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20 juin 2021 7 20 /06 /juin /2021 11:07
Dans quelle mesure l’automatisation a-t-elle contribué à la hausse des inégalités salariales aux Etats-Unis ?

Les inégalités de salaires ont eu tendance à se creuser depuis le début des années quatre-vingt dans les pays développés. Aux Etats-Unis, les travailleurs diplômés du supérieur ont vu leur salaire réel augmenter au cours de ces quatre dernières décennies, tandis que ceux qui sont peu diplômés ont vu le leur baisser : les hommes qui ne sont pas diplômés du secondaire ont vu leur salaire réel chuter de 15 % depuis 1980. 

Pour expliquer ce creusement des inégalités salariales, toute une littérature a développé à partir des années quatre-vingt-dix l’idée d’un « progrès technique biaisé en faveur des qualifications » (skilled-biased technological change) : les nouvelles technologies supposées essentiellement substituables aux travailleurs non qualifiés et complémentaires avec les travailleurs qualifiés, leur diffusion aurait tendance à réduire la demande de travail non qualifié et à augmenter celle de travail qualifié [Bound et Johnson, 1992 ; Katz et Murphy, 1992].

Toutefois, les analyses empiriques ne parviennent pas à pleinement valider cette théorie. Cette dernière peine notamment à expliquer un phénomène qui a marqué les marchés du travail ces toutes dernières décennies, à savoir celui de la « polarisation de l’emploi » : aux Etats-Unis [Autor et alii, 2006], tout comme en Europe [Goos et alii, 2009], la part des emplois peu qualifiés a eu tendance, non pas à diminuer, mais à augmenter, tout comme celle des emplois très qualifiés, si bien que ce sont en fait les emplois moyennement qualifiés qui ont vu leur part dans l’emploi total diminuer.

Depuis les années deux mille, la focale s’est déplacée sur les tâches de production proprement dites. David Autor, Frank Levy et Richard Murnane (2003) ont souligné que ce sont les tâches essentiellement routinières qui sont les plus susceptibles d’être automatisées (ou délocalisées). Dans la mesure où ces tâches sont généralement réalisées par des travailleurs situés au milieu de la distribution des niveaux de qualifications et des salaires, l’automatisation semble contribuer à expliquer la polarisation de l’emploi.

Daron Acemoglu et Pascual Restrepo (2018) ont cherché à développer un cadre conceptuel pour étudier comment les avancées technologiques, notamment en matière de technologies d’automatisation, sont susceptibles d’affecter l’emploi, la répartition du revenu national et les salaires. En s’appuyant sur des données empiriques, ils ont montré que le déploiement des robots a eu tendance ces dernières décennies à détruire des emplois et à pousser les salaires à la baisse aux Etats-Unis [Acemoglu et Restrepo, 2020] et en France [Acemoglu et alii, 2020].

GRAPHIQUE 1 Relation entre variation des salaires réels et exposition d’un groupe de travailleurs dans les secteurs connaissant une baisse de la part du travail

Dans quelle mesure l’automatisation a-t-elle contribué à la hausse des inégalités salariales aux Etats-Unis ?

Dans une nouvelle analyse, Acemoglu et Restrepo (2021) concluent que l’automatisation explique une part significative de la hausse des inégalités de salaires observée depuis le début des années 1980 aux États-Unis. En effet, ils partent notamment du constat que les groupes de travailleurs qui étaient spécialisés en 1980 dans les secteurs qui connurent par la suite de significatives baisses de la part du travail ont vu leurs salaires relatifs chuter entre 1980 et 2016 (cf. graphique 1). Cette variation explique 40 % des changements de la structure des salaires entre ces groupes. Cette relation s’explique surtout par les groupes de travailleurs qui étaient spécialisés dans les tâches routinières dans ces secteurs (cf. graphique 2). L’indicateur de déplacement des tâches explique 67 % des changements de la structure des salaires. Autrement dit, une grande partie des changements qui ont marqué la structure des salaires aux Etats-Unis au cours des quatre dernières décennies s’explique par la baisse des salaires relatifs des travailleurs qui s’étaient spécialisés dans les tâches routinières dans les secteurs qui connurent ultérieurement une baisse de la part du travail. 

GRAPHIQUE 2 Relation entre variation des salaires réels et exposition aux emplois routiniers dans les secteurs connaissant une baisse de la part du travail

Dans quelle mesure l’automatisation a-t-elle contribué à la hausse des inégalités salariales aux Etats-Unis ?

