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17 octobre 2012 3 17 /10 /octobre /2012 18:25

La santé contribue-t-elle à l’élévation du revenu par habitant ? La question est importante pour la politique économique, non seulement pour les pays en développement, mais aussi pour les pays avancés : elle est essentielle dans les débats portant sur l’éventuelle extension (ou le simple maintien) des programmes de santé, en particulier à un moment où les plans d’austérité peuvent prendre la forme d’une contraction des dépenses publiques. La réduction des dépenses publiques essentielles à l’accumulation de capital humain pourrait en l’occurrence s’avérer particulièrement dommageable à la croissance économique de long terme.

L’amélioration de la santé et de l’espérance de vie ont théoriquement des effets ambigus. Les individus ayant une plus longue espérance de vie épargnent davantage. Si dans un cardre néoclassique, ce relèvement du taux d’épargne nourrit l’accumulation du capital et par là la croissance du PIB, il se traduit au contraire par un effet dépressif sur l’activité économique en réduisant la demande globale dans une optique keynésienne. Ensuite, dans un environnement marqué par une faible mortalité infantile, les parents optent pour un moindre niveau de fertilité. La croissance de la population totale s’en trouve limitée et la croissance du revenu par tête peut éventuellement s’accélérer. Au sein du ménage, les parents fournissent alors davantage de ressources économiques, matérielles et affectives à leurs enfants, ce qui favorise leur réussite scolaire et leur entrée dans la vie active.

Si les individus s’attendent à vivre plus longtemps (et si les parents s’attendent à ce que leurs enfants et eux-mêmes vivent plus longtemps), ils tendent à investir davantage dans leur éducation. Il n’est alors pas étonnant que les théories de la croissance endogène ont considéré la santé comme un élément crucial à l’accumulation de connaissances et de compétences, deux vecteurs clés du progrès technique et par là de la croissance économique. L’allongement de l’espérance de vie se traduit de fait à long terme par une plus grande accumulation de savoirs par chaque individu. Inversement, les enfants souffrant de malnutrition et de maladie sont plus souvent absents à l’école, mais ils sont aussi moins souvent scolarisés. La maladie affaiblit leur capacité d’apprentissage, car elle se traduit par une moindre concentration en classe, une déficience cognitive et des stigmates. Enfin, il ne faut pas oublier que la santé constitue elle-même une composante du capital humain : des individus en meilleure santé sont de fait plus productifs, s’adaptent mieux aux innovations technologiques et plus largement aux situations changeantes. Une mauvaise santé freine la créativité, l’entrepreneuriat et la capacité à se montrer original. Les sociétés présentant un stress pathogène élevé seraient moins enclines au développement et à la diffusion des innovations.

Depuis l’article séminal de Robert Barro et Xavier Sala-i-Martin (1992), plusieurs études ont cherché à préciser empiriquement le lien entre la santé et la croissance économique. Parmi d’autres, Philippe Aghion, Peter Howitt et Fabrice Murtin (2012) ont établi une relation positive et significative entre l’espérance de vie et la croissance. Les trois auteurs trouvent en effet qu’un niveau initialement élevé de l’espérance de vie et une amélioration rapide de celle-ci ont un impact significativement positif sur la croissance du PIB par tête. En se focalisant ensuite sur les seuls pays de l’OCDE, ils montrent que la réduction de la mortalité, spécialement avant 40 ans, génère d’importants gains de productivité. Daron Acemoglu et Simon Johnson (2007) peinent au contraire à déceler une relation positive entre l’amélioration de l’espérance de vie à la naissance et la croissance du revenu. Leur étude, qui se focalise sur la période entre 1940 et 1980, tend au contraire à montrer que les innovations dans le domaine de la santé accélèrent la croissance de la population et par conséquent entraînent une baisse du revenu par tête.

