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4 avril 2012 3 04 /04 /avril /2012 15:20
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crédit : Nai Hen Lin

La croissance chinoise, après avoir atteint deux chiffres sur plusieurs décennies, va peut-être devoir désormais s’en contenter d’un seul ; les autorités publiques ciblent ainsi une croissance de 7,5 % pour 2012. La Chine semble avoir délaissé en 2008 son modèle de développement, si fructueux jusqu’alors, assis sur la demande extérieure, pour se recentrer sur le marché domestique, mais la consommation des ménages n’a pas encore pris le relais pour devenir la principale composante de la dynamique de croissance, un passage pourtant obligé pour stabiliser le processus de développement économique.

L’investissement en actifs fixes constitue le principal moteur de la croissance chinoise, or rien ne certifie que l’économie soit encore capable d’absorber les nouveaux flux d’investissement [Yongding, 2012]. Le taux d’investissement chinois, toujours croissant, approche 50 % du PIB. Un investissement dépassant les limites d’absorption de l’économie risque de perdre en efficacité et de détériorer les perspectives de croissance à long terme. La structure même de l’investissement, et non seulement son niveau, doit être profondément révisée. En 2009, seulement 10 % des prêts octroyés pour l’investissement fixe étaient destinés à l’industrie ; la moitié des prêts était affectée aux projets d’infrastructures : routes, rails et bâtiments, alimentant notamment la bulle immobilière [The Economist, 2012]. Le premier projet chinois de rail à haute vitesse fut construit en 2003 ; aujourd’hui, la Chine dispose d’un réseau opérationnel de 8 000 kilomètres, tandis que 17 000 kilomètres demeurent encore en construction [Yongding, 2012]. Par comparaison, le réseau occidental, fruit d’un demi-siècle d’investissements, atteint 6 500 kilomètres. L’immobilier, sous-composante primordiale de l’investissement jusqu’alors, représente environ un dixième du PIB et un quart de l’investissement total, ce qui dénote la menace que le dégonflement de la bulle immobilière fait peser sur les performances chinoises. La soutenabilité de la croissance dépend d’un recentrage des fonds en direction des activités créatrices de capital humain de l’innovation ; la poursuite du rattrapage sur les économies avancées rend toujours plus pressantes les dépenses en recherche-développement.

crédit : UPI/Stephen Shaver

Le commerce international fut également un déterminant majeur de la croissance chinoise durant les trois dernières décennies. La Chine présentant une forte compétitivité-prix grâce au faible niveau de ses salaires, le monde s’est précipité sur ses produits manufacturés bon marché ; aujourd’hui, le toujours plus poussé réajustement des prix relatifs pèse sur le secteur exportateur [Frankel, 2012]. L’appréciation nominale du yuan par rapport au dollar et l’inflation ont contribué à la hausse du taux de change réel du yuan. Les autorités monétaires ont abandonné la quasi fixité du taux de change par rapport au dollar et laissé le renminbi s’apprécier. Les hausses salariales se sont multipliées, à l’instar des multiples relèvements du salaire minimum observées à Pékin, Shanghai et Shenzhen ; d’autres coûts, tels que les charges auxquelles font face les entreprises ou les prix immobiliers ont connu de plus forts accroissements. En conséquence, l’appréciation réelle du yuan au cours des trois dernières années s’établit à 12 %. Puisque la comparaison de la Chine avec les économies aux revenus analogues laissait transparaître en 2009 une sous-évaluation de 25 % du yuan par rapport au dollar, il semble que l’économie chinoise ait donc depuis diminué de moitié la sous-évaluation de sa monnaie.

