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3 mai 2020 7 03 /05 /mai /2020 15:11
Quels sont les déterminants fondamentaux de la part du capital ?

Le partage des revenus a été l’un des objets centraux de la science économique lorsque celle-ci s’est constituée au dix-huitième siècle et il est longtemps resté parmi ses premières préoccupations. Il a pourtant été relativement écarté de l’analyse à partir du milieu du vingtième siècle, lorsqu’il semblait avoir été établi que le partage de la valeur ajoutée entre les facteurs était constant à long terme. Cette stabilité apparaissait pour certains, notamment Nicholas Kaldor (1957), comme l’un des rares « faits stylisés » de la croissance économique. Celui-ci n'a toutefois pas résisté à l'épreuve du temps. Ces dernières décennies, plusieurs études ont suggéré que le partage des revenus nationaux a pu se déformer au détriment du travail depuis les années 1980, en particulier aux Etats-Unis (cf. graphique). Les analyses se sont alors multipliées pour vérifier ce constat et tenter de l’expliquer, mais aussi pour préciser le lien entre partage du revenu national et inégalités de revenu [Milanovic, 2017] ou entre partage du revenu et croissance économique [Charpe et alii, 2019].

GRAPHIQUE  Part nette du capital d’une vingtaine de pays (en % de leur revenu national)

Quels sont les déterminants fondamentaux de la part du capital ?

source : Bengtsson et alii (2020)

Les causes immédiates du partage de la valeur ajoutée, celles qui se manifestent à court terme, incluent certainement l’accumulation du capital, le niveau d’éducation, la technologie et les politiques redistributives des gouvernements. Adoptant un point de vue de très long terme, Erik Bengtsson, Enrico Rubolino et Daniel Waldenström (2020) ont cherché à faire émerger les déterminants fondamentaux du partage du revenu national entre travail et capital, ceux qui influencent les causes immédiates. Pour cela, ils ont étudié les liens entre diverses variables et le partage du revenu national de vingt pays depuis le milieu du dix-neuvième siècle en procédant à des études d’événements pour observer les effets d’amples chocs institutionnels. 

D’après leur analyse, l’introduction du suffrage universel au début du vingtième siècle a été associée à une chute significative de la part du capital : l’acquisition par les citoyens les moins favorisés du droit de participer au processus politique a réduit la part du capital d’environ 15 %, soit de 4 points de pourcentage. Cet effet s’observe encore une décennie après la réforme électorale. La démocratisation et le nouveau climat politique qu’elle instaure ont facilité la mise en œuvre de réformes réglementaires qui ont réduit les revenus du capital.

Bengtsson et ses coauteurs constatent que l’orientation partisane des gouvernements influence également le partage de la valeur ajoutée. Les victoires de la gauche aux élections durant l’ère démocratique ont déprimé la part du capital de 8 % en moyenne, soit d’environ 1,6 point de pourcentage. Les régressions de panel font apparaître une robuste corrélation négative entre, d’une part, les parts du capital et, d’autre part, l’imposition des hauts revenus et les dépenses publiques, ce qui suggère que c’est l’adoption de politiques redistributives qui déforme le partage des revenus nationaux au profit du travail. Un tel constat fait notamment écho aux conclusions de Ghazala Azmat et alii (2012), qui ont montré que les privatisations de certains services collectifs opérées depuis les années 1980 s’étaient traduites par une baisse de la part du travail dans les pays de l’OCDE.

L’étude d’une cinquantaine d’épisodes de décolonisations, relatifs à six pays colonisateurs, montre que celles-ci ont significativement réduit la part du capital dans les puissances coloniales. La perte d’une colonie déforme surtout le partage du revenu national dans les cinq années suivantes, la part du capital diminuant d’environ 7 % en moyenne sur ce laps de temps. Cet effet se dilue ensuite graduellement, mais il ne disparaît pas totalement. Les investissements réalisés dans les colonies semblent avoir constitué une source significative de profits pour les pays colonisateurs. 

