Ces dernières décennies, la relation (négative) entre l’inflation des prix et le chômage a eu tendance à s’affaiblir : on évoque un aplatissement de la courbe de Phillips [FMI, 2013]. Dans le cas des pays européens, des analyses comme celles de Clémence Berson et alii (2018), de Laura Moretti et alii (2019) ou encore de Laurence Ball et Sandeep Mazumder (2020) suggèrent que la courbe de Phillips s’est aplatie à partir de la crise financière mondiale, mais que la relation structurelle entre les prix et le chômage demeure. Toutes les études portant sur le cas européen ne vont pas dans ce sens. Par exemple, Matteo Ciccarelli et Chiara Osbat (2017) estiment que la déconnexion entre prix et chômage a débuté après 2012. De leur côté, Domenico Giannone et alii (2014) estiment que la courbe de Phillips est en fait devenue plus pentue au cours de la Grande Récession.
Pour expliquer l’aplatissement de la courbe de Phillips, certains, comme Olivier Blanchard (2016) mettent particulièrement l’accent sur les anticipations d’inflation. En l’occurrence, celles-ci se seraient stabilisées à un faible niveau, non seulement en raison de la plus grande crédibilité acquise par les banques centrales, mais aussi parce que la faiblesse de l’inflation a un aspect auto-réalisateur : lorsque les prix apparaissent stables, les entreprises et les ménages portent moins attention à l’inflation et tendent moins à réviser leurs anticipations d’inflation lorsque l’inflation varie. D’autres mettent davantage en avant des phénomènes structurels comme la mondialisation, le vieillissement démographique, le progrès technique et les transformations du marché du travail.
L’un des bouleversements qui ont marqué les pays développés ces dernières décennies est celui de la polarisation de l’emploi : la part des emplois associés à des tâches routinières a eu tendance à diminuer [Autor et alii, 2006 ; Goos et alii, 2009]. Ces emplois se situant essentiellement au milieu de la distribution des salaires et des qualifications, la part des emplois moyennement qualifiés a eu tendance à diminuer, tandis que les parts respectives des emplois peu qualifiés et des emplois très qualifiés ont eu tendance à augmenter. La littérature relie avant tout ce phénomène au progrès technique : les avancées technologiques, en l’occurrence celles en matière de technologies d’automatisation, permettent au capital de réaliser efficacement un éventail toujours plus large de tâches pour lesquelles les travailleurs disposaient jusqu’alors d'un avantage comparatif [Acemoglu et Restrepo, 2018a ; Acemoglu et Restrepo, 2018b ; Acemoglu et alii, 2020]. Le commerce international a pu également contribuer, dans une moindre mesure, à la polarisation de l’emploi : ce sont les tâches les plus routinières que les entreprises ont été les plus enclines à sous-traiter ou délocaliser [Autor et alii, 2015].
Pour Daniele Siena et Riccardo Zago (2021), ces deux phénomènes, l’aplatissement de la courbe de Phillips et la polarisation de l’emploi, sont liés. En effet, ils notent que, dans le cas de la zone euro, les pays abondants en emplois associés aux tâches routinières présentent une courbe de Phillips plus pentue ; réciproquement, les pays abondants aux emplois associés aux tâches non routinières présentent une courbe de Phillips aplatie. Ensuite, ils observent qu’à chaque fois que la composition de l’emploi se modifie au détriment des emplois associés à aux tâches routinières la courbe de Phillips tend à s’aplatir. C’est notamment le cas lors des récessions, des événements au cours desquels la polarisation s’accélère temporairement comme le notaient Paul Gaggl et Sylvia Kaufmann (2019) et Nir Jaimovich et Henry Siu (2020) dans le cas américain, les emplois associés aux tâches routinières ayant alors tendance à être définitivement détruits. En définitive, Siena et Zago estiment que les modifications de la structure professionnelle observées durant la Grande Récession, puis la crise de l'euro expliquent un quart de l'aplatissement de la courbe de Phillips dans la zone euro.
Les deux économistes se penchent ensuite sur les raisons pour lesquelles la polarisation de l’emploi est susceptible d’aplatir la courbe de Phillips. Ils partent de l’idée qu’un marché du travail est d’autant moins fluide, c’est-à-dire présente des taux d’embauches et de ruptures de contrat de travail d’autant plus faibles, qu’il présente une part importante d’emplois associés aux tâches routinières. A partir d’un modèle inspiré de celui d’Olivier Blanchard et Jordi Galí (2010), Siena et Zago suggèrent alors que c’est la plus grande fluidité du marché du travail impliquée par la réallocation de l’emploi qui tend à aplatir la courbe de Phillips.
Références
BLANCHARD, Olivier (2016), « The US Phillips curve: Back to the 60s? », PIIE, policy brief, n° 16-1.
FMI (2013), « The dog that didn’t bark: Has inflation been muzzled or was it just sleeping », World Economic Outlook, chapitre 3, avril. Traduction française, « Telle l’histoire du chien qui n’a pas aboyé : l’inflation a-t-elle été muselée, ou s’est-elle simplement assoupie? », Perspectives de l’économie mondiale, chapitre 3.
VERDUGO, Gregory (2017), Les Nouvelles Inégalités du travail, Presses de Sciences Po.