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7 mars 2012 3 07 /03 /mars /2012 18:02

Dominique GOUX et Eric MAURIN

Editions du Seuil, 2012 Goux et Maurin, Classes moyennes

 

Au fur et à mesure de l’essor de leurs effectifs, les classes moyennes ont peu à peu acquis une place centrale dans la société française. Traversé tout entier par la « peur du déclassement » et obsédé par la destinée de ses enfants, ce groupe social doit (s')investir toujours plus massivement pour affronter une compétition toujours plus intense, que ce soit dans le cadre scolaire, sur les marchés du travail ou de l’immobilier, et ainsi maintenir sa position sociale. Dominique Goux et Eric Maurin dressent le portrait de cette classe terriblement angoissée par l’avenir et réalisent une cartographie des différents fronts sur lesquels les classes moyennes sont amenées à s’engager pour réussir dans la lutte des classements.

La notion de classes moyennes a tout d’abord désigné les actifs non salariés vivant à la fois de leur travail et de leur capital (artisans et petits commerçants). Ce groupe social connaît un déclin accéléré depuis la Seconde Guerre mondiale pour ne plus représenter en 2009 que 6 % de la population active. Mais parallèlement se développent les professions intermédiaires. Regroupant désormais le quart des actifs, ce salariat intermédiaire compose véritablement le « cœur des classes moyennes ». Bénéficiant de fortes possibilités de promotion interne et faisant l’objet d’un important effort de formation, les salariés intermédiaires entretiennent des relations particulièrement durables avec leurs employeurs. La spécificité de leurs diplômes et de leurs compétences (généralement acquises au travail) les protège contre les pertes d’emploi, mais limite aussi leur aptitude à changer d’environnement. Si leurs emplois apparaissent parmi les plus protégés du salariat, les conséquences d’une éventuelle perte d’emploi sont pour eux particulièrement lourdes. Bien qu’objectivement cette catégorie soit relativement moins exposée par le chômage, elle apparaît comme la plus inquiète face à l’avenir.

Les frontières des classes moyennes sont floues et l’intensification des flux de mobilité depuis les années quatre-vingt ne concourt pas à les préciser. Malgré le ralentissement économique et la hausse du risque de déclassement, la société reste selon Goux et Maurin dominée par des flux de promotion. Le rôle de pivot que jouent les classes moyennes dans la mobilité sociale participe à leur identité, mais trouble leur délimitation d’avec le reste de la société. D’après les deux auteurs, les cadres se maintiennent comme partie intégrante des classes supérieures, malgré la dévalorisation des postes entraînée par leur multiplication. Leurs ressources économiques, relationnelles et culturelles demeurent bien plus importantes que celles détenues par le salariat intermédiaire. En outre, la catégorie des cadres ne demeure un horizon réaliste que pour une minorité surdiplômée de salariés intermédiaires.

 L’essor du salariat intermédiaire dans l’après-guerre est indissociable de la modernisation et du rattrapage industriel de l’économie française. Le ralentissement de la croissance au début des années quatre-vingt et la désindustrialisation entraînent de nombreuses mutations socioéconomiques non sans répercussions sur la structuration même de l’espace social : précarisation, fragmentation et déclin de la classe ouvrière, déclin accéléré des agriculteurs, etc. Les couches intermédiaires poursuivent leur essor pour représenter désormais 30 % des actifs occupés, contre 20 % dans les années soixante. Avec l’expansion du groupe des cadres, le salaire moyen des couches moyennes s’est éloigné du sommet de la distribution salariale et se rapproche du salaire médian. L’ensemble de la structure sociale se rééquilibre autour des classes moyennes, toujours plus vastes et centrales. Les couches moyennes recrutent de plus en plus dans leurs propres rangs, ce qui contribue à affermir leur identité. En leur sein, les individus déclassés par rapport à leurs parents sont moindres que ceux en ascension sociale. Même si les emplois intermédiaires se sont banalisés, la situation des classes moyennes demeure objectivement des plus enviables. Comparées aux ouvriers et employés, elles restent relativement protégées du chômage et de la précarité, bénéficient de rémunérations bien plus élevées et accèdent plus facilement à la promotion interne.

Dans l’environnement anxiogène instillé par la montée du chômage et la précarisation, la réussite scolaire n’a jamais été aussi cruciale et l’échec aussi pénalisant qu’aujourd’hui. L’école est l’espace d’une concurrence toujours plus intense. L’allongement de la durée d’études multiplie et renouvelle les enjeux et les luttes de classement. Dans cette compétition, les familles de classes moyennes n’ayant, à la différence du salariat supérieur, que peu de capital économique et de capital social à transmettre à leurs enfants, l’école leur apparaît comme le seul vecteur de promotion sociale de leurs enfants. Elles démultiplient alors les stratégies pour leur éviter le déclassement scolaire. Chaque allongement de durée de scolarité obligatoire a ainsi intensifié la concurrence exercée par les classes populaires. Classes moyennes et supérieurs, en abordant des études toujours plus longues pour se distancier des catégories qui leur sont inférieures, surinvestissent désormais dans l’enseignement supérieur. Toutefois, si l’augmentation du nombre d’enfants de cadres et de professions supérieurs en compétition complique l’obtention d’un bon classement scolaire pour les enfants de classes moyennes, ces derniers n’ont connu aucun déclassement scolaire, les rangs atteints par les différents milieux sociaux étant particulièrement stables au cours du temps. En outre, les enfants de classes moyennes réussissent de plus en plus dans l’enseignement supérieur, mais échouent toujours massivement dans l’entrée des filières d’élite, quasi réservées aux classes supérieures.

