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29 août 2012 3 29 /08 /août /2012 16:22

Ces dernières décennies ont été marquées par un puissant mouvement d’endettement (great leveraging) à travers lequel la finance et l’activité bancaire ont pris une dimension au sein des pays avancés qu’elles n’avaient jusqu’alors jamais atteinte. Alan Taylor (2012) a résumé cette évolution de long terme en cinq points fondamentaux :

1. Après la Grande Dépression et durant plusieurs décennies, les pays avancés ont fait preuve d’une forte stabilité macrofinancière. La mise en place de robustes systèmes de régulation et supervision financières leur ont permis de connaitre des taux élevés de croissance des années cinquante aux années soixante-dix. Les puissantes contraintes imposées au secteur financier ont empêché ce dernier de faire l’usage d’un fort levier d’endettement. Un tel cadre institutionnel a ainsi épargné aux économies avancées de connaitre les cycles d’expansions et d’effondrements du crédit qui ponctuaient régulièrement le cours de l’histoire économique depuis le début du dix-neuvième siècle et dont la Grande Dépression avait constitué l’épisode le plus dévastateur. Peu à peu, à partir des années soixante-dix, le système financier va connaître à la fois un mouvement de dérégulation et de globalisation dont les principales manifestations seront l’accroissement des flux de capitaux au niveau international, la plus grande volatilité des prix d’actifs et une montée de l’endettement. Si les pays en développement ont régulièrement subi des crises financières depuis les années soixante-dix, les pays avancés n’en ont parallèlement expérimenté que quelques unes et celles-ci furent de faible intensité. Parmi les exceptions, le Japon et les pays scandinaves ont connu des épisodes de forte instabilité macroéconomique ; l’effondrement des caisses d’épargne aux Etats-Unis au cours des années quatre-vingt n’a par contre eu que de relativement faibles répercussions. A la veille de la Grande Récession, une majorité d’économistes était convaincue que la diffusion des innovations financières et la focalisation des autorités monétaires sur la stabilité des prix immunisaient les économies avancées contre tout choc macroéconomique d’envergure. Selon une conception largement partagée, le développement financier participait à renforcer tant la stabilité financière que la stabilité macroéconomique. Mis à part les travaux consacrés aux crises des pays en développement, les réflexions sur les effets potentiellement déstabilisateurs de la finance ont essentiellement été reléguées aux courants de pensée hétérodoxes de la science économique. Les événements macrofinanciers de ces cinq dernières années ont toutefois brutalement révélé aux économies avancées leur prégnante vulnérabilité aux crises.

2. La crise financière de 2007, la Grande Récession débutée en 2008 et leurs répercussions sur la soutenabilité de l’endettement souverain ont peut-être durablement ranimé l’intérêt des économistes pour l’analyse de l’instabilité financière. Diverses études et notamment les propres travaux de Taylor ont mis en évidence que les récessions sont plus nocives lorsqu’elles se combinent avec une crise financière et surtout avec une crise globale ; en outre, l’effondrement du crédit est alors plus ample lorsque la contraction de l’activité survient dans un contexte d’instabilité financière. L’inflation décélère en général fortement lors d’une récession et le ralentissement est encore plus marqué lors des crises financières. Le profil des crises connaît certaines évolutions avec la Seconde Guerre mondiale. Après celle-ci, les récessions se sont en effet révélées moins déflationnistes, en raison notamment de l’abandon de l’Etalon-or, d’un plus grand activisme de la part des banques centrales et d’une plus grande implication des Etats dans la gestion macroéconomique. L’ampleur des effondrements du crédit et des ralentissements de l’activité réelle ne s’est toutefois pas atténuée. En l’occurrence, les contractions du crédit semblent même s’être récemment intensifiées, peut-être en raison de l’hypertrophie de l’activité financière et bancaire.