Inversement, la tendance à la désyndicalisation contribue à expliquer la hausse du taux de capital ces dernières décennies. En effet, l’étude d’événement autour de l’application de la Trade Union Act au Royaume-Uni en 1984 montre que la chute de la syndicalisation a été plus forte dans celui-ci que dans des pays comparables. Or, la part du capital s’y est accrue de cinq points de pourcentage relativement aux autres pays. Ce résultat est confirmé par des régressions portant sur différents pays : lorsqu’ils régressent la part du capital nette sur la densité syndicale, Bengtsson et ses coauteurs décèlent un lien robuste entre désyndicalisation et hausse de la part du capital, ce qui suggère que la première a contribué à réduire le pouvoir de négociation des travailleurs. 

Enfin, contrairement à la théorie selon laquelle les guerres tendraient à rendre les sociétés plus égalitaires [Scheidel, 2017], l’observation des  guerres qui se sont déroulées depuis le milieu du dix-neuvième siècle et en particulier des deux guerres mondiales suggère que ces épisodes ont eu tendance à déformer le partage des revenus nationaux en faveur du capital : en moyenne une guerre accroît la part du capital d’environ 2 points de pourcentage, soit d’environ 7 %. Malgré le fait qu’elles se traduisent par une destruction du stock de capital, les guerres entraînent des mannes de profits qui accroissent la part du capital. 

Ces divers constats font ainsi écho à la récente littérature qui a mis l’accent sur les relations de pouvoir sur les marchés du travail et des produits comme déterminant de la part du capital [Autor et alii, 2020 ; Barkai, 2020 ; De Loecker et alii, 2020]. Plus largement, Bengtsson et ses coauteurs montrent que les institutions jouent un rôle crucial pour déterminer la répartition fonctionnelle du revenu et son évolution au cours du temps : la répartition du revenu national dépend fondamentalement du rapport de force au sein de la société et les institutions façonnent celui-ci. Leur étude amène en outre à confirmer que les réformes d'inspiration néolibérale qui ont été menées depuis les années quatre-vingt, notamment les mesures de déréglementation du marché du travail et de réduction de la taille de l'Etat, ont contribué à déformer le partage de la valeur ajoutée au détriment du travail en réduisant le pouvoir de négociation des travailleurs [Ciminelli et alii, 2018].

 

Références

AUTOR, David, David DORN, Lawrence F. KATZ, Christina PATTERSON & John VAN REENEN (2017), « The fall of the labor share and the rise of superstar firms », in Quarterly Journal of Economics, vol. 135, n° 2.

AZMAT, Ghazala, Alan MANNING & John Van REENEN (2012), « Privatization and the decline of labour’s share: International evidence from network industries », in Economica, vol. 79, n° 315.

BARKAI, Simcha (2020), « Declining labor and capital shares », in Journal of Finance.

BENGTSSON, Erik, Enrico RUBOLINO & Daniel WALDENSTRÖM (2020), « What determines the capital share over the long run of History? », IZA, discussion paper, n° 13199.

CHARPE, Matthieu, Slim BRIDJI & Peter MCADAM (2019), « Labor share and growth in the long run », BCE, working paper, n° 2251.

CIMINELLI, Gabriele, Romain DUVAL & Davide FURCERI (2018), « Employment protection deregulation and labor shares in advanced economies », FMI, working paper, n° 18/186.

DE LOECKER, Jan, Jan EECKHOUT & Gabriel UNGER (2020), « The rise of market power and the macroeconomic implications », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 135, n° 2.

KALDOR, Nicholas (1957), « A model of economic growth », in The Economic Journal, vol. 67, n° 268.

MILANOVIC, Branko (2017), « Increasing capital income share and its effect on personal income inequality », in H. Boushey, J. B. DeLong & M. Steinbaum (dir.), After Piketty, Harvard University Press.