Les indicateurs conventionnels de santé tels que l’espérance de vie ou la taille peuvent manquer les canaux de transmission de la production de savoirs car ils ignorent le caractère multidimensionnel de la santé. Il existe en outre un décalage entre l’instant où la santé est altérée et l’instant où la productivité s’en trouve modifiée. A partir d’un modèle de croissance endogène, Jakob Madsen (2012) a cherché à surmonter ces difficultés méthodologiques et apporte avec sa récente étude trois contributions à la littérature empirique relative au lien entre santé et croissance. Tout d’abord, il incorpore la santé dans la capacité d’apprentissage des enfants à l’école tout en permettant son interaction avec la scolarisation elle-même. Il élabore alors une mesure de la scolarité ajustée à la santé pour la population en âge de travailler et il l’introduit dans les régressions de la croissance de la productivité. Il utilise les prix alimentaires réels et la mortalité infantile comme instruments pour les taux de mortalité dépendant de l’âge. Ensuite, il incorpore la santé de la population en âge de travailler dans une fonction de production d’idées. Enfin, l’auteur observe si la santé influence la scolarisation. Pour cela, il compile les données relatives à 21 pays de l’OCDE pour la période s’étalant entre 1812 et 2009 pour 21 pays. Ces deux siècles ont connu la forte morbidité de l’ère post-malthusienne, la transition au régime moderne de croissance au début du vingtième siècle et le régime moderne de faible morbidité.

Les données de Madsen montrent que la santé a particulièrement favorisé la croissance depuis 1870 à travers le capital humain et les innovations. La réussite scolaire ajustée à la santé se révèle un bien plus puissant vecteur du progrès technique que la réussite scolaire non ajustée. Entre 1875 et 2009, la croissance de la productivité aurait été 20 % plus élevée si les taux de mortalité avaient été sur la période égaux à leur niveau de 2009. De plus, la mortalité à l’âge de travailler est un déterminant essentiel de la production d’idées et de capital technologique. Les taux de mortalité à l’âge de la scolarité influencent la scolarisation dans le secondaire et le supérieur, ce qui suggère que la santé n’affecte pas seulement l’apprentissage, mais également les taux de scolarité. Au final, le déclin de la mortalité a constitué une force cruciale à l’œuvre derrière la transition du modèle de croissance post-malthusien au régime moderne de croissance dans les pays avancés. Les différences dans les taux de mortalité d’un pays à l’autre expliquent notamment pourquoi certains pays ont convergé plus rapidement que d’autres vers la frontière de production. En définitive, la santé apparaît comme un élément significatif pour la croissance à travers la scolarisation, l’apprentissage et la production d’idées.

L’auteur tire de ses résultats plusieurs implications pour la théorie de la croissance et la conduite de la politique économique. Tout d’abord, puisque la morbidité joue un rôle important dans l’accumulation du capital humain et les innovations technologiques, cette étude explique (en partie) pourquoi ces derniers se sont fortement accumulés dans certains pays en particulier pendant et après la Révolution industrielle. Ensuite, l’espérance de vie à la naissance et les autres mesures conventionnelles de la santé peuvent manquer les différents canaux par lesquels la santé influence la croissance. L’étude montre que ni la scolarité, ni la création d’idées ne sont positivement influencées par l’espérance de vie à la naissance. De plus, une mortalité élevée réduit la croissance de la productivité. Madsen rejette ainsi l’intuition de Malthus : selon ce dernier, en raison des rendements décroissants, une hausse de la mortalité entraîne une hausse du revenu par tête ; un tel mécanisme est inopérant dans une économie fondée sur l’innovation où la terre est un facteur de production d’une relativement faible importance. Enfin, c’est le capital humain ajusté à la santé, et non la réussite scolaire, qui est essentiel à la croissance, ce qui explique la difficulté des études empiriques à trouver une relation claire entre la réussite scolaire et la croissance économique.

 

Références Martin ANOTA

ACEMOGLU, Daron & Simon JOHNSON (2007), « Disease and Development: The Effect of Life Expectancy on Economic Growth », in Journal of Political Economy, vol. 115, n° 6.