3. Le secteur bancaire n’a jamais été aussi large dans les économies avancées qu’aujourd’hui. Sa taille a connu une forte expansion depuis les années quatre-vingt : l’activité de prêt et le bilan des banques, rapportés au PIB, ont respectivement doublé et triplé au cours des trois dernières décennies. Ces évolutions peuvent s’expliquer par une plus grande tolérance des banques envers le risque au fur et à mesure que le souvenir de la Grande Dépression s’estompait, mais aussi (en conséquence) par l’étiolement du cadre régulateur sous l’effet du processus de libéralisation financière. L’accumulation du crédit est observable à l’ensemble des pays avancés et désormais ces derniers voient le bilan de leur secteur bancaire représenter un large multiple du PIB national. Outre l’explosion du volume de prêts qui entraîne un gonflement de l’actif des bilans bancaires, la diminution de la part des titres publics à l’actif des banques dénote une prise de risque croissante de leur part. Alors que dans l’immédiat après-guerre le montant des dettes souveraines dépassait celui des dettes bancaires privées, les secondes sont aujourd’hui d’un volume supérieur à celui des premières.

4. Avec le processus de globalisation financière, marchés émergents et marchés développés se sont intégrés au même marché globalisé. Dans un tel contexte, un modèle standard de la théorie néoclassique prédirait un flux de capitaux allant des pays riches vers les pays pauvres, c’est-à-dire vers les régions où le capital est le plus rare. Mais dans la réalité, les flux nets ont été au contraire massivement canalisés vers les économies avancées. Une analyse plus fine révèle toutefois que les capitaux privés ont abondamment afflué vers les pays en développement, en respect avec les conjectures néoclassiques. En revanche, les pays en développement ont émis des flux encore plus massifs de capitaux publics en direction des économies développées. Ce transfert des capitaux publics s’explique par l’accumulation de larges réserves de devises par les pays émergents et producteurs de pétrole. En procédant à cette « grande accumulation de réserves » (great reserve accumulation), les pays émergents ont notamment cherché à s’assurer contre le risque de crises de devise, de crises financières et de crises souveraines. De tels chocs les avaient particulièrement ravagés au cours des années quatre-vingt-dix. Suite à la crise asiatique de 1997, ils ont donc cherché à se prémunir contre de nouvelles fuites des capitaux. Ils ont pour cela embrassé une gestion plus prudente des finances publiques et se sont tournés vers des politiques contracycliques, alors même que les pays avancés adoptaient parallèlement le comportement inverse, en creusant continuellement de larges déficits publics, même en période d’expansion économique, et en adoptant des mesures d’austérité au cœur des récessions. Au final, l’épargne des pays émergents a pu financer les bulles d’actifs et l’endettement des pays avancés en transitant par les marchés financiers globalisés.

5. Les déséquilibres globaux entre pays émergents et avancés, tout comme le comportement des agents vis-à-vis des actifs sans risque, ne sont pas promis à perdurer selon Taylor. Premièrement, une part de la demande d’actifs sûrs s’explique par le pessimisme des participants aux marchés. Les rendements réels et nominaux chutent en période d’instabilité macroéconomique, mais lorsque la confiance et l’activité reviennent à leur niveau normal, la pression à la baisse sur les rendements des titres souverains s’efface et laisse place à une demande croissante pour les actifs risqués. Le cycle actuel a toutefois été plus extrême qu’auparavant, que ce soit en termes de magnitude ou de durée. Il n’est donc pas impossible que le rebond, lorsqu’il surviendra, soit brutal. Deuxièmement, il est peu probable que les pays émergents continuent d’accumuler à moyen terme des réserves de devises au même rythme qu'actuellement. En outre, à long terme, plus les pays émergents convergent vers les pays avancés, moins il est probable qu’ils parviennent à maintenir des taux de croissance économique élevés, plus les taux d’accumulation en réserves tendent nécessairement à se réduire. Troisièmement, la démographie est une autre force fondamentale à l’œuvre. Les cohortes de baby-boomers dans les pays avancés ont stimulé l’épargne à travers le monde et cette tendance a été renforcée par la transition démographique dans les pays émergents. Ces forces tendent aujourd’hui à s’inverser avec le vieillissement démographique, ce qui va redéfinir l’équilibre entre l’épargne et l’investissement.

