fiscal consolidations », OECD Economics Department working papers, n° 1099, décembre.

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5 janvier 2014 7 05 /01 /janvier /2014 13:04

Avant la Grande Récession, l’économie mondiale se caractérisait par d’impressionnants déséquilibres des comptes courants (cf. graphique 1). En 2008, l’excédent courant de la Chine et le déficit courant des Etats-Unis représentaient respectivement 0,7 % et 1 % du PIB mondial (cf. graphique 2). La même année, l’ensemble des excédents des pays excédentaires (notamment la Chine, l’Allemagne, le Japon et les pays exportateurs de pétrole) représentait plus de 2,5 % du PIB mondial et l’ensemble des déficits des pays déficitaires (notamment les Etats-Unis, la zone euro à l’exception de l’Allemagne et les pays émergents non asiatiques) représentait aussi environ 2,5 % du PIB mondial. 

GRAPHIQUE 1  Déséquilibres mondiaux de compte courant (en % du PIB mondial)

Desequilibres-globaux--global-imbalances--The-Ec-copie-1.png

source : The Economist (2013)

Avant qu’éclate la crise financière, plusieurs auteurs avaient suggéré que ces amples déséquilibres pouvaient être soutenables à long terme. Michael P. Dooley, David Folkerts-Landau et Peter Garber (2003) considèrent par exemple que le fonctionnement normal du système monétaire international implique un centre déficitaire et une périphérie excédentaire. Selon eux, les pays émergents d’Asie (en particulier la Chine) joueraient précisément le rôle de périphérie aujourd’hui. Ils peuvent durablement poursuivre une stratégie de croissance fondée sur les exportations en sous-évaluant leurs taux de change et en maintenant des contrôles de capitaux. L’accumulation des réserves de devise leur permet alors de contenir l’appréciation de leur taux de change. De plus, en accumulant des créances sur les Etats-Unis, la Chine ne voit pas son développement être contraint par l’inefficacité de ses institutions financières domestiques. Les économies du centre, en particulier les Etats-Unis, doivent par contre opter pour la libéralisation financière et laisser leur taux de change flotter. La stratégie des pays périphériques leur profite également, car la demande virtuellement illimitée pour leurs actifs financiers leur permet de vivre au-dessus de leurs moyens en maintenant durablement de larges déficits courants. Certes, à un certain moment, les pays émergents d’Asie se seront suffisamment développés pour accéder au club des pays avancés. Ils procéderont alors eux-mêmes à une libéralisation financière et laisseront flotter leurs taux de change plus librement. Mais à cet instant-ci, ce sera au tour d’un autre ensemble de pays en développement d’adopter la même stratégie de croissance fondée sur les exportations et de devenir la nouvelle périphérie dans le système monétaire international. 

GRAPHIQUE 2  Comptes courants de la Chine et des Etats-Unis

Aizenman-Chine-Etats-Unis-comptes-courants.png

source : Aizenman et alii (2013)

Les tenants du mercantilisme moderne ont une vision plus nuancée pour expliquer la persistance des déséquilibres globaux dans les années deux mille. Joshua Aizenman et Jaewoo Lee (2005, 2006) ont confirmé que l’accumulation de réserves de change qui accompagne les excédents de compte courant était dominée par un motif de précaution avant les années deux mille : en l’occurrence, la crise asiatique de 1997 a conduit les pays émergents d’Asie à adopter un comportement plus prudent et à accumuler suffisamment de réserves de devises pour s’assurer contre la volatilité des flux de capitaux. Mais les deux auteurs notent par la suite un changement de régime. Par exemple, les réserves de change de la Chine, qui oscillaient sans réelle tendance autour de 15 % du PIB durant la seconde moitié des années quatre-vingt-dix, ont connu une croissance annuelle de 4 % après 2000, pour finalement représenter près de 45 % du PIB en 2007 (cf. graphique 3). Pour Aizenman et Lee, le mercantilisme monétaire explique précisément ce changement de régime : la Chine a commencé à accumuler des excédents de compte courant et à accroître son stock de réserves de change pour stimuler ses exportations et ainsi sa croissance économique. 