La démocratisation scolaire est synchrone avec un recul du déclassement intergénérationnel parmi chacun des groupes sociaux. Les enfants de classes moyennes ont amélioré leur situation relative tant par rapport à leurs concurrents qu’à leurs parents. La modernisation économiques et les évolutions sociales érodent toutefois la situation relative des individus reproduisant la position sociale de leurs parents. Avec notamment la multiplication des emplois de cadres et la diminution des emplois d’ouvriers non qualifiés, tous les groupes sociaux ont connu une érosion de leur rang moyen. Malgré la concurrence croissante des enfants de cadres, les enfants de classe moyenne ont maintenu leur position sociale. Les classements dans la hiérarchie sociale présentent, tout comme les classements scolaires, un véritable « statu quo ». La plus grande mobilisation des familles de classes moyennes et le renouvellement de leurs stratégies neutralisent la tendance au déclassement que les mutations scolaires et économiques exercent sur le destin de leurs enfants. Avec la faible croissance de l’économie française observée ces dernières décennies et la fragilisation des relations d’emplois (en particulier dans le secteur privé), les enfants de classes moyennes démontrent de nos jours une forte prédilection pour les concours de la fonction publique.

« Le destin des groupes sociaux n’est jamais tout entier contenu dans les contraintes historiques et politiques qui s’imposent à eux. Il s’écrit comme une continuelle adaptation à ces contraintes, une lutte pour en comprendre les nouveautés et en déjouer les pièges ».  

 

Le territoire est tout autant que l’école l’espace d’une forte concurrence, tant le quartier de résidence est constitutif du statut social. Les classes moyennes visent alors à résider dans les quartiers les plus sûrs, les mieux fréquentés et les plus rentables pour la destinée sociale des enfants. Si les plus riches disposent davantage de ressources pour effectivement opérer un séparatisme résidentiel, chaque classe tend à se séparer spatialement des catégories qui leurs sont inférieures dans la hiérarchie sociale et les classes moyennes elles-mêmes ne sont pas dénuées de tensions territoriales entre ses fractions. Les déménagements sont généralement destinés soit à progresser dans la hiérarchie territoriale (souvent pour concrétiser une promotion sociale), soit à éviter le déclassement territorial (pour assurer le maintien de la position sociale). Le territoire est en fait émaillé de quartiers en déclin et en ascension sociales ; au sein de chacun, coexistent de nombreux exilés en ascension et tout autant de familles en voie de déclassement. La moitié des ménages installés depuis dix ans dans leur logement ont connu une détérioration sociale de leur environnement spatial. Les quartiers où s’installent les classes moyennes sont non seulement moins riches, mais aussi davantage menacés par le déclin que les quartiers où s’installent les classes supérieures. Avec la flambée des prix immobiliers, ce sont toutefois les ouvriers et les employés qui sont les plus exposés au déclassement territorial, voire à la relégation dans les cités. Les loyers augmentant moins rapidement que les prix du logement, les ménages des classes moyennes ont eu tendance à renoncer à la propriété du logement pour éviter la relégation territoriale et préserver leurs statuts patrimonial et territorial.

La récession amplifie la compétition sociale. Les classes moyennes n’ont jamais été aussi inquiètes quant à l’avenir de leurs enfants. Face à ces constats, Goux et Maurin concluent leur livre par l’esquisse d’une réorientation des politiques fiscales et sociales en fonction des angoisses que nourrit cette classe sociale toujours plus imposante et désormais véritable « juge de paix » dans l’espace social. Ses membres, en se percevant comme des oubliés de l’action publique, partagent un sentiment d’injustice. Une fraction non négligeable de la population vit grâce à une aide sociale qu’ils financent en grande partie, mais dont ils bénéficient trop peu. Dans une société dominée par la logique de concours, tout ce qui est perçu comme un obstacle à la concurrence apparaît insupportable aux yeux des compétiteurs, or les classes moyennes sont confrontées à des obstacles persistants dans un contexte de compétition accrue et de recul de l’Etat-providence. Selon Goux et Maurin, « tant que ce modèle n’aura pas été réformé, tant que les transitions entre école et emploi, emploi et chômage, activité et retraite, resteront perçues comme d’opaques échéances-couperets, les classes moyennes resteront les agents et les victimes d’une société crispée par le soupçon, la défiance mutuelle et l’insécurité sociale. »

 

voir la liste complète des notes de lecture

Martin Anota

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7 mars 2012 3 07 /03 /mars /2012 00:28