L’excédent commercial de la Chine, après avoir culminé en 2008 en atteignant le montant de 300 milliards de dollars, connaît depuis un déclin [Frankel, 2012], ne représentant plus que 2 % du PIB en 2011 [Lemoine, 2012]. Avec une demande intérieure vigoureuse, la Chine a vu ses importations fortement progresser, en particulier pour les biens manufacturés et les produits primaires. Parallèlement, depuis 2007, les exportations ralentissent ; elles progressent à un rythme moindre que la production domestique, mais comme elles s’accroissent toujours plus rapidement que le commerce international, les parts de marché de la Chine ont continué de progresser. 16 % des exportations de produits manufacturés dans le monde sont aujourd’hui réalisées par l’économie chinoise. En outre, si l’excédent commercial perd en ampleur, les déséquilibres bilatéraux demeurent. Les excédents commerciaux de la Chine se sont accrus sur les Etats-Unis, tandis que ses déficits se sont creusés avec l’Afrique et l’Asie. Toujours dépendant des chaînes de valeur ajoutée en Asie, la Chine voit parallèlement son marché intérieur bousculé par la présence croissante des produits asiatiques, en particulier les biens d’équipement. De leur côté, les déficits avec les producteurs d’énergies et de matières premières gonflent également, l’économie chinoise accentuant sa demande alors que les prix augmentent.

La Chine a joué un rôle déterminant dans l’accumulation des déséquilibres globaux au cours de la dernière décennie. La réduction de l’excédent extérieur confirme que la croissance chinoise s’est récemment recentrée sur la demande intérieure, mais parallèlement la consommation des ménages, relativement déclinante en longue période, est passée de 60 % en 2002 à 47 % du PIB en 2010 [Lemoine, 2012]. Le redéploiement s’explique par le fort dynamisme de l’investissement, même si le ce constat peut être nuancé : l’investissement global pourrait être surestimé, puisqu’il prend en compte les ventes de terrains, tandis que la non-déclaration des revenus et la sous-estimation du coût des services biaiseraient l’estimation des revenus et dépenses des ménages. La réforme du système de registre des ménages (hukou), permettant une plus forte mobilité des travailleurs, la promotion de la sécurité sociale et la réduction des inégalités socioéconomiques, notamment celles observées entre les villes et les campagnes apparaissent nécessaires pour renforcer la consommation des ménages [Lin, 2012].

La pérennité de la croissance chinoise est indissociable d’une refondation institutionnelle. Selon Antonio Fatás (2012), il existerait deux phases dans le processus de croissance économique, en l’occurrence une première où la qualité des institutions importe peu et une seconde où celle-ci apparaît au contraire cruciale. Durant la première phase, l’économie voit son revenu par tête progresser si d’adéquates politiques économiques sont mises en œuvre, mais sans qu’aucune réforme institutionnelle d’envergure ne soit nécessairement réalisée. A partir de 10 000-12 000 dollars de revenu par tête, seuil qualifié de « Grande Muraille » (Great Wall) par l'auteur, les économies entrent dans une seconde phase de croissance au cours de laquelle institutions et revenu par tête sont positivement et fortement corrélés l’un avec l’autre. Aucune économie avancée ne se caractérise par de faibles institutions. La reforme apparaît donc comme une condition à une poursuite de la croissance. L’Union soviétique et certaines économies latines telles que l’Argentine ou le Venezuela sont des exemples d’économies n’ayant pas su franchir la Grande Muraille. En l’absence de réforme institutionnelle, l’économie demeure au seuil de la Grande Muraille et voit son revenu par tête stagner. La Chine est encore dans la première phase de la croissance, mais se rapproche toujours davantage de la Grande Muraille, ce qui rend plus pressant la mise en œuvre de réformes institutionnelles, notamment au niveau politique, afin qu’elle puisse se hisser dans le club des économies avancées.