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25 août 2012 6 25 /08 /août /2012 22:42

Depuis les années soixante-dix, les pays de l’OCDE ont accumulé à divers degrés un large volume de dette publique, certaines économies creusant davantage leurs déficits que d’autres. Les études ont privilégié les facteurs politiques et institutionnels pour expliquer pourquoi des pays soumis aux mêmes fondamentaux et aux mêmes chocs macroéconomiques pouvaient connaître des performances budgétaires différentes, mais les déterminants des déséquilibres publics restent encore à être pleinement mis à jour.

Cette dynamique des finances publiques est synchrone à deux autres évolutions majeures de ces trois dernières décennies, en l’occurrence la concentration croissante des revenus au sommet de la distribution et la réduction de la progressivité de l’impôt. Après un déclin historique amorcé avec la Première Guerre mondial, la part des revenus détenue par les hauts revenus augmente au contraire régulièrement depuis les années soixante dix. Si cet accroissement des inégalités a été relativement modeste pour des pays tels que l’Allemagne, le Danemark et la France, il s’est toutefois révélé bien plus dramatique pour les pays anglo-saxons. Les ménages les plus aisés ont donc vu leur capacité contributive à l’impôt sur le revenu s’accroître plus rapidement que le reste de la population. Or, parallèlement à la déformation dans la répartition fruits de la croissance, les pays de l’OCDE ont considérablement réduit l’imposition des hauts revenus ces trois dernières décennies : les taux marginaux pour les hauts revenus ont en moyenne diminué de 11 points de pourcentage. Durant les années soixante dix, les taux d’imposition des hauts revenus s’étalaient de 40 % pour l’Espagne et la Suisse à 75 % pour les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la Suède. Aujourd’hui, ils s’établissent aux alentours de 40 % et aucun pays n’impose les ménages à hauts revenus à un taux supérieur à 60 %.

Un pan de la littérature théorique et empirique a mis en évidence une interaction entre les inégalités de revenu et les déficits publics. En l’occurrence, Martin Larch (2010) s’est penché sur un échantillon de 30 pays à revenus moyens et élevés en considérant la période s’étalant de 1960 à 2008. Il ne décèle qu’un faible effet direct des inégalités de revenus sur l’équilibre budgétaire. En revanche, les inégalités semblent indirectement affecter la performance budgétaire du pays en interagissant avec d’autres variables économiques ou politiques. Par exemple, lorsque les inégalités de revenus augmentent sous un gouvernement conservateur, le solde budgétaire tend à être négatif. Larch estime que l’accroissement des inégalités de revenus accentue les revendications sociales en faveur de plus amples efforts de redistribution et par conséquent les dépenses publiques, ce qui tend à compromettre l’équilibre budgétaire. Marina Azzimonti et alii (2012) ont analysé un échantillon de 22 pays de l’OCDE sur la période comprise entre 1973 et 2005. Ils montrent que les inégalités de revenu, l’intégration financière et le volume de la dette publique tendent à évoluer dans le même sens.