SCHEIDEL, Walter (2017), The Great Leveler: Violence and the History of Inequality from the Stone Age to the Twenty-First Century, Princeton Univeristy Press.

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28 avril 2020 2 28 /04 /avril /2020 19:53
Comment les classes moyennes américaines se sont retrouvées à l'épicentre de l'instabilité financière

Relativement au revenu, la dette des ménages américains a été multipliée par quatre entre 1950 et 2008 : elle a atteint un pic en 2010, en s'élevait cette année-là à environ 120 %, contre 30 % à la fin de la Seconde Guerre mondiale (cf. graphique). Parallèlement, les inégalités de revenu se sont fortement creusées aux Etats-Unis : la part du revenu national détenue par les 10 % des ménages les plus rémunérés est passée de moins de 35 % à quasiment 50 % entre 1950 et 2016 [Piketty et Saez, 2003 ; Piketty et alii, 2018]

GRAPHIQUE  Ratio dette sur revenu et part du revenu des 10 % les plus rémunérés aux Etats-Unis

Comment les classes moyennes américaines se sont retrouvées à l'épicentre de l'instabilité financière

source : Bartscher et alii (2020)

Beaucoup ont naturellement relié la dynamique de la dette privée à celle des inégalités de revenu, si bien que plusieurs économistes  ont pu voir ces dernières comme un véritable facteur d’instabilité financière [Bazillier et Hericourt, 2015]. Raghuram Rajan (2010) et Joseph Stiglitz (2012) ont popularisé l’idée que la crise financière de 2007 et la subséquente Grande Récession ont pu être le sous-produit du creusement des inégalités de revenu observé aux Etats-Unis : la stagnation des revenus des ménages modestes, voire des classes moyennes, les aurait incités à s’endetter pour pouvoir maintenir leur consommation et accéder à la propriété immobilière ; les autorités américaines ont notamment cherché à faciliter leur endettement et leur accession à la propriété en procédant à la déréglementation financière.

Plusieurs travaux, notamment empiriques, sont allés dans le sens de cette thèse [Gaffard et Saraceno, 2009 ; Van Treeck, 2013]. Parmi eux, Michael Kumhof et Romain Rancière (2010), puis Michael Kumhof et alii (2013) ont montré non seulement que le creusement des inégalités a pu effectivement alimenter les déséquilibres macrofinanciers qui ont conduit à la crise financière en 2007, mais aussi qu’une telle déformation de la répartition des revenus a pu avoir été à l’origine d'une autre crise financière majeure, celle qui conduisit à la Grande Dépression des années trente. De plus, il est possible que cet endettement ait en retour alimenté les inégalités de revenu : d'une part, il a contribué à l'expansion du secteur financier et ainsi à l'essor des emplois très qualifiés ; d'autre part, il a permis aux ménages aisés de s'enrichir davantage en leur offrant de nouveaux placements financiers pour faire fructifier leur épargne.

Les récits de la récente crise financière américaine mettent généralement au premier plan les ménages les plus modestes (qualifiés d’emprunteurs « subprime ») dans la formation des déséquilibres : la hausse des prix de l’immobilier les aurait incités à s’endetter massivement, même s'ils n'en avaient pas les moyens, en leur donnant la possibilité de générer une plus-value ; mais la baisse des prix de l’immobilier amorcée en 2006 a fortement accru leurs difficultés à rembourser leur crédit et la hausse résultante des défauts de paiement aurait fini par déstabiliser l’ensemble du système financier américain, puis mondial.

Or, toutes les analyses ne corroborent pas totalement cette interprétation des événements : il semble notamment que ce soit les ménages des classes moyennes et les ménages aisés qui aient représenté une part majoritaire et croissante de l’ensemble des défauts de paiement dans les années qui ont immédiatement précédé la crise financière [Adelino et alii, 2016].