Pour déterminer le rôle de l’automatisation dans le creusement des inégalités salariales aux Etats-Unis, Acemoglu et Restrepo développent un modèle où les nouvelles technologies d’automatisation élargissent l'éventail de tâches que peut assurer le capital et où celles-ci ont pour effet de déplacer certains groupes de travailleurs des tâches pour lesquelles ils disposaient d’un avantage comparatif. Acemoglu et Restrepo en tirent une équation simple liant les variations de salaires d’un groupe démographique au déplacement de tâches qu’il connaît. En estimant cette équation, ils concluent qu’entre 50 % et 70 % de la déformation de la structure des salaires américains entre 1980 et 2016 s’expliqueraient par la baisse du salaire relatif des groupes de travailleurs spécialisés dans les tâches routinières dans les secteurs ayant connu une forte automatisation. Les délocalisations, la hausse de la concentration sur les marchés des produits, l’intensification de la concurrence des importations et la désyndicalisation ont pu également contribuer à creuser les inégalités salariales, mais dans une bien moindre mesure. 

Ce faisant, Acemoglu et Restrepo estiment les effets directs du déplacement de tâches sur les salaires relatifs, mais leurs régressions ignorent d’importantes forces d’équilibre général, c’est-à-dire des canaux via lesquels l’automatisation est susceptible d’influencer indirectement les salaires réels : dans la mesure où l’automatisation et le déplacement des tâches sont concentrés dans une poignée de secteurs, il vont modifier la composition sectorielle de l’économie, ce qui affecte la demande de travail pour chaque catégorie de travailleurs ; il y a aussi des effets d’entraînement, en l’occurrence une plus grande concurrence entre les travailleurs déclassés pour les tâches non automatisées, ce qui pousse leurs salaires à la baisse, etc. Une fois pris en compte de tels effets d’équilibre général, Acemoglu et Restrepo estiment que le déplacement de tâches expliquerait près de 50 % des changements observés dans la structure des salaires américains. En définitive, ils concluent que le déplacement des tâches a entraîné une hausse significative des inégalités salariales, mais sans pour autant s'accompagner d’importants gains de productivité. 

 

Références

ACEMOGLU, Daron, Claire LELARGE & Pascual RESTREPO (2020), « Competing with robots: Firm-level Evidence from France », in AEA Papers and Proceedings, vol. 110.

ACEMOGLU, Daron, & Pascual RESTREPO (2018), « The race between man and machine: Implications of technology for growth, factor shares and employment », in American Economic Review, vol. 108, n° 6.

ACEMOGLU, Daron, & Pascual RESTREPO (2020), « Robots and jobs: Evidence from US labor markets », in Journal of Political Economy, vol. 128, n° 6.

ACEMOGLU, Daron, & Pascual RESTREPO (2021), « Tasks, automation, and the rise in US wage inequality », NBER, n° 28920.

AUTOR, David H., Lawrence F. KATZ & Melissa S. KEARNEY (2006), « The polarization of the U.S. labor market », in American Economic Review, vol. 96, n° 2.

AUTOR, David, Frank LEVY & Richard J. MURNAME (2003), « The skill content of recent technological change: an empirical exploration », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 118, n° 4.

BOUND, John, & George JOHNSON (1992), « Changes in the structure of wages in the 1980's: An evaluation of alternative explanations », in American Economic Review, vol. 82, n° 3.

GOOS, Maarten, Alan MANNING & Anna SALOMONS (2009), « Job polarization in Europe », in The American Economic Review, vol. 99, n° 2.

KATZ, Lawrence F., & Kevin M. MURPHY (1992), « Changes in relative wages 1963-1987: Supply and demand factors », in Quarterly Journal of Economics, vol. 107, n° 1.

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17 juin 2021 4 17 /06 /juin /2021 22:26
La courbe de Phillips et la polarisation de l’emploi

Ces dernières décennies, la relation (négative) entre l’inflation des prix et le chômage a eu tendance à s’affaiblir : on évoque un aplatissement de la courbe de Phillips [FMI, 2013]. Dans le cas des pays européens, des analyses comme celles de Clémence Berson et alii (2018), de Laura Moretti et alii (2019) ou encore de Laurence Ball et Sandeep Mazumder (2020) suggèrent que la courbe de Phillips s’est aplatie à partir de la crise financière mondiale, mais que la relation structurelle entre les prix et le chômage demeure. Toutes les études portant sur le cas européen ne vont pas dans ce sens. Par exemple, Matteo Ciccarelli et Chiara Osbat (2017) estiment que la déconnexion entre prix et chômage a débuté après 2012. De leur côté, Domenico Giannone et alii (2014) estiment que la courbe de Phillips est en fait devenue plus pentue au cours de la Grande Récession. 