AGHION, Philippe, Peter HOWITT & Fabrice MURTIN (2012), « The Relationship Between Health and Growth: When Lucas Meets Nelson-Phelps », in Review of Economics and Institutions, vol. 2, n° 1, hiver.

BARRO, Robert, & Xavier SALA-I-MARTIN (1992), « Convergence », in Journal of Political Economy, vol. 100, n° 2.

MADSEN, Jakob (2012), « Health, Human Capital Formation and Knowledge Production: Two Centuries of International Evidence », NBER working paper, n° 18461, octobre.

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14 octobre 2012 7 14 /10 /octobre /2012 17:56

Depuis l’éclatement de la crise mondiale en 2008, les banques centrales utilisent activement deux types de politiques monétaires qualifiées de « non conventionnelles ». D’un côté, l’assouplissement quantitatif (quantitative easing) désigne l’accroissance de la taille du bilan de la banque centrale à travers le gonflement de son passif monétaire. D’un autre côté, l’assouplissement qualitatif (qualitative easing) désigne un changement dans la composition des actifs de la banque centrale qui se traduit par une moindre détention en actifs sûrs et liquides, la taille du bilan restant inchangée. En l’occurrence, les autorités monétaire allègent les conditions d'accès aux opérations d'open-market, achètent les actifs risqués détenus par les agents privés et les remplace par de la dette gouvernementale dont le rendement est garanti par le contribuable. Les politiques économiques de ce type ont été récemment adoptées par des banques centrales et adossées sur les garanties implicites apportées par le Trésor public. En assouplissant de la sorte les opérations de refinancement des banques, les autorités monétaires espèrent faciliter le financement de l'économie et stabiliser les marchés financiers. Puisque c’est la banque centrale qui procède à l’assouplissement qualitatif, ce dernier est souvent perçu comme une politique monétaire. En fait, cette politique économique doit plutôt être considérée comme une politique budgétaire ou para-budgétaire dans la mesure où elle se traduit par une accumulation de risques dans le bilan souverain et que c’est le contribuable qui supporte en définitive ces risques.

Ce classement erroné de l’assouplissement qualitatif parmi les politiques monétaires a été la source de nombreuses confusions à son propos, amenant plusieurs économistes à ne pas saisir les mécanismes par lesquels il opère et finalement à douter de son efficacité. L’affirmation selon laquelle l’assouplissement qualitatif est inefficace repose sur l’hypothèse qu’il n’a aucun effet sur la répartition des ressources soit entre emprunteurs et prêteurs sur les marchés financiers, soit entre les participants actuels au marché et ceux encore à naître. Dans un modèle traditionnel d’équilibre général où les anticipations sont rationnelles (dans le sens néoclassique du terme) et les agents sont en mesure de négocier les titres sur des marchés complets et dénués de frictions, les swaps d’actifs auxquels procède la banque centrale sont sans effets car la complétude des marchés financiers permet aux agents de transférer efficacement le risque vers ceux qui sont les plus aptes à le supporter. Le gouvernement ne peut pas éliminer le risque, mais simplement le transférer du bilan privé au bilan public. Puisque le bilan public est en définitive supporté par les passifs d’impôt du secteur privé, le risque ne disparaît pas. Comme les agents rationnels reconnaissent ce tour de passe-passe, ils vont réajuster leurs positions financières pour neutraliser les effets de l’intervention des autorités monétaires et la recomposition du bilan de la banque centrale n’aura finalement aucune influence sur les prix des titres.