Cette difficulté à percevoir le rôle exact des emprunteurs dans l’émergence de la crise financière s’explique notamment par le manque de précision sur la dette des ménages et sa répartition entre ces derniers. Pour éclairer cette zone d’ombre, Alina Bartscher, Moritz Kuhn, Moritz Schularick et Ulrike Steins (2020) ont étudié la dynamique de la dette des ménages américains au cours de l’après-guerre afin de déterminer quels ménages ont autant emprunté et pour quels motifs. En s’appuyant sur une nouvelle base de données combinant les données issus de l’enquête sur les finances des consommateurs (Survey of Consumer Finances) menée depuis 1949 avec celles issues des enquêtes réalisées par la Réserve fédérale depuis 1983, les quatre chercheurs ont suivi l’évolution de l’emprunt des ménages le long de la répartition des revenus au cours des sept dernières décennies.

Leurs données confirment que ce sont effectivement les ménages connaissant une faible croissance de leur revenu qui sont à l’origine de la hausse de l’endettement, mais ce ne sont pas tout à fait ceux que les récits habituels du déroulement de la crise financière mettent en avant : la hausse de l’endettement des ménages américains s’explique avant tout par la hausse de l’endettement des familles de classes moyennes connaissant une faible croissance de leurs revenus. Le ratio dette sur revenu a particulièrement augmenté pour les ménages situés entre les 50ème et 90ème centiles de la répartition des revenus. En effet, leur endettement explique 55 % de la hausse de la dette de l'ensemble des ménages depuis 1950, alors que l’endettement des 50 % des ménages les plus modestes n’explique que 15 % de cette même hausse de l’endettement.

En termes réels, les revenus moyens des ménages situés entre les 50ème et 90ème centiles de la répartition des revenus ont augmenté de seulement 25 % depuis les années soixante-dix, soit de moins d’un demi-pourcent par an. Au cours de la même période, le volume de leur dette augmentait de 250 % au total, soit dix fois plus rapidement. Pourtant, les données révèlent que la richesse nette de ces ménages s’est, non pas dégradée, mais améliorée, ce qui ne peut s’expliquer que par une chose : la valeur de leur patrimoine immobilier a augmenté plus vite que le montant de leur dette. Effectivement, en termes réels, les prix de l’immobilier aux Etats-Unis ont augmenté de 75% entre le milieu des années soixante-dix et le milieu des années deux mille ; le ratio richesse immobilière sur revenu des classes moyennes a plus que doublé sur cette période en passant de 140 % à 300 % et la moitié de cette hausse s’explique par les effets-prix.

Leur revenu augmentait peu, mais ces classes moyennes ont pu, d’une part, emprunter davantage et, d’autre part, accroître leurs dépenses de consommation dans la mesure où le prix des logements qu’ils possédaient et qu'ils pouvaient éventuellement utiliser comme collatéraux augmentait. Ces ménages ont davantage emprunté et consommé parce qu’ils se sont sentis plus riches, commettant peut-être l’erreur de considérer la hausse des prix de l’immobilier comme permanente. Dans tous les cas, la hausse de l’endettement a rendu les bilans des ménages en définitive plus vulnérables aux fluctuations du revenu et des prix de l’immobilier : si l’on considère qu’un ménage est risqué dès lors que son ratio dette sur service dépasse les 40 % de son revenu, il apparaît que la valeur des prêts risqués a été multipliée entre les années cinquante et 2007 par cinq au niveau agrégé et par huit parmi les classes moyennes. Les classes moyennes américaines se sont par conséquent retrouvées à l’épicentre de la fragilité financière aux Etats-Unis.

 

Références

ADELINO, Manuel, Antoinette SCHOAR & Felipe Severino (2016), « Loan originations and defaults in the mortgage crisis: The role of the middle class », in Review of Financial Studies, vol. 29, n° 7.

BARTSCHER, Alina, Moritz KUHN, Moritz SCHULARICK & Ulrike STEINS (2020), « Modigliani meets Minsky: Inequality, debt, and financial fragility in America, 1950-2016 », CEPR, discussion paper, n° 14667.