La concentration des revenus au sommet de la distribution peut expliquer les performances budgétaires des pays non pas via le gonflement des dépenses, mais à travers la contraction des recettes. Les hauts revenus représentent en effet une large part de la base imposable. Selon l’OCDE, les 10 % des ménages les plus aisés contribuent au tiers des recettes fiscales dans plusieurs pays (28 % en France). L’équilibre budgétaire est donc fortement sensible aux évolutions des recettes fiscales prélevées depuis les hauts revenus. A partir de l’observation de 17 pays de l’OCDE pour la période comprise entre 1975 et 2005, Santo Milasi (2012) affine ce lien entre inégalités et déséquilibres budgétaires en mettant en évidence une relation fortement positive entre la part détenue par le centile supérieur et les déficits publics. La désagrégation des composantes budgétaires révèle que ce résultat s’explique essentiellement par une relation négative entre la concentration des revenus et les recettes fiscales. Une diminution des taux marginaux peut avoir participé à concentrer davantage les revenus au sommet de la distribution, mais le sens de la causalité peut aussi être inversé : puisque les hauts revenus détiennent une large part des ressources nationales, ils sont incités à obtenir des avantages fiscaux en recherchant les réductions d’impôt et taux d’imposition préférentiels. Milasi en conclue qu’après le milieu des années soixante-dix, l’accroissement des inégalités au profit des hauts revenus a affecté la capacité de plusieurs pays de l’OCDE à prélever suffisamment de recettes fiscales pour maintenir leur équilibre budgétaire. Dans ce contexte, si les travaux de Michael Kumhof et Romain Rancière (2010) s’avèrent exacts, la montée des inégalités n’aurait donc pas seulement participé à mener l’économie mondiale en crise à partir de l’été 2007, mais elle aurait également réduit la marge de manœuvre des Etats pour faire face au ralentissement de l’activité et absorber les risques suraccumulés dans le système financier.

La Grande Récession et l’impératif pour les autorités publiques de maintenir leur endettement sur une trajectoire soutenable ont ravivé le débat sur l’imposition des hauts revenus. Cette mesure fiscale semble d’autant plus légitime que les hauts revenus ont capté l’essentiel des gains issus de la croissance au cours des dernières décennies et joué par là un rôle dans la montée des déséquilibres macroéconomiques. Toutefois, les effets nets d’un relèvement des taux d’imposition sont imprécis. D’un côté, il tend à directement générer des recettes publiques supplémentaires. D’un autre côté, il est susceptible de davantage peser sur les performances macroéconomiques. Cet effet négatif a été particulièrement mis en avant par les théoriciens de l’offre (supply-siders). Selon ces derniers, une plus forte imposition va inciter les individus à moins travailler et à moins investir, donc à moins contribuer aux prélèvements obligatoires. Nous seulement les recettes fiscales effectivement perçues par les autorités publiques s’en trouvent amoindries, mais la hausse des taux d’imposition pèse sur la croissance économique.

De nombreuses études ont cherché à déterminer l’influence niveau d’imposition sur les recettes fiscales et l’activité économique. Plus d’entre elles suggèrent que les taux d’imposition des hauts revenus observés dans plusieurs pays développés sont en-deçà des taux optimaux. En l’occurrence, Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Stefanie Stantcheva (2011) ont analysé 18 pays de l’OCDE et ont mise en évidence une forte corrélation négative entre les taux d’imposition des hauts revenus et la part du revenu national qu’ils détiennent. Les trois auteurs ne parviennent toutefois pas à faire apparaître une relation claire entre l’imposition marginale des hauts revenus et la dynamique de la croissance économique. Ces résultats amènent les trois auteurs à rejeter les mécanismes théoriques avancés par les économistes de l’offre. La réduction des taux d’imposition des hauts revenus génère plutôt un transfert de revenus vers les ménages les plus aisés, sans qu’il y ait une quelconque amélioration des performances macroéconomiques. Au final, Piketty et alii estiment que le taux d’imposition des hauts revenus qui s'avère socialement optimal s’établit à 83 %.

Les travaux de Christina et David Romer (2012) confirment ces résultats. Ces deux économistes se sont focalisés sur les amples et fréquents changements de taux marginaux aux Etats-Unis au cours de l’entre-deux-guerres. Ils constatent que les effets de court terme des variations du taux marginal d’imposition sur l’offre de travail sont peu significatifs. L’élasticité des hauts revenus étant comprise entre 0,19 et 0,38, le taux maximisant les recettes fiscales serait de 84 % dans l’hypothèse d’une faible élasticité et de 73 % dans le cas d’une élasticité élevée.