L'inefficacité des opérations d'assouplissement qualitatif reste encore à démontrer. D’une part, James Tobin a très tôt fourni des arguments théoriques soutenant que l’assouplissement qualitatif peut se révéler efficace. Selon sa théorie de l’équilibre de portefeuille (portfolio-balance theory), de la même manière que les demandes de marchandises dépendent des prix relatifs des biens,  les agents privés expriment des demandes d’actifs qui sont fonctions des prix relatifs d’actifs. Dans son fameux discours à Jackson Hole, Michael Woodford (2012) estime que les achats d’actifs par la banque centrale ne sont efficaces que dans la seule mesure ils sont capables d’altérer les anticipations des agents économiques en ce qui concerne l'évolution future de la politique monétaire. L’assouplissement qualitatif apparaît aux yeux de Woodford comme une manière de signaler aux agents privés que la Fed a l’intention d’agir différemment une fois que l’économie sera sortie de la trappe à liquidité. En revanche, mis à part cet impact de l'assouplissement qualitatif sur les anticipations, Woodford dénie l'existence de mécanismes tels que ceux mis en avant par la théorie de l’équilibre de portefeuille. D’autre part, une littérature empirique encore balbutiante montre que l’assouplissement qualitatif influence effectivement les prix d’actifs. Cela serait notamment le cas des achats réalisés par la Fed qui influencèrent directement le prix d’un large éventail d’actifs. Les effets des opérations d’open market sur les titres risqués seraient cohérents avec la conception de l’équilibre de portefeuille.

Selon Roger E.A. Farmer (2012), l’assouplissement qualitatif est à même de stabiliser l’activité économique et une telle politique économique peut accroître le bien-être collectif. Cette forme non conventionnelle de politique économique est efficace précisément parce qu’elle modifie la répartition des ressources. Pour démontrer cela, l’auteur construit un modèle d’équilibre général où les anticipations sont rationnelles et les marchés financiers complets. Toutefois, l’auteur fait en outre l’hypothèse que certains agents ne peuvent participer aux marchés, tout simplement parce qu’ils ne sont pas encore nés.

L’auteur s’appuie sur la distinction entre incertitude intrinsèque et incertitude extrinsèque. Tandis que l’incertitude intrinsèque est une variable aléatoire de nature objective qui influence les fondamentaux de l’économique, que ce soit les préférences, les technologies ou les dotations, l’incertitude extrinsèque est au contraire de nature subjective. Cette dernière est souvent désignée par le terme de « tâches solaires » (sunspots) dans les récents modèles d’instabilité financière. La thèse en faveur d’une intervention gouvernementale pour stabiliser les prix d’actifs est basée sur l’idée que les tâches solaires importent. Un modèle d’équilibre général qui montre une telle propriété doit respecter quatre caractéristiques. Tout d’abord, il doit y avoir au moins deux périodes, l’une au cours de laquelle les actifs financiers sont échangés et l’autre au cours de laquelle l’incertitude disparaît. Ensuite, il doit y avoir deux types de participants au marché, car l’objectif de la modélisation est bien de montrer comment les tâches solaires peuvent perturber le partage optimal du risque entre les agents. De plus, il doit au moins y avoir deux biens, car les tâches solaires agissent en perturbant les signaux relatifs des biens. Enfin, au moins un type d’agents doit se révéler incapable de participer aux marchés financiers. C’est en raison de cette caractéristique que des marchés complets peuvent s’avérer inefficaces pour coordonner l’activité économique.

Farmer démontre au terme de sa modélisation que l’emploi, la consommation et le salaire réel sont fonctions de l’encours de dette privée. L’existence de marchés d’assurance complets est insuffisante pour prévenir l’existence d’équilibres où l’emploi, la consommation et le salaire réel diffèrent d’un état de nature à l’autre. Un swap d’actifs est alors à même de modifier le prix relatif de la dette et des actions. Quand toute l’incertitude est extrinsèque, la politique optimale est pour la banque centrale de stabiliser le marché boursier de manière à ce que le rendement des actions soit égal, dans chaque état de nature, au rendement d’une obligation publique. Une banque centrale qui prend le risque dans son bilan, en finançant cette opération par l’émission de dette, accroît en outre le bien-être collectif. Enfin, cette politique de stabilisation de la valeur du marché boursier peut s’autofinancer et s’avérer en définitive sans coûts pour le contribuable, quel que soit l’état de nature.