BAZILLIER, Rémi, & Jérôme HERICOURT (2015), « Inégalités et instabilité financière : des maux liés ? », in CEPII, Economie mondiale 2016, éditions La Découverte.

GAFFARD, Jean-Luc Gaffard, & Francesco SARACENO (2009), « Redistribution des revenus et instabilité.  À la recherche des causes réelles de la crise financière », in Revue de l'OFCE, n° 110.

KUMHOF, Michael & Romain RANCIÈRE (2010), « Inequality, leverage and crises », FMI, working paper, n° 10/268.

KUMHOF, Michael, Romain RANCIÈRE & Pablo WINANT (2013), « Inequality, leverage and crises: The case of endogenous default », FMI, working paper, n° 13/249, 17 décembre.

PIKETTY, Thomas, & Emmanuel SAEZ (2003), « Income inequality in the United States, 1913-1998 », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 118, n° 1.

PIKETTY, Thomas, Emmanuel SAEZ & Gabriel ZUCMAN (2018), « Distributional national accounts: Methods and estimates for the United States », The Quarterly Journal of Economics, vol. 133, n° 2.

RAJAN, Raghuram G. (2010), Fault Lines: How Hidden Fractures Still Threaten the World Economy, éditions Princeton University Press.

STIGLITZ, Joseph E. (2012), Le Prix de l’inégalité, éditions Les Liens qui libèrent.

VAN TREECK, Till (2014), « Did inequality cause the U.S. financial crisis? », in Journal of Economic Surveys, vol. 28, n° 3.

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17 avril 2020 5 17 /04 /avril /2020 08:16
Quelle est la contribution d’un chef d’Etat à la croissance économique ?

Il y a encore quelques semaines, Donald Trump louait la bonne santé de l’économie américaine et n’hésitait pas à s’en attribuer le mérite : la croissance et la création d’emplois ont été vigoureuses au cours des premières années de son mandat, le taux de chômage atteignait des niveaux qu’il n’avait plus atteints depuis un demi-siècle et, par conséquent, l’expansion que connaissait l’économie américaine était sur le point de fêter son onzième anniversaire, si bien qu’elle constituait (depuis déjà quelques mois) la plus longue expansion qu’ait enregistrée le NBER pour l’économie américaine depuis qu’il date le cycle d’affaires. 

Mais les Etats-Unis, comme bien d’autres pays développés, sont en train de subir ce qui constitue peut-être la contraction la plus violente de l’activité économique depuis la Grande Dépression des années trente. Le taux de chômage avait atteint son plus faible niveau depuis un demi-siècle, mais il pourrait désormais rapidement atteindre son plus haut niveau depuis la Grande Dépression ; pire, il semble déjà avoir atteint en quelques semaines un niveau qu’il n’avait atteint lors de la Grande Dépression qu’au bout d’une année [Waechter, 2020]. Trump n’en sera pas en soi le responsable, mais cette nouvelle récession fera certainement que la croissance annuelle moyenne de son mandat sera en définitive particulièrement faible.

Finalement, Trump n’aura peut-être pas réussi à contredire un fait stylisé noté par Alan Blinder et Mark Watson (2016) : l’économie américaine réalise de bien meilleures performances économiques quand la Maison Blanche est occupée par un démocrate plutôt que par un républicain et cet écart est statistiquement significatif. Ainsi, depuis la Seconde Guerre mondiale, la croissance américaine a été la plus forte au cours du second mandat du démocrate Harry Truman ; elle s’était alors maintenue à un rythme moyen supérieur à 6 % par an. La plus mauvaise performance depuis la Seconde Guerre mondiale a été réalisée lors du deuxième mandat du républicain George W. Bush, la croissance américaine ayant été inférieure à 1 % par an en moyenne. 