Selon ces différentes études, les gouvernements peuvent donc relever les taux d’imposition sur les hauts revenus pour accroître les recettes fiscales sans pour autant affecter la croissance économique. Dans le contexte actuel, l’effet d’une telle mesure fiscale pourrait même se révéler positif pour la zone euro. En effet, les Etats européens privilégient aujourd’hui la contraction de leurs dépenses pour équilibrer leurs finances publiques, mais les effets récessifs d’un tel ajustement budgétaire vouent une telle stratégie à l’échec. Comme le suggèrent Stefan Bach et Gert Wagner (2012), les flux supplémentaires de recettes fiscales générés par la plus grande contribution des hauts revenus faciliteraient la consolidation budgétaire et desserreraient les contraintes pesant sur la croissance européenne.


Références Martin ANOTA

AZZIMONTI, Marina, Eva DE FRANCISCO & Vincenzo QUADRINI (2012), « Financial globalization, inequality, and the raising of public debt », Federal Reserve Bank of Philadelphia, working paper, n° 12-6, 17 février.

BACH, Stefan, & Gert WAGNER (2012), « Capital levies for debt redemption », in VoxEU.org, 15 août.

KUMHOF, Michael, & Romain RANCIERE (2010), « Inequality, Leverage and Crises », IMF working paper, novembre.

LARCH, Martin (2010), « Fiscal performance and income inequality: Are unequal societies more deficit-prone? Some cross-country evidence », European economy Economic paper, vol. 414.

MILASI, Santo (2012), « Top income shares and budget deficits », working paper.

PIKETTY, Thomas, Emmanuel SAEZ & Stefanie STANTCHEVA (2011), « Optimal taxation of top labor incomes: A tale of three elasticities », in VoxEU.org, 5 décembre.

ROMER, Christina D., & David H. ROMER (2012), « The incentive effects of marginal tax rates : evidence from the interwar era », mai.

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22 août 2012 3 22 /08 /août /2012 09:07

Il y a deux semaines, Dani Rodrik (2012) affirmait dans une colonne du Project Syndicate qu’une croissance rapide des pays en développement sera davantage l’exception que la règle au cours des prochaines décennies. L’industrialisation, qui a constitué jusqu’alors le principal vecteur de développement économique des pays émergents, ne permettrait plus aujourd’hui d’engager une croissance de rattrapage. Ces propos ont suscité plusieurs réactions, en particulier sur le site de la revue The Economist, et celles-ci ont notamment été relayées par Ryan Avent (2012b).

En examinant les épisodes historiques de « miracles économiques », Rodrik en conclut que les pays qui ont su se développer au cours du dernier demi-siècle le doivent avant tout à une industrialisation rapide. Les économies asiatiques, comme auparavant l’Allemagne et les Etats-Unis, ont réussi à déplacer la main-d’œuvre de l’agriculture vers l’industrie. L’importation et l’imitation des technologies développées par les pays avancés ont permis au secteur manufacturier local d’opérer un rapide mouvement de rattrapage sur les industries occidentales. Les services à haute productivité exigent quant à eux davantage de compétences et de capacités institutionnelles, mais celles-ci ne peuvent être accumulées que progressivement. Or, pour que le décollage provoqué par l’industrialisation soit suivi par une croissance durable, les services doivent nécessairement prendre le relais comme moteur de la croissance lorsque l’industrialisation atteint ses limites. Une telle réorientation de la croissance implique donc au préalable un investissement massif dans le capital humain et de profondes réformes institutionnelles.