Pour expliquer l’aplatissement de la courbe de Phillips, certains, comme Olivier Blanchard (2016) mettent particulièrement l’accent sur les anticipations d’inflation. En l’occurrence, celles-ci se seraient stabilisées à un faible niveau, non seulement en raison de la plus grande crédibilité acquise par les banques centrales, mais aussi parce que la faiblesse de l’inflation a un aspect auto-réalisateur : lorsque les prix apparaissent stables, les entreprises et les ménages portent moins attention à l’inflation et tendent moins à réviser leurs anticipations d’inflation lorsque l’inflation varie. D’autres mettent davantage en avant des phénomènes structurels comme la mondialisation, le vieillissement démographique, le progrès technique et les transformations du marché du travail.

L’un des bouleversements qui ont marqué les pays développés ces dernières décennies est celui de la polarisation de l’emploi : la part des emplois associés à des tâches routinières a eu tendance à diminuer [Autor et alii, 2006 ; Goos et alii, 2009]. Ces emplois se situant essentiellement au milieu de la distribution des salaires et des qualifications, la part des emplois moyennement qualifiés a eu tendance à diminuer, tandis que les parts respectives des emplois peu qualifiés et des emplois très qualifiés ont eu tendance à augmenter. La littérature relie avant tout ce phénomène au progrès technique : les avancées technologiques, en l’occurrence celles en matière de technologies d’automatisation, permettent au capital de réaliser efficacement un éventail toujours plus large de tâches pour lesquelles les travailleurs disposaient jusqu’alors d'un avantage comparatif [Acemoglu et Restrepo, 2018a ; Acemoglu et Restrepo, 2018b ; Acemoglu et alii, 2020]. Le commerce international a pu également contribuer, dans une moindre mesure, à la polarisation de l’emploi : ce sont les tâches les plus routinières que les entreprises ont été les plus enclines à sous-traiter ou délocaliser [Autor et alii, 2015].  

Pour Daniele Siena et Riccardo Zago (2021), ces deux phénomènes, l’aplatissement de la courbe de Phillips et la polarisation de l’emploi, sont liés. En effet, ils notent que, dans le cas de la zone euro, les pays abondants en emplois associés aux tâches routinières présentent une courbe de Phillips plus pentue ; réciproquement, les pays abondants aux emplois associés aux tâches non routinières présentent une courbe de Phillips aplatie. Ensuite, ils observent qu’à chaque fois que la composition de l’emploi se modifie au détriment des emplois associés à aux tâches routinières la courbe de Phillips tend à s’aplatir. C’est notamment le cas lors des récessions, des événements au cours desquels la polarisation s’accélère temporairement comme le notaient Paul Gaggl et Sylvia Kaufmann (2019) et Nir Jaimovich et Henry Siu (2020) dans le cas américain, les emplois associés aux tâches routinières ayant alors tendance à être définitivement détruits. En définitive, Siena et Zago estiment que les modifications de la structure professionnelle observées durant la Grande Récession, puis la crise de l'euro expliquent un quart de l'aplatissement de la courbe de Phillips dans la zone euro.

Les deux économistes se penchent ensuite sur les raisons pour lesquelles la polarisation de l’emploi est susceptible d’aplatir la courbe de Phillips. Ils partent de l’idée qu’un marché du travail est d’autant moins fluide, c’est-à-dire présente des taux d’embauches et de ruptures de contrat de travail d’autant plus faibles, qu’il présente une part importante d’emplois associés aux tâches routinières. A partir d’un modèle inspiré de celui d’Olivier Blanchard et Jordi Galí (2010), Siena et Zago suggèrent alors que c’est la plus grande fluidité du marché du travail impliquée par la réallocation de l’emploi qui tend à aplatir la courbe de Phillips. 

 

Références

ACEMOGLU, Daron, Claire LELARGE & Pascual RESTREPO (2020), « Competing with robots: Firm-level Evidence from France », in AEA Papers and Proceedings, vol. 110.

ACEMOGLU, Daron, & Pascual RESTREPO (2018a), « The race between man and machine: Implications of technology for growth, factor shares and employment », in American Economic Review, vol. 108, n° 6.

ACEMOGLU, Daron, & Pascual RESTREPO (2018b), « Articial intelligence, automation and work », NBER, working paper, n° 24196.

AUTOR, David H., David DORN & Gordon H. HANSON (2015), « Untangling trade and technology: Evidence from local labor markets », in Economic Journal, vol. 125, n° 584.