Barry Eichengreen et Kevin O’Rourke comparent depuis 2009 la crise que traverse l’économie mondiale avec l’épisode de la Grande Dépression, en actualisant régulièrement leur analyse au fil des nouvelles données disponibles. Ils mettent ainsi en lumière le rôle majeur que les politiques économiques de stimulation ont pu jouer pour empêcher la Grande Récession d’être aussi longue et profonde que la crise des années trente. Les dernières tendances macroéconomiques semblent confirmer la reprise de l’activité, mais les inquiétudes demeurent, en particulier concernant la zone euro. Ainsi, si la consolidation budgétaire et le resserrement de la politique monétaire apparaissent à terme nécessaires selon les deux économistes, mettre en œuvre actuellement de telles politiques, dans un contexte d’activité économique encore fragile, paraît véritablement prématuré. Les inquiétudes des autorités publiques en ce qui concerne la soutenabilité de l’endettement public ou d’éventuelles tensions inflationnistes ne doivent pas les inciter à adopter dans la précipitation des mesures préjudiciables à l’économie mondiale.
Eichengreen-Fig1.jpg

La chute de la production industrielle mondiale suite au pic d'avril 2008 fut aussi sévère que durant la Grande Dépression, mais sa reprise intervient bien plus rapidement (cf. figure 1). Sa croissance semble toutefois se ralentir ces derniers mois. Si le Japon et les émergents asiatiques apparaissent comme particulièrement dynamiques, d’autres régions du monde, en premier lieu la zone euro, connaissent une diminution de leur production industrielle.

Eichengreen-Fig2.jpgSi le commerce international a connu un effondrement bien plus sévère que durant la Grande Dépression, la reprise (en débutant dès 2009) fut, là aussi, plus rapide (cf. figure 2). Le commerce mondial reste toutefois à un niveau à peine supérieur à celui observé en avril 2008. Ses récentes fluctuations ne laissent présager clairement aucune évolution à moyen terme, si ce n'est une possible stagnation.
Eichengreen-Fig3.jpg

La chute des valeurs boursières fut en 2008 plus sévère que lors de la Grande Dépression (cf. figure 3). Si elles connaissent depuis 2009 une nouvelle dynamique haussière, voire un véritable boom en ce qui concerne les Etats-Unis, elles demeurent à des niveaux sensiblement inférieurs à ceux observés avant la crise.

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4 mars 2012 7 04 /03 /mars /2012 17:48

Emmanuel Saez a actualisé ses données pour son article retraçant l’évolution des inégalités de revenu aux Etats-Unis (« Striking it Richer: The Evolution of Top Incomes in the United States ») en intégrant les estimations pour les années 2009 et 2010. Le revenu réel moyen par famille a diminué avec la Grande Récession de 17,4 % entre 2007 et 2009. Le revenu réel moyen du centile supérieur (c'est-à-dire du 1% des ménages ayant les plus hauts revenus) a diminué plus rapidement, soit de 36,3 %. La part du revenu national détenu par le centile supérieur a par conséquent diminué de 23,5 % à 18,1 %. L’effondrement boursier, en réduisant les possibilités de réaliser de gains de capital, explique l’essentiel de la chute des hauts revenus. En outre, le revenu moyen du reste de la population a diminué de 11,6 % ; celle-ci a donc vu fondre les hausses de revenus qu’elle avait obtenues entre 2002 et 2007.

Avec la reprise économique, le revenu réel moyen par famille augmente globalement de 2,3 % en 2010, mais ces gains sont très inégalement répartis, puisque le centile supérieur voit son revenu réel moyen augmenter de 11,6 % alors que celui du reste de la population n’augmente que de 0,2 %. La reprise soutenue du marché boursier, marquée par une forte hausse des profits et des dividendes versés, dans un contexte de chômage et de hausses salariales réduites, laisse envisager une nouvelle répartition fortement inégalitaire des hausses de revenus en 2011.

Au final, les hauts revenus n’ont connu qu’une baisse temporaire de leur part du revenu national. Lorsque l'on exclut les gains en capital de l'analyse, la part du revenu versée au décile supérieur, estimée à 46,3 %, est supérieure à celle qui lui a été versée en 2007. L’accroissement des inégalités de revenus aux Etats-Unis semble ainsi se poursuivre après l’épisode de la Grande Récession.

Saez--inequalities.png

source : Saez (2012) 

Les évolutions historiques des inégalités aux Etats-Unis décrivent une courbe en U. La part du revenu détenue par le décile supérieur se maintenait aux alentours de 45 % entre le milieu des années vingt et 1940. La Seconde Guerre mondiale marque un brutal déclin de cette part et celle-ci se stabilise autour de 33 % dans les années soixante-dix. La part du décile supérieur augmente depuis le début des années quatre-vingt et retrouve désormais ses hauts niveaux d’avant-guerre. En atteignant 49,7 % en 2007, elle est alors supérieure aux valeurs observées après 1917 et notamment celle de 1928, année où la bulle boursière des roaring twenties atteignit son expansion maximale.

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