GRAPHIQUE 3  Réserves de change de la Chine (en % du PIB)

Aizenman--Chine--reserves-de-change.png

source : Aizenman et alii (2013)

Tous les auteurs n’ont toutefois pas perçu les déséquilibres globaux comme soutenables. Maurice Obstfeld et Kenneth Rogoff (2005) craignaient notamment de voir les déséquilibres se dénouer violemment. C’est finalement la crise mondiale qui remit en cause les déséquilibres de compte courant. Suite à l’éclatement de la bulle immobilière, les agents privés aux Etats-Unis et dans les autres pays avancés ont cherché à se désendetter, si bien qu’ils ont réduit leurs dépenses et notamment leur demande d’importations. Les déficits des économies avancées ont donc été poussés à la baisse. Le reflux des flux financiers internationaux au cours d'une crise financière a pu également déprécier leurs taux de change réels, ce qui contribua également à réduire les déficits courants. Avec le déclin de la demande extérieure, la Chine a pris conscience de l’extrême dépendance de sa croissance aux exportations et a commencé à promouvoir sa demande domestique, en adoptant une relance budgétaire et en alimentant un boom du crédit. Elle a également laissé son taux de change s’apprécier et commencé à diversifier ses réserves de change. 

Par conséquent, la crise mondiale a conduit à une forte réduction des déséquilibres globaux. Depuis 2009, l’ensemble des excédents des grands pays excédentaires a représenté moins de 2 % du PIB mondial (cf. graphique 1). L’ensemble des déficits des grands pays déficitaires a également été inférieure à 2 % du PIB mondial. Entre 2007 et 2012, l’excédent courant de la Chine est passé de 10,1 % à 2,3 % du PIB (cf. graphique 2). Sur la même période, le déficit courant des Etats-Unis est passé de 5 % à 2,8 % du PIB., l’excédent chinois et le déficit américain devraient représenter respectivement 0,32 % et 0,64 % du PIB mondial à la fin de l’année 2013. 

Si plusieurs études ont cherché à préciser le lien entre les déséquilibres globaux et la récente crise mondiale, peu d'analyses ont observé l'évolution des premiers depuis que celle-ci a éclaté. Joshua Aizenman, Yothin Jinjarak et Nancy Marion (2013, 2014) ont observé un échantillon de 95 pays, dont 30 pays-membres de l’OCDE. Ils constatent que la crise financière a entraîné un changement structurel dans la relation entre les comptes courants et les facteurs économiques : avant la crise financière, les excédents courants étaient positivement corrélés avec les réserves de change, avec les échanges extérieurs et avec le déficit courant des Etats-Unis ; après la crise financière, les deux premières corrélations disparaissent et la corrélation avec la demande américaine devient négative. Les Etats-Unis ne semblent ainsi plus jouer un rôle important comme demandeur en dernier ressort depuis 2006. Le rééquilibrage des comptes courants s’est également accompagné de profonds changements dans l’accumulation des réserves de change. L’inévitable appréciation du renminbi va déprimer davantage le rendement des actifs libellés en dollars. Le déclin dans le stock de devises détenu par la Chine que l’on a pu observer suite à la crise est essentiellement impulsé par une nouvelle vague d’IDE à destination des pays en développement. Il s’explique précisément par une volonté de détenir des actifs étrangers à plus hauts rendements. Puisque, d’une part, la Chine est incitée à ne plus fonder sa croissance économique sur la demande extérieure et, d’autre part, la détention de réserves de change se révèle coûteuse, Joshua Aizenman et ses coauteurs en concluent que la persistance d’excédents modérés et le faible rythme d’accumulation de change pourraient désormais constituer des caractéristiques durables de l’économie chinoise. 