Toutefois, l’évolution technologique et la conjoncture mondiale réduisent aujourd’hui l’efficacité de ce modèle de développement économique. L’activité manufacturière va certes rester un moteur de croissance pour les pays pauvres, mais d’une moindre puissance, ce qui contraint ces derniers à davantage asseoir leur développement sur l’accumulation du capital humain et du capital institutionnel. En effet, les progrès technologiques rendent la production plus intensive en compétences et en capital, donc l’industrie est moins capable d’absorber la main-d’œuvre, a fortiori peu qualifiée, que par le passé. Ensuite, la mondialisation et l’émergence de l’économie chinoise ont accru les pressions concurrentielles sur les marchés internationaux. La Chine devrait durablement se maintenir comme un acteur majeur sur la scène manufacturière malgré la hausse du coût du travail. Dans ce contexte, les nouveaux arrivants disposent donc d’une faible marge de manœuvre pour s’insérer dans un mouvement de convergence industrielle. Enfin, si les économies asiatiques ont pu jusqu’à maintenant fonder leur développement sur l’importation des technologies et capacités productives issues des pays avancés (notamment via l’usage de subventions au secteur industriel, de l’ingénierie inversée et de dévaluations), il n’est pas certain que ces derniers restent à l’avenir laxistes en matière de politique industrielle. La stagnation de l’activité au sein des économies développées va les inciter à davantage faire pression sur les pays émergents pour qu’ils respectent les règles du commerce internationale, voire à recourir elles-mêmes à des mesures protectionnistes.

Michael Pettis (2012) est en accord avec Rodrik. Selon lui, les épisodes de « croissance miraculeuse » au cours du vingtième siècle ont reposé sur un niveau important d’investissements publics et privés. Chacun d’entre eux s’est achevé avec une hausse insoutenable de la dette. Dans certains cas, tels que celui du miracle brésilien au cours des années soixante et soixante-dix, l’investissement domestique a été financé par l’extérieur, mais les craintes suscitées par le surinvestissement mirent un terme à ces expansions avec un reflux des capitaux étrangers et une crise de la dette. Dans d’autres cas, à l’instar de celui du Japon au cours des années soixante-dix et quatre-vingt, les autorités publiques ont contraint la consommation domestique pour financer l’investissement avec l’épargne nationale ; si ce deuxième modèle de croissance s’est avéré plus durable que le premier, la dette qu’il généra s’accumula à un rythme plus rapide que la capacité du pays à en assurer le service.

Enfin, certaines économies émergentes ont su compenser leur faible consommation et leur épargne excessive en prenant appui sur la consommation excessive des pays avancés alimentée par l’endettement et les bulles sur les marchés d’actifs. La Grande Récession remet toutefois en cause ce troisième modèle de croissance. L’effondrement des prix d’actifs et le désendettement du secteur privé vont durablement empêcher les économies avancés de maintenir un niveau élevé de consommation. Les pays émergents se retrouvant alors privés de la demande émanant des économies avancée, la croissance de leur production se trouve désormais contrainte par leur consommation domestique. La Chine a su conserver un fort taux de croissance en réorientant celle-ci sur la demande intérieure et non plus les exportations, mais la performance chinoise repose essentiellement sur le maintien du taux d’accumulation à un niveau élevé. Sans un puissant relèvement de la consommation intérieure, l’investissement risque de se révéler très rapidement insoutenable.

Ryan Avent (2012a) considère au contraire que les inquiétudes de Rodrik sont peu fondées. L’industrie chinoise demeure très intensive en capital. Le déclin de l’emploi dans les vieilles entreprises d’Etat a compensé la croissance de l’emploi dans les nouvelles entreprises orientées à l’exportation, si bien que l’emploi industriel s’est montré remarquablement constant ces vingt dernières années. Surtout, la diminution de l’intensité en travail de la production au niveau mondial n’empêche pas l’industrie de contribuer efficacement au développement économique.

