La pandémie de COVID-19 et les politiques de confinement adoptées par les autorités en vue d’en contenir la propagation nuisent déjà manifestement à l'activité économique à court terme. Elles entraînent une puissante récession, que l’on pourrait d’ailleurs qualifier de dépression, en raison non pas (espérons-le) de sa durée, mais de son extrême violence ; dans le cas de la France, chaque mois de confinement devrait amputer la croissance annuelle du PIB de trois points de pourcentage [INSEE, 2020]. Dans la mesure où elle découle du confinement, la récession est en soi nécessaire ; pour autant, cela ne justifie pas que les autorités ne doivent pas chercher à réduire la sévérité de celle-ci.
Les canaux via lesquels l’épidémie et les politiques de confinement affectent l’activité économique à court terme sont désormais assez clairs. Il y a tout d’abord un choc d’offre négatif : une partie des travailleurs ne peut plus participer à la production ; plusieurs sites de production, notamment des usines, sont délibérément fermés ; et, pour ces diverses raisons, les sites de production toujours en activité peuvent manquer de biens intermédiaires, si bien qu’elles sont obligées de ralentir à leur tour le rythme de leur production, ce qui transmet le choc en aval. Mais il y a aussi en parallèle un choc de demande négatif : puisque chaque entreprise tend à réduire sa production, elle réduit ses commandes en biens intermédiaires, ce qui réduit davantage les débouchés de ses fournisseurs et répercute le choc en amont ; surtout, les ménages sont poussés à réduire les interactions sociales, ce qui les contraint à réduire leur consommation. L’incertitude quant aux répercussions exactes de l’épidémie tant sur le plan médical qu'économique freine directement l’investissement, ce qui réduit à nouveau la demande ; elle incite notamment les ménages à chercher à dégager une épargne de précaution, ce qui les incite davantage à comprimer leurs dépenses. Les gouvernements adoptent des plans de relance pour soutenir l'activité, mais ces ceux-ci, en stimulant la demande dans un contexte d’offre contenue, pourraient à moyen terme créer des pénuries et des tensions inflationnistes [Baldwin, 2020]. Cela dit, ce n'est pas parce que les plans de relance sont susceptibles d'avoir des effets pervers que les autorités ne doivent pas chercher à contenir la contagion économique : il faut notamment chercher à empêcher que les entreprises fassent faillite à la chaîne et que le chômage ne s'envole, notamment pour éviter que la multiplication des défauts de paiement n'entraîne un effondrement du système bancaire et une crise financière.
Notamment pour essayer d’en prévoir les conséquences, de nombreuses analyses ont cherché à tirer des parallèles ces dernières semaines entre l’actuelle épidémie de coronavirus et une pandémie qui a marqué le début du vingtième siècle, en l’occurrence la grippe espagnole. Malheureusement, les travaux cherchant à déterminer les répercussions économiques de cette dernière sont relativement rares, en raison de la difficulté méthodologique d’un tel exercice : l’épidémie de grippe espagnole a éclaté dans le sillage immédiat de la Première Guerre mondiale, si bien qu’il est difficile de distinguer clairement l’impact de l'épidémie de celui du conflit. Ayant cherché à surmonter cette difficulté, Robert Barro et alii (2020) estiment qu’un pays a typiquement connu une baisse de 6% de son PIB réel et de 8 % de sa consommation avec la grippe espagnole. Cette dernière a donc provoqué le quatrième plus grand désastre économique, en termes d’importance, qu’ait connu l’économie mondiale depuis 1870, c’est-à-dire après la Seconde Guerre mondiale, la Grande Dépression des années trente et la Première Guerre mondiale.