 

Références

AIZENMAN, Joshua, Yothin JINJARAK & Nancy P. MARION (2013), « China's growth, stability, and use of international reserves », NBER Working paper, n° 19739.

AIZENMAN, Joshua, Yothin JINJARAK & Nancy P. MARION (2014), « Why current accounts fell post-crisis? China's growth, stability, and use of international reserves », in vox, 5 janvier. 

AIZENMAN, Joshua, & Jaewoo LEE (2005), « International reserves: Precautionary vs. mercantilist views, theory and evidence », IMF working paper, n° 05/198, octobre.

AIZENMAN, Joshua, & Jaewoo LEE (2006), « Financial versus monetary mercantilism: Long-run view of large international reserves hoarding », IMF working paper, n° 06/280, décembre.

BRENDER, Anton & Florence PISANI (2007), Les Déséquilibres financiers internationaux, La Découverte.

DOOLEY, Michael P., David FOLKERTS-LANDAU & Peter GARBER (2003), « An essay on the revived Bretton Woods system », NBER working paper, n° 9971, septembre.

OBSTFELD, Maurice, & Kenneth ROGOFF (2005), « Global current account imbalances and exchange rate adjustments », Brookings Papers on Economics Activity, n° 2005/1.

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2 janvier 2014 4 02 /01 /janvier /2014 19:24

A l’occasion du centième anniversaire de la Réserve fédérale, Ben Bernanke (2013) est revenu sur cinq grands épisodes historiques pour montrer les diverses évolutions qui ont bouleversé l’institution et sa conduite de la politique monétaire. Il se penche en l’occurrence sur la Grande Expérimentation qu’a constitué la création de la Fed, la Grande Dépression des années trente, la Grande Inflation des années soixante-dix, la Grande Modération et enfin la récente Grande Récession. Il renouvelle un exercice réalisé il y a peu par Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff (2013), mais son article a la particularité de constituer le point de vue d’un insider

La banque centrale américaine a été créée en 1913 pour préserver la stabilité financière. Jusqu’alors, l’histoire américaine connaissait régulièrement des épisodes d’instabilité financière. L’épisode le plus récent avait été la panique de 1907. La Fed a reçu alors pour mission de fournir suffisamment de liquidité aux banques à travers la fenêtre d’escompte, ce qui doit en principe inciter les banques commerciales à assouplir les conditions de financement qu’elles imposent à leurs propres clients. Les législateurs n’ont toutefois pas permis à la Fed de jouer pleinement son rôle de prêteur en dernier ressort, notamment en restreignant la liste de collatéraux que la banque centrale pouvait accepter. La Première Guerre mondiale éclate quelques mois après la création de la Fed. Son mandat est modifié pour qu’elle puisse participer à l’effort de guerre. Ce n’est qu’à partir de 1923 qu’elle retourne à sa mission originelle. 

La politique monétaire que suit la Fed lors de ses premières années fut marquée par le régime de l’étalon-or et l’influence de la doctrine des effets réels (real bills). Par exemple, selon celle-ci, la banque centrale doit assurer sa fonction en répondant aux besoins en liquidité des entreprises. La Fed a par conséquent eu tendance à accroître la base monétaire aux moments mêmes où l’économie faisait face à une surchauffe. Elle a donc eu tendance à accroître, plutôt qu’à réduire, la volatilité de l’activité et des prix. 

La Grande Dépression marque l’échec de la Fed à maintenir la stabilité financière. La Réserve fédérale a certes fourni de larges volumes de liquidité au système financier après le krach boursier de 1929, mais elle ne sut pas répondre aux paniques bancaires des années trente. A de nombreuses reprises à la fin des années vingt ou au cours des années trente, la Fed a opté soit pour l’inaction, soit pour un resserrement monétaire face à la contraction de l’activité et aux turbulences financières. Or, la multiplication des faillites bancaires et l’effondrement du crédit qui en résultèrent contribuèrent à aggraver et prolonger la contraction de l’activité. Selon Bernanke, les banquiers centraux ne disposaient pas du cadre intellectuel nécessaire pour comprendre ce qui se passait et ce qui devait être fait. A cette époque prévalaient encore la doctrine des effets réels, mais aussi la doctrine liquidationniste. Selon cette dernière, les dépressions assainissent l’économie ; il faudrait par conséquent les laisser arriver à leur terme pour renouer avec une croissance durable. 