AUTOR, David H., Lawrence F. KATZ & Melissa S. Kearney (2006), « The polarization of the U.S. labor market », in American Economic Review, vol. 96, n° 2.

BALL, Laurence M. & Sandeep MAZUMDER (2020), « A Phillips curve for the euro area », BCE, working paper, n° 2354.

BERSON, Clémence, Louis DE CHARSONVILLE, Pavel DIEV, Violaine FAUBERT, Laurent FERRARA, Sophie GUILLOUX-NEFUSSI, Yannick KALANTZIS, Antoine LALLIARD, Julien MATHERON & Matteo MOGLIANI (2018), « La courbe de Phillips existe-t-elle encore ? », in Banque de France, Rue de la Banque, n° 56.

BLANCHARD, Olivier (2016), « The US Phillips curve: Back to the 60s? », PIIE, policy brief, n° 16-1.

BLANCHARD, Olivier, & Jordi GALÍ (2010), « Labor markets and monetary policy: A new Keynesian model with unemployment », in American Economic Journal: Macroeconomics, vol. 2, n° 2.

CICCARELLI, Matteo, & Chiara OSBAT (2017), « Low Inflation in the euro area: causes and consequences », BCE, occasional paper, n° 181.

FMI (2013), « The dog that didn’t bark: Has inflation been muzzled or was it just sleeping », World Economic Outlook, chapitre 3, avril. Traduction française, « Telle l’histoire du chien qui n’a pas aboyé : l’inflation a-t-elle été muselée, ou s’est-elle simplement assoupie? », Perspectives de l’économie mondiale, chapitre 3.

GAGGL, Paul, & Sylvia KAUFMANN (2019), « The cyclical component of labor market polarization and jobless recoveries in the US », in Journal of Monetary Economics, vol. 116.

GIANNONE, Domenico, Michele LENZA, Daphne MOMFERATOU & Luca ONORANTE (2014), « Short-term inflation projections: A Bayesian vector autoregressive approach », in International journal of forecasting, vol. 30, n° 3.

GOOS, Maarten, Alan MANNING & Anna SALOMONS (2009), « Job polarization in Europe », in The American Economic Review, vol. 99, n° 2.

JAIMOVICH, Nir, & Henry E. SIU (2020), « Job polarization and jobless recoveries », in Review of Economics and Statistics, vol. 102, n° 1.

MORETTI, Laura, Luca ONORANTE & Shayan ZAKIPOUR-SABER (2019), « Phillips curves in the euro area », BCE, working paper, n° 2295.

SIENA, Daniele, & Riccardo ZAGO (2021), « Job polarization and the flattening of the price Phillips curve », Banque de France, working paper, n° 819.

VERDUGO, Gregory (2017), Les Nouvelles Inégalités du travail, Presses de Sciences Po.

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10 juin 2021 4 10 /06 /juin /2021 18:18
Partage du revenu, concentration et socialisme dans l’Allemagne de la fin du XIXème

Après une baisse séculaire, les inégalités de revenu ont eu tendance à augmenter à partir des années 1980 dans les pays développés, au point de retrouver, dans certains d’entre eux, les niveaux qu’ils atteignaient au début du vingtième siècle [Piketty, 2013]. Parallèlement, la part du revenu national rémunérant le travail a eu tendance à baisser [Karabarbounis et Neiman, 2014]. Pour certains, cette déformation du partage de la valeur ajoutée au profit du capital résulte, du moins pour partie, de la hausse de la concentration sur les marchés des produits [Autor et alii, 2020]. Pour d’autres, elle s’expliquerait plutôt du côté du marché du travail, en l’occurrence par l’effritement du pouvoir de négociation des travailleurs, qui aurait conduit à une redistribution des rentes tirées du marché des produits des travailleurs vers les propriétaires du capital [Stansbury et Summers, 2020]. Qu’importe les raisons derrière la déformation du partage de la valeur ajoutée, celle-ci est susceptible de contribuer à creuser les inégalités de revenu [Milanovic, 2017 ; Bengtsson et Waldenström, 2018]. Et quelles que soient les causes immédiates ou fondamentales de la hausse des inégalités de revenu, beaucoup craignent qu’elle alimente la polarisation politique [McCarty et alii, 2006]. 