Grande-Muraille-Chine--2.jpg

source : Fatas (2012)

Le premier ministre chinois, Wen Jiabao a ainsi pu déclarer l’« urgence de procéder à des réformes politiques structurelles », tandis que la population se montre majoritairement favorable à une démocratie occidentalisée [Favilla, 2012]. Une offre accrue et une plus grande cohérence en matière de normes, règlements et politiques, amélioreraient le processus productif et l’allocation des ressources [Lin, 2012]. En améliorant son cadre institutionnel, la Chine favoriserait le processus de concurrence, ébranlerait les structures monopolistiques présentes dans de nombreux secteurs, faciliterait la spécialisation et accroîtrait la productivité, tout en réduisant les incertitudes, les risques et l’impact de l’activité économique sur l’environnement. Une réforme au niveau financier devrait désegmenter le secteur bancaire et résoudre la pénurie de crédit que subissent les entreprises privées et le surendettement des collectivités locales, tout en permettant un plus grand contrôle des pratiques bancaires, condition nécessaire au maintien de la stabilité financière.

 

Références Martin Anota

The Economist (2012), « Fears of a Hard Landing », 17 mars.

FATAS, Antonio (2012), « The Great Wall and Chinese Reforms », 26 mars.

FRANKEL, Jeffrey (2012), « Les lois de l'économie s'appliquent aussi à la Chine », in Project Syndicate, 23 mars.

LEMOINE, Françoise (2012), « Chine : le rééquilibrage de la demande interne est incertain », in le blog du CEPII, 15 mars.

LIN, Justin Yifu (2012), « L’avenir de la croissance de la Chine », in Project Syndicate, 15 mars.

YONGDING, Yu (2012), « China’s Struggle to Slow », in Project Syndicate, 28 mars.

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1 avril 2012 7 01 /04 /avril /2012 12:32

Deux récentes études reviennent sur les causes de la Grande Récession et offrent de nouvelles matières pour confronter les deux principales thèses que véhicule l’arène universitaire. Certains économistes, notamment Taylor (2007) et White (2009), attribuent un rôle majeur à la politique monétaire dans l’accumulation des déséquilibres globaux durant les années deux mille. La Fed avait brutalement baissé ses taux directeurs pour contrer les pressions déflationnistes impulsées par l’effondrement boursier au début de la dernière décennie, mais elle tarda à les relever, alimentant ainsi au niveau mondial un usage excessif du levier et une hausse insoutenable des prix d’actifs. De son côté, la mise en œuvre d’une politique monétaire unique en Europe se traduisit par des taux réels excessivement faibles dans les économies périphériques et contribua ainsi à une rapide expansion du crédit en leur sein.

Selon d’autres économistes, notamment Bernanke (2010) et King (2010), les déséquilibres financiers ayant mené à la Grande Récession furent générés par les flux financiers internationaux et notamment par les massifs déséquilibres de comptes courants, les fameux « déséquilibres globaux ». Plusieurs pays tels que l’Espagne, les Etats-Unis, la Grèce, l’Italie et le Portugal ont vu leur large déficit courant être financé par les pays en excédent, notamment par l’Allemagne et les émergents asiatiques. Les forts flux transfrontaliers de capitaux qui en résultèrent auraient comprimé les rendements de long terme, malgré le resserrement de la politique monétaire, et ont par là excessivement stimulé le crédit dans les pays déficitaires.

Si Hott et Jokipii (2012) tendent à conforter la première vue en soulignant l’implication de la politique monétaire dans la formation de bulles immobilières, Merrouche et Nier (2012) comparent explicitement les deux thèses en concurrence et concluent que les afflux de capitaux ont davantage participé à l’accumulation des déséquilibres macrofinanciers que le laxisme des autorités monétaires.