Suite à l’expérience de la Grande Dépression, les objectifs de la Fed ont été révisés : le plein emploi est devenu un objectif primordial de la politique économique. Malgré de nombreuses réformes pour améliorer la gouvernance et l’indépendance de la Fed, le Trésor continua d’avoir une très forte influence sur les décisions de la banque centrale, notamment en l’incitant à garder les taux directeurs à un faible niveau durant la Seconde Guerre mondiale et dans l’immédiat après-guerre pour réduire les coûts d’emprunt du gouvernement. Une fois son indépendance retrouvée, la Fed se concentra sur ses objectifs de stabilité des prix et de plein emploi. Le taux d’intérêt sur les fonds fédéraux devint un outil privilégié dans la mise en œuvre de sa politique monétaire. L’inflation resta globalement faible et stable durant les années cinquante.

A partir du début des années soixante toutefois, l’inflation accélère fortement. Pour Bernanke, les autorités monétaires faisaient alors preuve d’un trop grand optimisme quant à la capacité de l’économie américaine à assurer une croissance rapide sans inflation. Et malgré l’évidente accélération de l’inflation, la Fed n’a pas véritablement cherché à la contrôler. Ses responsables estimaient que l’inflation s’expliquait alors par des facteurs structurels et ils pensaient que les gains associés à une faible inflation ne justifiaient pas les coûts pour l’obtenir. Toujours selon Bernanke, le manque d’engagement des banquiers centraux à combattre l’inflation a contribué à déstabiliser les anticipations d’inflation, si bien que l’inflation a pu atteindre deux chiffres lors des années soixante-dix. La nomination de Paul Volcker à la présidence de la Fed en 1979 marque alors un profond tournant. Les banquiers centraux considèrent désormais l’inflation comme un phénomène monétaire. Il leur apparaît à présent essentiel d’ancrer les anticipations d’inflation pour assurer la stabilité des prix, notamment en rendant la banque centrale plus crédible. Pour enfin juguler l’inflation, Volcker accroît fortement le taux directeur, ce qui fait basculer un temps les Etats-Unis dans la récession, mais permet de stabiliser efficacement les prix.

Suite à la désinflation résussie de Volcker, les Etats-Unis ont connu une période de « Grande Modération » (Great Moderation) : entre 1984 et 2007, la volatilité de la croissance économique s’est fortement réduite et l’économie américaine est restée au plus proche du plein emploi ; parallèlement, le taux d’inflation et sa volatilité sont restés également faibles. Bref, la Fed a su respecter son double mandat pendant plus de deux décennies. Même si elle est intervenue à plusieurs reprises pour maintenir la stabilité financière, notamment durant le krach boursier de 1987 ou lorsque la bulle internet a éclaté en 2000, la Fed a eu tendance à délaisser la question de la stabilité financière, considérant que la stabilité des prix suffisait à assurer la stabilité macroéconomique. A l’époque, les macroéconomistes restaient très influencés par le théorème de Modigliani-Miller, duquel ils conclurent qu’il n’était pas nécessaire de prendre en compte les détails de la structure du système financier pour analyser le comportement de l’économie dans son ensemble.

Au cours de la Grande Modération, la Fed a gagné en transparence et amélioré sa communication pour être plus crédible. Durant les années quatre-vingt, les responsables de la Fed devinrent plus explicites quant aux objectifs et stratégies suivis par la banque centrale. Depuis 1994, la Fed publie une déclaration après chaque réunion du comité de politique monétaire. Dans les années qui suivirent, ces déclarations sont devenues plus détaillées. Pour Bernanke, ces évolutions ont contribué à mieux ancrer les anticipations et ainsi permis de gérer plus efficacement l’inflation. La plus grande stabilité des prix qui en a résulté s’est en retour traduite par une plus grande stabilité macroéconomique. Bernanke considère ainsi que la politique monétaire a joué un rôle fondamental dans la Grande Modération (1).