 

Références Martin ANOTA

FARMER, Roger E.A. (2012), « Qualitative easing: How it works and why it matters », NBER working paper, n° 18421, octobre.

TOBIN, James (1969), « A general equilibrium approach to monetary theory », in Journal of Money, Credit and Banking, vol. 14, mai.

WOODFORD, Michael (2012), « Methods of policy accommodation at the interest-rate lower bound », article présenté lors du colloque de Jackson Hole, 31 août.

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12 octobre 2012 5 12 /10 /octobre /2012 11:48

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Les pays développés se singularisent par des trajectoires différentes. Le Danemark, les Etats-Unis, la Finlande, la Norvège et la Suède font partie des économies avancées les plus prospères. Ils ont également présenté des taux de croissance relativement similaires au cours des six dernières décennies. Mais des différences notables existent notamment entre eux. Le revenu par tête est plus élevé aux Etats-Unis que dans les pays scandinaves. Les travailleurs et entrepreneurs américains sont incités à travailler plus d’heures et à prendre davantage de risques que les Européens, ce qui leur a permis de jouer un rôle de premier plan dans la conception des technologies majeurs de ces des dernières décennies. Le nombre élevé de brevets déposés pour un million d’habitants dénote également cette forte propension des Américains à innover. Il y a également d’autres différences essentielles. Les Etats-Unis ne disposent pas d’un Etat-providence aussi étendu que de nombreux pays européens. Les Américains disposent de moins de loisirs et de services publics, mais subissent surtout de plus fortes inégalités et pauvreté. En revanche, celles-ci apparaissent relativement faibles en Scandinavie, même si elles tendent à s’y accroître depuis trois décennies. En définitive, les performances économiques et sociales des pays scandinaves montrent qu’il existe d’autres modèles de développement que celui adopté par les Etats-Unis ; elles démontrent que les pays peuvent atteindre la prospérité en disposant d’un puissant Etat-providence et d’une répartition plus égalitaire des revenus.

Peter A. Hall et David Soskice (2001) ont affirmé qu’une économie capitaliste ne doit pas nécessairement abandonner son système de protection sociale pour réaliser de bonnes performances macroéconomiques. En partant de l’idée que les agents économiques peuvent coordonner leurs activités soit en faisant appel au marché, soit en ayant recours à des formes de coordination non marchandes, les deux auteurs sont amenés à faire la distinction entre les économies de marché libérales (EML) et les économies de marché coordonnées (EMC). Ils suggèrent que ces différentes économies peuvent générer des revenus élevés et des taux de croissance similaires, mais que les EMC sont marquées par de moindres inégalités en raison de leur système sophistiqué de protection sociale. De plus, EML et EMC innovent, mais dans différents secteurs. Tandis que les premières génèrent des innovations radicales, notamment dans les secteurs des logiciels, de la biotechnologie et des semi-conducteurs, les EMC sont davantage tournées vers la réalisation d’innovations incrémentales et se spécialisent dans la production de machines-outils, de biens de consommation durables et d’équipements de transport spécialisés. Des raisons historiques expliquent qu’un pays donné adopte tel ou tel modèle capitaliste, mais les complémentarités institutionnelles compliquent par la suite l’abandon d’un modèle pour un autre. Hall et Soskice estiment toutefois que les EML peuvent se muer en EMC avec des coûts réduits en termes de revenu et de croissance, mais surtout avec un accroissement significatif en bien-être.