Christian Hott et Tehri Jokipii (2012) ont en effet cherché à déterminer l’impact des taux d’intérêt de court terme sur la dynamique des prix immobiliers en observant un échantillon de 14 pays de l’OCDE. Tout d’abord, les auteurs comparent les prix courants et les valeurs fondamentales du logement pour identifier les périodes de bulles. Les prix effectivement observés connaissent une forte volatilité au regard de leurs fondamentaux. Les bulles immobilières (correspondant aux fortes déviations positives des prix par rapport à leur valeur fondamentale) sont observables dans la plupart des pays échantillonnés aux alentours de 1990 et autour de 2007. L’Espagne et l’Irlande connurent les plus fortes surévaluations, tandis qu’en Allemagne, au Japon et en Suisse, les prix courants du logement demeurent sous leur valeur fondamentale depuis le milieu des années quatre-vingt-dix. Ensuite, les deux auteurs utilisent la règle de Taylor pour déterminer si la politique monétaire est trop laxiste ou bien trop resserrée. Au sein de l’échantillon, l’Espagne, les Etats-Unis, la Finlande, l’Irlande et la Suisse présentent en moyenne des taux d’intérêt trop faibles relativement aux valeurs qu’impliquerait la règle de Taylor. En Espagne et en Irlande, les taux d’intérêt furent excessivement faibles au début des années quatre-vingt et à partir de 1999 ; les Etats-Unis et la Suisse connurent de trop faibles taux d’intérêt de la fin des années quatre-vingt au début des années quatre-vingt-dix, puis de nouveau à partir de la fin des années quatre-vingt-dix.

Il apparaît alors selon les deux auteurs que la déviation des taux d’intérêt semble avoir un impact significativement négatif sur la dynamique des prix immobiliers. Les périodes où le taux d’intérêt apparaît trop faible au regard de la règle de Taylor coïncident statistiquement avec les phases de gonflement des bulles immobilières. Dans chacun des 14 pays observés, plus la déviation des taux d’intérêt est forte, plus la surévaluation sera importante ; en Irlande, lorsque le taux d’intérêt dévie de 1 point de pourcentage, il en résulte une surévaluation immobilière de 7 points. L’Espagne, la Finlande et l’Irlande sont les trois pays de la zone euro qui connurent le plus fort décrochage des taux d’intérêt de leur niveau taylorien ; les valeurs courantes et fondamentales des prix immobiliers y ont fortement augmenté. Environ 80 % de la surévaluation immobilière en Irlande s’expliqueraient par l’ampleur et la durée de la déviation des taux ; celles-ci expliquent 50 % de la surévaluation immobilière en Finlande et aux Pays-Bas, ainsi qu’environ 20 % de la surévaluation en Allemagne, Norvège et Suisse. Ainsi, des taux d’intérêt maintenus à un niveau excessivement faible durant trop longtemps alimenteraient puissamment les bulles immobilières.

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Ouarda Merrouche et Erlend W. Nier (2012), respectivement économistes à la Banque mondiale et au FMI, examinent une plus large gamme de facteurs pour identifier les causes majeures des déséquilibres financiers des années deux mille. Les auteurs évaluent la nature de la politique monétaire en déterminant, eux aussi, la déviation du taux d’intérêt d’avec son niveau taylorien. Les auteurs utilisent comme indicateur de flux de capitaux nets la position du compte courant rapportée au PIB, un déficit courant correspondant à un afflux de capitaux net. Les auteurs utilisent également le spread entre les taux longs et courts comme mesure alternative. Les indicateurs de déséquilibres financiers comprennent le ratio du crédit bancaire sur les dépôts, le ratio de crédit sur PIB, le ratio de dette des ménages sur PIB et enfin l’appréciation des prix immobiliers. Enfin, les auteurs déterminent la force de la supervision financière dans chacune des économies.

Selon les résultats obtenus par Merrouche et Nier, les afflux de capitaux nets expliquent l’essentiel des différences que l’on peut observer entre les pays dans l’accumulation de déséquilibres financiers. Les déséquilibres globaux, en comprimant les spreads entre taux longs et taux courts, eurent un puissant impact sur l’expansion des bilans. Les banques utilisèrent le plus fortement le levier dans les régions où les taux longs déclinèrent le plus relativement aux taux courts. En outre, une plus forte supervision financière tend à contenir l’accumulation des déséquilibres en atténuant l’impact des afflux de capitaux et la baisse des taux longs sur l’expansion des bilans bancaires. Les deux auteurs, en utilisant leurs divers indicateurs de déséquilibres financiers, concluent que les flux de capitaux nets ont eu une plus grande influence que la politique monétaire sur l’accumulation de déséquilibres macrofinanciers durant l’avant-crise.