La crise du crédit subprime démontre toutefois que la stabilité des prix ne suffit pas pour maintenir la stabilité macroéconomique. La stabilité économique observée lors de la Grande Modération a peut-être stimulé des prises de risque excessives. Une longue période de prospérité amène les participants au marché et les régulateurs financiers à prêter de moins en moins attention aux risques associés à l’endettement. Ainsi, non seulement la stabilité financière est une condition nécessaire à la stabilité macroéconomique, mais cette dernière peut paradoxalement remettre en cause la première. Bernanke en conclut que même en période de prospérité, les autorités monétaires doivent considérer le maintien de la stabilité financière comme aussi importante que le maintien de la stabilité macroéconomique. 

Bernanke note que la Fed semble être quelque peu revenue ces dernières années à son mandat originel, celui consistant à prévenir les paniques financières. La récente crise financière et la Grande Récession qui l’a suivie ont rappelé aux banquiers centraux que les pays avancés restent exposés à l’instabilité financière et que celle-ci peut se révéler particulièrement dommageable à l’activité. Une banque centrale peut contribuer à la stabilité financière en jouant pleinement son rôle de prêteur en dernier ressort ; la Fed a ainsi mis en place de nombreux programmes de fourniture de liquidité pour contenir la récente crise mondiale. Toutefois, elle ne doit pas se contenter de réagir aux crises financières, mais chercher également à les prévenir. La Fed et les autres régulateurs financiers ont ainsi renforcé la résilience des institutions et marchés financiers, notamment à travers la régulation macroprudentielle.

Ces dernières années, la Fed a continué à gagner en transparence. Non seulement elle détaille ses prévisions quant à l’évolution future de l’économie, mais elle précise aussi l’évolution probable de sa politique monétaire, en particulier la trajectoire de son taux directeur. Il s’agit de renforcer l’efficacité de la politique monétaire, notamment lors des récessions. En effet, lorsque l’économie se situe dans une trappe à liquidité, la banque centrale a beau fixer son taux directeur au plus proche de zéro, sa politique monétaire reste excessivement restrictive pour ramener l’économie au plein emploi. Elle doit alors utiliser des mesures « non conventionnelles » pour approfondir l’assouplissement monétaire. D’une part, la Réserve fédérale a cherch à influencer les anticipations à travers la pratique du forward guidance : si les agents privés anticipent une poursuite des politiques accommodantes une fois que l’économie est sortie de la trappe à liquidité, ils sont incités à accroître dès à présent leurs dépenses, ce qui stimule l’activité. D’autre part, la Fed a cherché à diminuer les taux de long terme à travers ses achats d’actifs à grande échelle, une nouvelle fois de manière à stimuler l’investissement, donc l’activité.

 

(1) Ce point de vue n’est pas partagé par tous. Pour certains, la plus grande stabilité des prix ces dernières décennies s’explique avant tout par l’intégration des pays émergents d’Asie (en particulier de la Chine) au commerce international : leur offre de produits bon marché et la plus forte concurrence par laquelle leur émergence s’est traduite sur les marchés internationaux ont exercé une pression à la baisse sur les prix. Quant à la moindre volatilité de la croissance économique, elle s’expliquerait tout simplement selon certains… par la chance (good luck).

 

Références

BERNANKE, Ben S. (2013), « A century of US central banking: Goals, frameworks, accountability », in Journal of Economic Perspectives, vol. 27, n° 4.

REINHART, Carmen M., & Kenneth S. ROGOFF (2013), « Shifting mandates: The Federal Reserve’s first centennial », NBER working paper, n° 18888, mars 2013.

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