Avent (2012a) note également que la fragmentation des processus productif a permis aux pays pauvres de s’insérer plus facilement dans la convergence inconditionnelle de la production industrielle. Selon Richard Baldwin (2012), qui reprend et étaye cet argument, Rodrik s’égare dans son analyse en considérant à tort que la globalisation opère actuellement selon les mêmes modalités qui prévalaient lors de l’industrialisation des économies coréenne ou taïwanaise. Depuis la fin des années quatre-vingt, les chaines de valeur sont fractionnées en de toujours plus fines étapes de production et celles-ci se dispersent géographiquement. Ce double mouvement de fragmentation et dispersion a permis aux pays en développement de participer à la production mondiale sans avoir à constituer leurs propres chaines de valeur. La croissance chinoise est due aux entreprises des pays riches qui ont appris aux travailleurs et managers locaux comment produire les pièces détachées et composants ou les assembler en biens finals. Les entreprises chinoises procèdent aujourd’hui de la même manière en délocalisant leurs activités productives au Bangladesh et au Vietnam. En outre, Rodrik oublie que la technologie n’est pas spécifique aux pays, mais bien aux entreprises. Celles-ci gardent leur savoir-faire en délocalisant leurs emplois industriels. Avec la délocalisation des unités productives, la technologie des pays avancés se combine avec le travail des pays en développement, au sein de ces derniers, sans qu’il y ait forcément transfert de technologie. Même en l’absence de transfert technologique, la fragmentation de la production peut alors générer une forte croissance de la productivité du travail en déplaçant massivement de la main-d’œuvre de l’agriculture de subsistance vers le secteur industriel. Selon Avent (2012a), l’accélération subséquente de la croissance génère alors davantage de ressources pour les infrastructures et l’éducation ; l’urbanisation multiplie en parallèle les opportunités d’intégrer de nouveaux savoirs et de nouvelles compétences. L’accumulation en capital humain qui en résulte favorise la convergence de long terme vers les économies avancées.

Dans la phase actuelle de la globalisation, les chaines mondiales de valeur se développent en interaction avec le commerce des biens intermédiaires. La plus grande mobilité de la technologie joue un rôle déterminant dans les mouvements transfrontaliers des biens, des capitaux et de la propriété intellectuelle. L’évolution future des chaines de valeur va être profondément influencée par l’amélioration des technologies de communication et d'information qui réduisent le coût de fragmentation du processus productif, par les progrès informatiques qui rendent la production plus intensive en compétences, capital et technologie, par le resserrement des écarts salariaux entre le Nord et le Sud et enfin par la hausse du prix du pétrole qui renchérit les coûts de la fragmentation.

Baldwin souligne deux importants éléments qui bouleversent les conclusions de Rodrik. D’une part, la convergence des salaires et revenus entre les économies n’implique pas forcément une régression des chaines de valeur. L’intensité du commerce de biens intermédiaires entre pays développés excède celui entre pays développés et émergents, si bien que les économies échangent davantage entre elles lorsqu’elles s’élargissent. D’autre part, la convergence des salaires entre la Chine et les pays développés ne remet pas en cause le modèle du « vol d’oies sauvages » d’Akamatsu : au fil de son développement industriel, un pays produit des biens à toujours plus forte valeur ajoutée, ce qui permet à d’autres pays, dotés de plus faibles salaires, de s’investir dans la production à faible valeur ajoutée et d'initialiser ainsi son propre processus d’industrialisation et de rattrapage.

 

Références  Martin ANOTA

AVENT, Ryan (2012a), « No more growth miracles? », in The Economist, 9 août.

AVENT, Ryan (2012b), « Is the age of the growth miracle at an end? », in The Economist, 15 août.

BALDWIN, Richard (2012), « Supply chains changed the growth model », in The Economist, 15 août.

PETTIS, Michael (2012), « Emerging markets face a limit to investment-led growth », in The Economist, 15 août.

RODRIK, Dani (2012), « No more growth miracles? », in Project Syndicate, 8 août. Traduction française, « Adieu les miracles économiques ! ». 

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