Toute une littérature cherche à déterminer quel est le régime politique le plus favorable à la croissance économique et elle est loin d’aboutir à un consensus : une démocratie n’est pas forcément plus favorable à la croissance qu’une autocratie. Certes, un régime despotique favorise la monopolisation du pouvoir par une minorité confisquant l’essentiel des ressources et des richesses pour son propre intérêt, au détriment du reste de la société, or un creusement des inégalités est susceptible d’alimenter les motifs de mécontentement populaire. D’un autre côté, un tel régime peut plus facilement user de la répression et notamment de la force physique pour maintenir la sécurité et l’ordre, ce qui favorise les échanges et les investissements étrangers. En outre, le despote peut rechercher à accroître un maximum le bien-être collectif, soit parce qu’il est bienveillant, soit parce qu’il cherche à assurer son maintien au pouvoir, auquel cas il est incité à satisfaire aussi bien l’élite que le reste de la population pour éviter un coup d’Etat ou une révolution. Beaucoup n’ont pas manqué de régulièrement affirmer que l’économie chinoise n’aurait peut-être pas su maintenir une aussi forte croissance sur une période aussi longue si son régime avait été davantage démocratique : il n’est pas innocent que ses dirigeants aient toujours fixé une cible élevée de croissance.

A la frontière de cette littérature, plusieurs études ont cherché à déterminer si les dirigeants ont individuellement une importance pour la croissance économique : si la croissance économique a été bien plus forte sous Truman que sous Bush Jr, c’est peut-être parce que le premier a su se montrer bien plus efficace pour diriger la Maison Blanche. 

Benjamin Jones et Benjamin Olken (2005) sont les premiers à avoir véritablement cherché à déceler empiriquement l’impact des dirigeants sur la croissance. Pour ce faire, ils ont utilisé les décès des chefs d'Etat durant leur mandat (lorsqu’ils sont dus à la maladie ou à un accident) comme événements exogènes conduisant à un changement de dirigeant et essayé de rattacher ces événements à des variations dans le rythme de la croissance économique. Leur analyse suggère que les dirigeants importent pour la croissance : la variation de la croissance économique entre les deux dernières années du mandat d’un dirigeant et les deux premières années du mandat de son successeur est selon eux trop forte pour s’expliquer par le hasard.

D’autre part, Jones et Olken concluent que la contribution des dirigeants est effectivement statistiquement significative dans le cas des autocraties, mais elle pourrait être statistiquement négligeable dans les régimes démocratiques. L’explication est simple : le pouvoir des despotes est moins contraint par le cadre institutionnel que celui des dirigeants des régimes démocratiques. Dans ces derniers, la séparation des pouvoirs y est peut-être tellement poussée que la valeur ajoutée d'un chef d'Etat s'y avère finalement à peu près nulle.

D’autres études ont cherché à déceler l’effet sur la croissance de différents types de dirigeants sans forcément aboutir à des conclusions aussi positives que Jones et Olken. Par exemple, en étudiant si les dirigeants des villes chinoises influençaient la croissance économique locale et en exploitant le fait que ces dirigeants puissent changer de ville, Yang Yao et Muyang Zhang (2015) aboutissent à des résultats peu concluants. En analysant les données relatives à un millier de dirigeants politiques, Timothy Besley et alii (2011) ont cherché à déterminer si le rythme de la croissance était affecté par le niveau d’éducation du dirigeant : ils confirment que le niveau d’éducation des dirigeants est hétérogène et leur analyse suggère que la croissance économique tendrait à être d’autant plus élevée que le dirigeant a fait d’études. De son côté, Craig Brown (2019) estime que le cursus suivi est également important : la croissance économique serait plus forte lorsque le dirigeant a reçu une formation en économie plutôt que dans une autre discipline. Plus récemment, Benjamin Born et alii (2019) ont cherché à déterminer la contribution de Donald Trump à la bonne santé que l’économie américaine a affichée au début de son mandat : il apparaît qu’il n’y a pas d’« effet Trump », ni dans un sens, ni dans un autre, puisque l’économie américaine ne semble pas réaliser de meilleures ou de pires performances qu’elle n’aurait réalisées avec un autre président. Trump a beau avoir déclaré une guerre commerciale et notamment par ce biais fortement accru l’incertitude entourant la politique économique, d’autres de ses mesures semblent avoir stimulé l’activité, comme ses baisses massives d’impôts [Kopp et alii, 2019].