 

Références Martin Anota

BERNANKE, Ben S. (2010), « Monetary Policy and the Housing Bubble », remarques à la conférence annuelle de l'American Economic Association, 3 janvier, Atlanta.

HOTT, Christian, & Terhi JOKIPII (2012), « Housing bubbles and interest rates », in VoxEU.org, 29 mars.

KING, Mervyn (2010), discours à l'Université d'Exeter, 19 janvier.

MERROUCHE, Ouarda, & Erlend W. NIER (2011), « What Caused the Global Financial Crisis? — Evidence on the Drivers of Financial Imbalances 1999–2007 », IMF Working Paper, décembre.

MERROUCHE, Ouarda, & Erlend W. NIER (2012), « The global financial crisis – What caused the build-up? », in VoxEU.org, 25 mars.

TAYLOR, John B. (2007), « Housing and Monetary Policy », Federal Reserve Bank of Kansas City.

WHITE, William R. (2009), « Should Monetary Policy “Lean or Clean"? », Globalization and Monetary Policy Institute working paper, Federal Reserve Bank of Dallas.

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28 mars 2012 3 28 /03 /mars /2012 19:07

Raghuram Rajan (2010), avec son ouvrage Fault Lines, fut l’un des premiers économistes à attribuer la crise financière de 2007 à la montée des inégalités de revenu, une thèse partagée également Paul Krugman et Robert Reich. Deux économistes du FMI, Michael Kumhof et Romain Rancière (2011) ont poursuivi la réflexion en fournissant de nouveaux éléments empiriques et en proposant un modèle d’équilibre général pour reproduire les faits stylisés qu’ils mettent à jour. Selon eux, la Grande Dépression et la Grande Récession présentent deux fortes similarités : ces épisodes historiques font tous deux suite à un fort accroissement des inégalités de revenu et à une hausse tout aussi considérable du levier d’endettement des ménages. Les deux auteurs estiment que ces évolutions sont en étroite interaction l'une avec l'autre.

Michael Kumhof (crédit : Arena)

Comme le notent Kumhof et Rancière (2011), en se basant notamment sur les travaux de Piketty et Saez, la part du revenu national détenue par les cinq déciles supérieurs était passée aux Etats-Unis de 24 à 34 % entre 1920 et 1928 ; cette même part est passée de 22 à 34 % entre 1983 et 2007. L’endettement des ménages, rapporté au PIB, doubla entre 1983 et 2008, de la même manière qu’il doubla entre 1920 et 1932. La dette des cinq déciles supérieurs représentait 80 % du revenu en 1982, contre 65 % en 2008. Sur la même période, le reste de la population étasunienne voit sa dette passer de 60 à 140 % du revenu. Les classes populaires et moyennes se sont donc massivement endettées, tandis que les ménages aisés se désendettaient. Les premiers ont trouvé dans l’endettement une manière de faire face à la stagnation de leurs revenus et de maintenir leur niveau de vie, tandis que les seconds accumulèrent de plus en plus d’actifs et notamment des actifs adossés sur les prêts délivrés aux premiers. Selon Rajan (2010), l’accroissement des inégalités s’est traduit par une pression politique pour le crédit facile ; face aux inquiétudes des classes moyennes, les élus ont préféré soutenir la consommation des ménages en facilitant l’accès au crédit, plutôt qu’en promouvant la progression des revenus.

La taille du secteur financier aux Etats-Unis augmenta avec l’endettement des ménages modestes. Les encours du crédit privé représentaient 210 % du PIB en 2008, contre 90 % en 1981 ; l’industrie financière représentait 8 % du PIB en 2008, contre 4 % en 1981. Cette expansion dissimula une véritable fragilisation du secteur au fur et à mesure que s’accumulaient les risques. En outre, Olivier Godechot (2011) remarque que ce sont essentiellement les cadres de la finance qui ont profité du creusement par le haut des inégalités de revenu ces dernières décennies, du moins en France. L’expansion du secteur financier se serait donc non seulement nourri des inégalités, mais aurait également contribué à les renforcer. Décrites ainsi, les macrodynamiques de la dernière décennie semblent s'être échappées des modélisations de Steve Keen.