Cette littérature analysant la variété des capitalismes (varieties of capitalisms) n’envisage pas l’idée que la croissance des EMC peut dépendre étroitement des innovations produites par les EML et que les institutions présentes au sein des premières sont également fortement influencées par ce lien de dépendance. Daron Acemoglu, James A. Robinson, and Thierry Verdier (2012) ont élaboré un modèle d’économie mondiale qui incorpore un progrès technologique endogène. Les innovations technologiques réalisées par les pays les plus avancés technologiquement concourent à faire avancer la frontière technologique. Travailleurs et entrepreneurs doivent toutefois être incités à innover et ils le seront si les allocations et aides sociales sont résiduelles. Les auteurs se basent sur les résultats obtenus par les modèles d’aléa moral pour affirmer qu’une société encourageant l’innovation connait nécessairement un creusement des inégalités. Si un pays contribue disproportionnellement à faire avancer la frontière technologique, le reste du monde sera moins incité à contribuer à ces avancées technologiques. Les économies situées sur la frontière technologique vont participer à la croissance mondiale en repoussant cette frontière, mais les innovations produites par les pays qui sont au contraire éloignés de la frontière technologique n’auront qu’un effet limité sur la progression de celle-ci. L’équilibre de l’économie mondial est alors asymétrique et les pays ont à choisir entre deux modèles de capitalisme. D’un côté, le pays situé sur la frontière technologique sera fortement incité à se lancer dans le processus d’innovation, mais au prix d’un accroissement des inégalités. Les auteurs qualifient ce modèle de développement « capitalisme acharné » (cutthroat capitalism). De l’autre, les suiveurs technologiques répondent au comportement innovateur du pays leader en promouvant un système de protection social plus étendu pour leurs résidents ; ils se caractérisent alors par un degré plus élevé d’égalité dans la répartition des revenus et un plus haut niveau de bien-être collectif. Les auteurs qualifient cet idéal-type de « capitalisme généreux » (cuddly capitalism).

Acemoglu et alii reprennent et enrichissent le modèle de croissance endogène proposé par Paul Romer (1990) pour formaliser ces idées. Puisque les investissements en recherche-développement, qui contribuent au déplacement de la frontière technologique, s’élaborent à partir du stock de connaissances disponible dans le monde, les pays qui se situent loin de la frontière technologique peuvent tirer profit de leur retard de développement économique en étant à même de s’appuyer sur davantage de technologies inutilisées à la frontière. Les auteurs supposent en outre qu’un problème d’aléa moral se pose aux travailleurs et entrepreneurs. Il existe des incitations à innover, mais au détriment de l’assurance de consommation. Un planificateur social choisit l’étendue du filet de sécurité, que les auteurs définissent comme le niveau minimal de consommation auquel les travailleurs et entrepreneurs peuvent prétendre si leurs efforts d’innovation s’avèrent vains. Ce filet de sécurité détermine alors une structure de rémunérations qui s’avère spécifique au pays et qui façonne directement les incitations à travailler et à innover. Plus la structure de rémunérations est généreuse, c’est-à-dire plus les montants d’allocations et aides sociales sont élevées, moins les incitations sont fortes.

Les auteurs posent deux hypothèses supplémentaires. D’une part, seules les innovations générées par le pays le plus avancé technologiquement sont susceptibles de repousser la frontière technologique. D’autre part, les planificateurs sociaux sont supposés choisir une structure de rémunérations invariante au cours du temps. L’équilibre de l’économie mondiale est nécessairement asymétrique. Les pays qui se situent sur la frontière technologique adoptent une structure de rémunérations acharnée, tandis que les autres vont se comporter en passagers clandestins et adopter une structure de rémunérations égalitaire. Tous connaissent à long terme des taux de croissance similaires. Toutefois, si les pays du capitalisme généreux sont plus pauvres que les pays du capitalisme, ils connaissent par contre un bien-être plus élevé. Appliquant ces résultats théoriques à leur constat empirique, Acemoglu et alii expliquent la divergence de comportement macroéconomique entre Etats-Unis et pays scandinaves en considérant le premier comme le meneur technologique adoptant un capitalisme acharné, tandis que les seconds seraient porteurs du capitalisme généreux.