Si la littérature portant sur la contribution individuelle des dirigeants s’est développée tardivement et reste relativement réduite, c’est notamment en raison des difficultés que soulève la détermination de cette contribution. Dans la plupart des études citées ci-dessus, la contribution d’un dirigeant est estimée à partir du taux de croissance, or ce dernier est un bien mauvais estimateur. Tout d’abord, les taux de croissance sont volatiles, si bien qu’un taux de croissance moyen élevé durant le mandat d’un dirigeant peut être dû à une bonne fortune plutôt qu’à l’adoption d’une bonne politique et un faible taux de croissance peut être dû à la malchance plutôt qu’à l’adoption d’une mauvaise politique ; d’ailleurs, lorsqu’ils cherchent à expliquer la meilleure performance que connaît l’économie américaine lorsque la présidence est entre les mains d’un démocrate plutôt que d’un républicain, Blinder et Watson notent que les politiques budgétaire et monétaire n’apparaissent pas systématiquement plus accommodantes sous les présidents démocrates, mais que ces derniers semblent avoir davantage eu la chance d’être en poste lorsque l’économie américaine subissait des chocs positifs et bénéficiait d’un environnement international favorable. Ensuite, un taux de croissance moyen peut s’expliquer  davantage par un effet propre au pays que par un effet propre au dirigeant. 

Pour William Easterly et Steven Pennings (2020), il s’agit typiquement d’un problème d’extraction du signal : en l’occurrence, la contribution d’un dirigeant est le signal que l’on cherche à extraire des données de la croissance, mais il est parasité par de nombreux facteurs comme les erreurs de mesure, la bonne fortune ou la malchance, les caractéristiques propres au pays et les chocs de nature régionale ou mondiale. Le problème s’apparente à celui que l’on rencontre lorsqu’on cherche à évaluer la valeur ajoutée d’un professeur dans les résultats obtenus par ses élèves à un examen : les performances réalisées par les élèves dépendent de nombreux facteurs autres que la seule performance de leur professeur, notamment de leur environnement familial (par exemple des ressources matérielles, culturelles, sociales, etc., à leur disposition), de la chance, etc., sans compter qu’il peut y avoir également un problème de précision dans la mesure même de la performance (un professeur n’ayant pas les mêmes critères d’évaluation qu’un autre, etc.) [Kane et Staiger, 2008 ; Chetty et alii, 2014].

Parmi l’ensemble des chefs d'Etat qui ont été au pouvoir dans le monde depuis 1950, Easterly et Pennings identifient 650 dirigeants qui sont restés au pouvoir pendant au moins trois années et pour lesquels des données relatives à la croissance sont disponibles pour chaque année de leur mandat. Ils ont développé une nouvelle méthode économétrique pour surmonter le problème de l’extraction du signal et estimer la contribution individuelle de chacun de ces dirigeants à la croissance économique de leur pays.

Easterly et Pennings tirent quatre conclusions de leur analyse. Premièrement, celle-ci suggère que seule une poignée de dirigeants ont eu une contribution statistiquement significative à la croissance : en l’occurrence, ce n’est le cas que de 45 dirigeants parmi les 650 dirigeants de leur échantillon, c’est-à-dire 7 % d’entre eux. Il n’est donc pas possible de distinguer une contribution significative pour la majorité des dirigeants à partir des données de croissance. Soit le mandat d’un dirigeant est trop court pour révéler quelque chose à propos de sa contribution à la croissance économique en utilisant les données de croissance ou il est alors trop long pour distinguer sa contribution des effets propres au pays. En définitive, il est difficile de tenir un dirigeant pour responsable de la performance de son économie.