Plus récemment, Michael Bordo et Christopher Meissner (2012) ont élargi spatialement et temporellement le cadre empirique pour déterminer s’il existe un lien systématique entre la dynamique des inégalités et l’occurrence de crises financières. Ils observent les épisodes d’instabilité financière survenus entre 1920 et 2008 en se basant sur un échantillon de quatorze pays, essentiellement des économies développées. Leurs résultats ne remettent pas véritablement en cause l’analyse de Kumhof et Rancière, en particulier l’implication de la concentration des revenus dans l’émergence de la Grande Récession ; ils estiment toutefois que les inégalités contribuent marginalement aux crises financières.

Selon Bordo et Meissner, la concentration des revenus a certes tendance à s’accentuer lors des phases ascendantes des cycles d’affaires, mais elle ne joue pas un rôle significatif dans la croissance du crédit. Autrement dit, les inégalités de revenus ne seraient pas significativement reliées aux crises bancaires systémiques. Un tel lien leur paraît notamment discutable en ce qui concerne la Grande Dépression. Certes, tandis que la part du revenu national détenue par le décile supérieur passe de 15 à 18,42 % entre 1922 et 1929, l’endettement des ménages augmente également dans les années vingt. Mais contrairement à ce que suggèrent Kumhof et Rancière, l’usage croissant du crédit à la consommation ne semble pas répondre à la volonté des ménages à maintenir leur niveau de vie dans un contexte de revenus stagnants ; il répond plutôt à leur désir de s’approprier les nouveaux biens de consommation durables (automobiles, machines à laver et radios). La bulle immobilière, qui éclate en 1926, serait quant à elle provoquée par une demande insatisfaite d’après-guerre pour l’immobilier de haute qualité. Ni l’expansion du crédit à la consommation, ni celle du crédit hypothécaire observées à cette époque ne seraient générées par la hausse des inégalités.

Par conséquent, si la Grande Récession avait effectivement été causée par la concentration croissante des revenus, elle constituerait une singularité historique au regard des épisodes précédents d’instabilité macroéconomique. Bordo et Meissner lient fondamentalement l’émergence d’une instabilité macrofinancière au cours des années 2000 à la dynamique de l’innovation financière dans un contexte de faibles taux d’intérêt. Les inégalités n’auraient dans ce cadre, selon eux, qu’un rôle négligeable...

 

Références Martin Anota

BORDO, Michael, & Christopher M. MEISSNER (2012), « Does inequality lead to a financial crisis? », in VoxEU.org, 24 mars.

GODECHOT, Olivier (2011), « La finance, facteur d’inégalités », in La Vie des idées, 15 avril.

KEEN, Steve (1995), « Finance and Economic Breakdown: Modeling Minsky's "Financial Instability Hypothesis" », in Journal of Post-Keynesian Economics, vol. 17, n° 4, été.

KUMHOF, Michael, & Romain RANCIERE (2010), « Inequality, Leverage and Crises », IMF working paper, novembre.

KUMHOF, Michael, & Romain RANCIERE (2011), « Inequality, Leverage and Crises », in VoxEU.org, 4 février.

PIKETTY, Thomas, & Emmanuel SAEZ (2003), « Income Inequality in the United States, 1913-1998 », in Quarterly Journal of Economics, CXVIII, n° 1, pp. 1–39.

RAJAN, Raghuram (2010), Fault Lines: How Hidden Fractures Still Threaten the World Economy, Princeton University Press.

RAVEAU, Gilles (2011), « Crise : la faute aux inégalités ? », in Alternatives économiques, février, n° 299.

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