La conclusion des trois économistes est en définitive que les choix institutionnels d’une société donnée dépendent fortement des choix opérés par les autres. Etant donné les stratégies des autres pays, le pays leader ne peut adopter une structure de rémunérations généreuse sans réduire le taux de croissance de l’économie mondiale, ce qui le désincite à adopter une telle structure. De leur côté, les suiveurs technologiques ont beau voir leur niveau de richesse définitivement affecté par l’adoption d’une structure de rémunérations généreuse, leurs taux de croissance ne sont que temporairement réduits. Ces derniers sont en effet directement déterminés par le taux de croissance de la frontière technologique que le meneur acharné impulse au travers de ses innovations. Les externalités positives générées par le meneur technologique dans son activité d’innovation permettent aux pays suiveurs d’adopter des structures de rémunérations généreuses.

Si deux pays présentent initialement un même niveau de développement économique, il suffit de l’apparition d’un mouvement syndicat ou d’un parti social-démocrate dans un pays, pour que celui-ci soit immédiatement incité à adopter une structure des rémunérations généreuse et pour que le second pays soit poussé à adopter la structure de rémunérations acharnée. Comme les deux pays étaient initialement identiques, le second aura un niveau de bien-être inférieur à celui du premier en tout point du temps. Les conflits politiques d’un pays peuvent alors facilement se répercuter sur un pays étranger, les travailleurs pauvres de ce dernier subissant au final la force des syndicats et du parti social-démocrate du premier.

Les auteurs reviennent ensuite sur les hypothèses simplificatrices à la base de leur modèle pour montrer qu’elles ne leur sont pas cruciales dans l’obtention de leurs résultats. Ils se focalisent notamment sur l’influence des accords institutionnels domestiques sur l’équilibre mondiale et relâchent l’hypothèse d’une invariance des structures de rémunérations. L’équilibre va alors changer au cours du temps, mais les principaux résultats demeurent. En raisons des externalités positives, le rendement d’une innovation est plus grand lorsque le pays qui la met en œuvre est loin de la frontière technologique. Par conséquent, les pays connaissant un profond retard technologique vont être incités à adopter tout d’abord une structure de rémunérations acharnée. Toutefois, une fois que l’économie s’est suffisamment rapprochée de la frontière de production, les mêmes forces que précédemment inciteront peu à peu les pays à adopter une structure de rémunérations plus égalitaire pour bénéficier d’une meilleure assurance pour leurs résidents.

L’article d’Acemoglu et alii a suscité de nombreuses critiques autour de ses hypothèses, de sa méthodologie et de ses conclusions [Cohen-Setton et Kessler, 2012]. Notamment, la présence d’un Etat-providence étendu ne réduit pas forcément la propension à innover. Les faibles inégalités et les fortes dépenses publiques n’ont pas empêché les Etats-Unis d’innover dans les années soixante et soixante-dix. Inversement, les pays scandinaves sont aujourd’hui parmi les plus innovants au monde et ne se contentent pas d’agir qu’en simples passages clandestins. Un système de protection social peut encourager l’innovation, notamment de long terme, en offrant justement aux agents un filet de sécurité suffisant pour entreprendre des recherches ou créer une nouvelle entreprise.

 

Références Martin ANOTA

ACEMOGLU, Daron, James A. ROBINSON & Thierry VERDIER (2012), « Can’t We All Be More Like Scandinavians? Asymmetric Growth and Institutions in an Interdependent World », NBER working paper, n° 18441, october.

BOYER, Robert (2002), « Variété du capitalisme et théorie de la régulation ». Réimprimé dans Une théorie du capitalisme est-elle possible ?, Odile Jacob, 2004.

COHEN-SETTON, Jérémie, & Martin KESSLER (2012), « Blogs review: Can we all be more like Scandinavians? », in Bruegel (blog), 12 octobre.

HALL, Peter A., & David SOSKICE (2001), Varieties of Capitalism: The Institutional Foundations of Comparative Advantage, Oxford University Press.

ROMER, Paul (1990), « Endogenous Technological Change », in Journal of Political Economy, vol. 98, n° 5.

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