Deuxièmement, l’analyse confirme que certains célèbres chefs d'Etat ont eu une contribution statistiquement significative, qu’elle soit positive ou négative, sur la croissance économique : l’histoire est effectivement émaillée de « despotes bienveillants » et de « mauvais empereurs ». Le dirigeant qui a eu la large contribution positive à la croissance qui soit statistiquement significative est Seretse Khama, le président du Botswana de l’indépendance du pays en 1966 à sa mort en 1980 ; au cours de cette période, le Bostwana fut d’ailleurs le pays qui connut la plus forte croissance au monde. A l’opposé, le dirigeant qui a eu la large contribution négative à la croissance qui soit statistiquement significative est le général Joseph Raoul Cédras, qui écarta du pouvoir Jean-Bertrand Aristide, le premier président démocratiquement élu d’Haïti, et qui le remplaça à la tête du pays pendant trois ans : le coup d’Etat qu’il organisa contre Aristide et les massacres qu’il est accusé d’avoir organisés suscitèrent notamment des sanctions étrangères qui firent s’écrouler l’économie haïtienne. 

Troisièmement, la qualité des despotes est plus hétérogène que celle des dirigeants des régimes démocratiques. Cela dit, les despotes ne sont pas surreprésentés parmi les dirigeants dont la contribution a été statistiquement significative, dans la mesure où les autocraties ont un processus de croissance bien plus bruité que les démocraties. Même si les dirigeants des autocraties importent plus pour la croissance, il est difficile d’identifier ceux parmi eux qui importent.

Quatrièmement, le taux de croissance moyen lors du mandat d’un dirigeant est quasiment inutile pour mesurer le véritable effet d’un dirigeant, qu’il soit positif ou négatif, sur la croissance économique. 

 

Références

BESLEY, Timothy, Jose G. MONTALVO & Marta REYNAL‐QUEROL (2011), « Do educated leaders matter? », in Economic Journal, vol. 121.

BLINDER, Alan S., & Mark W. WATSON (2016), « Presidents and the U.S. economy: An econometric exploration », in American Economic Review, vol. 106, n° 4.

BORN, Benjamin, Gernot MÜLLER, Moritz SCHULARICK & Petr SEDLACEK (2019), « Stable genius? The macroeconomic impact of Trump », CEPR, discussion paper, n° 13798.

BROWN, Craig (2019), « Economic leadership and growth », in Journal of Monetary Economics.

CHETTY, Raj, John N. FRIEDMAN & Jonah E. ROCKOFF (2014), « Measuring the impacts of teachers I: Evaluating bias in teacher value-added estimates », in American Economic Review, vol. 104, n° 9.

EASTERLY, William, & Steven PENNINGS (2020), « Leader value added: Assessing the growth contribution of individual national leaders », Banque mondiale, policy research working paper, n° 9215.

JONES, Benjamin J., & Benjamin A. OLKEN (2005), « Do leaders matter? National leadership and growth since World War II », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 120, n° 3.

KANE, Thomas J., & Douglas O. STAIGER (2008), « Estimating teacher impacts on student achievement: An experimental evaluation », NBER, working paper, n° 14607.

KOPP, Emanuel, Daniel LEIGH, Susanna MURSULA & Suchanan TAMBUNLERTCHAI (2019), « U.S. investment since the tax cuts and jobs act of 2017 », FMI, working paper, n° 19/119.

WAECHTER, Philippe (2020), « Marché du travail américain – Mise à jour au 9 avril », blog.

YAO, Yang, & Muyang ZHANG (2015), « Subnational leaders and economic growth: Evidence from Chinese cities », in Journal of Economic Growth, vol. 20, n° 4.

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