Ces dynamiques du partage du revenu et les débats qu’ils suscitent aujourd’hui ne sont pas sans trouver des similarités avec ceux qui ont marqué la fin du dix-neuvième siècle, notamment avec le « débat sur le révisionnisme » qui opposa en Allemagne les marxistes orthodoxes aux révisionnistes comme Eduard Bernstein. Les marxistes orthodoxes, notamment Karl Kautsky, estimaient que le développement capitaliste se traduirait nécessairement par une hausse des inégalités, un accroissement des conflits sociaux et en définitive l’avènement du socialisme. Cette prédiction tenait pour l’essentiel à trois hypothèses différentes : l’accumulation du capital déformerait le partage du revenu en faveur du capital et creuserait les inégalités de revenu ; le capital se concentrerait davantage et cette intensification de la concentration alimenterait les inégalités de revenu ; la hausse des inégalités de revenu alimenterait le soutien de la population en faveur de la gauche radicale. De leur côté, les révisionnistes, notamment Eduard Bernstein, doutaient que le capital tende à se concentrer davantage et, surtout, estimaient que des facteurs compensateurs, d'ordre institutionnel, se mettraient en branle pour contenir la hausse des inégalités de revenu.

Afin de départager les participants de ce débat avec un recul de plus d'un siècle, Charlotte Bartels, Felix Kersting et Nikolaus Wolf (2021) ont étudié la dynamique des inégalités de revenu, de la concentration du capital et des résultats électoraux avant la Première Guerre mondiale. Ils ont étudié de nouvelles données relatives aux comtés et districts du Royaume de Prusse. Ils constatent que la hausse des inégalités de revenu a été fortement corrélée à la hausse de la part du capital, comme le prédisaient les marxistes à l’époque.

Par contre, le capital s’est certes davantage concentré, comme s'y attendaient les marxistes, mais, contrairement à leurs pronostics, cette plus grande concentration ne s’est pas mécaniquement traduite par une hausse des inégalités de revenu. Bartels et ses coauteurs notent que les secteurs et zones géographiques avec une forte concentration du capital présentaient une forte activité syndicale. Autrement dit, la multiplication des grèves a pu contenir, et même inverser, la tendance à la hausse des inégalités qu’impulsait la hausse de la concentration ; en fait, la concentration du capital, en augmentant la taille des établissements, a peut-être même facilité la mobilisation des travailleurs. Ainsi, comme s'y attendaient les révisionnistes comme Bernstein, des facteurs ont joué un rôle compensateur, en l'occurrence l'essor du syndicalisme qu'ils appelaient de leurs vœux. Ces constats font écho aussi bien à ceux obtenus par Henry Farber et alii (2018), qui soulignaient l’importance des syndicats dans la réduction des inégalités de revenu aux Etats-Unis du milieu des années 1930 à la fin des années 1940, qu’aux conclusions d’Anna Stansbury et Larry Summers (2020).

Enfin, Bartels et ses coauteurs constatent que les socialistes ont tiré un bénéfice direct dans les urnes, non directement de la hausse des inégalités de revenu comme s'y attendaient les marxistes orthodoxes, mais de l’essor du syndicalisme. 

 

Références

AUTOR, David, David DORN, Lawrence F. KATZ, Christina PATTERSON & John VAN REENEN (2020), « The fall of the labor share and the rise of superstar firms », Quarterly Journal of Economics, vol. 135, n° 2.

BARTELS, Charlotte (2019), « Top incomes in Germany, 1871-2013 », Journal of Economic History, vol. 79, n °3.

BARTELS, Charlotte, Felix KERSTING & Nikolaus WOLF (2021), « Testing Marx. Income inequality, concentration, and socialism in late 19th century Germany », EHES, working paper, n° 211.

BENGTSSON, Erik, & Daniel WALDENSTRÖM (2018), « Capital shares and income inequality: Evidence from the long run », in Journal of Economic History, vol. 78, n° 3.

FARBER, Henry S., Daniel HERBST, Ilyana KUZIEMKO & Suresh NAIDU (2017), « Unions and inequality over the twentieth century: New evidence from survey data », NBER, working paper, n° 24587.

KARABARBOUNIS, Loukas, & Brent NEIMAN (2014), « The global decline of the labor share », The Quarterly Journal of Economics, vol. 129, n° 1.

MCCARTY, Nolan, Keith POOLE & Howard ROSENTHAL (2006), Polarized America. The Dance of Ideology and Unequal Riches, MIT Press.

MILANOVIC, Branko (2017), « Increasing capital income share and its effect on personal income inequality », in H. Boushey, J. B. DeLong & M. Steinbaum (dir.), After Piketty. The Agenda for Economics and Inequality, Harvard University Press.

PIKETTY, Thomas (2013), Le Capital au XXIe siècle.

STANSBURY, Anne, & Lawrence SUMMERS (2020), « The declining worker power hypothesis », Brookings Papers on Economic Activity, vol. 50, n° 1.

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