En fait, la littérature économique s’est surtout focalisée sur une pandémie bien plus ancienne, en l'occurrence celle de la peste au quatorzième siècle [Broadberry, 2013 ; Temin, 2014]. Cette épidémie a décimé un tiers de la population européenne en trois ans et plus de la moitié au cours du siècle suivant. Elle a eu de profondes répercussions économiques, mais toutes n'ont pas été négatives. D’un côté, elle a pu freiner les relations commerciales et empêché ainsi un approfondissement de la division du travail. Mais les pénuries de main-d’œuvre ont aussi eu plusieurs effets bénéfiques. Parce qu'elles ont augmenté le pouvoir de négociation des travailleurs, ces derniers ont joui de fortes revalorisations de salaires ; en Angleterre, l’épidémie a réduit de 25 % à 40 % l’offre de travail et entraîné une hausse de 100 % des salaires réels [Clark, 2007 ; 2010]. Les pénuries de main-d’œuvre ont aussi incité les entreprises à innover. Elles ont notamment stimulé l’innovation technologique dans le secteur agricole, mais aussi conduit à une redéfinition du rôle de la femme dans l’économie et dans la société : les femmes ont été davantage invitées à entrer dans la vie active, à retarder leur mariage et à devenir plus indépendantes [Voigtländer et Hans-Joachim Voth, 2013]. L’épidémie de peste a en outre eu pour effet d’accroître les dotations en terres et en capital par tête des survivants. En définitive, elle a pu contribuer à rendre le contexte européen favorable à l’industrialisation, au décollage de la croissance économique et finalement à la « Grande Divergence » des niveaux de vie des différents pays observée au dix-neuvième siècle, mais au prix du plus grand désastre humain que l'Histoire ait connu.
Dans une étude qu'ils viennent tout juste de rendre disponible, Oscar Jordà, Sanjay Singh et Alan Taylor (2020) ont cherché à déterminer quelles étaient les répercussions des pandémies sur l’activité économique à moyen à long terme. Pour cela, ils ont étudié les taux de rendements sur les actifs en utilisant une base de données remontant jusqu’au quatorzième siècle, une fenêtre temporelle comprenant douze pandémies majeures au cours de chacune desquelles plus de 100.000 personnes sont mortes. Ils s’appuient en l’occurrence sur la base de données construite par Paul Schmelzing (2020) ; celle-ci recouvre l’Allemagne, l’Espagne, la France, l’Italie, les Pays-Bas et le Royaume-Uni.
GRAPHIQUE 1 Le taux d’intérêt réel naturel européen (en %)
source : Jordà et alli (2020)
A partir de cette base de données, Jordà et ses coauteurs ont reconstitué le taux d’intérêt brut pour l’ensemble de ces économies pondérées en fonction de leur PIB, puis ont cherché à estimer le taux d’intérêt naturel (cf. graphique 1). Ce dernier est le niveau des rendements réels sur les actifs sûrs qui équilibre l’offre d’épargne et la demande d’investissement tout en permettant de stabiliser les prix [Laubach et Williams, 2003 ; Woodford, 2003].
GRAPHIQUE 2 Réaction du taux d’intérêt réel naturel européen à une pandémie ou à une guerre (en points de %)
source : Jordà et alli (2020)
Jordà et ses coauteurs constatent que les grandes pandémies des derniers siècles ont été typiquement suivies par de faibles rendements sur les actifs et que ces effets se manifestaient encore une quarantaine d’années après la fin de l'épisode pandémique (cf. graphique 2). A titre de comparaison, il apparaît à l’inverse que les guerres ne présentent pas de tels effets, voire qu’elles tendraient plutôt à stimuler l’activité économique à long terme. Ce constat pourrait s’expliquer par le fait que les conflits se traduisent par une destruction du stock de capital, donc entraînent d'importants investissements en vue de reconstituer celui-ci, ce qui peut non seulement stimuler la demande (en augmentant les débouchés des entreprises), mais aussi l'offre (en modernisant le capital). Des données plus éparses suggèrent en outre à Jordà et alii que les salaires réels pourraient être plus élevés dans le sillage des pandémies, ce qui pourrait s’expliquer par le fait que les pandémies entraînent des pénuries de travailleurs et que ces derniers gagnent alors en pouvoir de négociation.
Cette réaction du taux d’intérêt suggère que les pandémies sont suivis par des périodes longues de plusieurs décennies marquées par de faibles opportunités d’investissement, s’expliquant certainement par l’important volume de capital par tête laissé aux survivants ou par le plus grand désir d’épargner de ces derniers, selon un motif de précaution. Si ce même schéma se répète suite à l’épidémie de coronavirus, les taux d’intérêt réels devraient effectivement se maintenir à un très faible niveau ces prochaines décennies. Cela offre aux gouvernements une marge de manœuvre importante pour emprunter, non seulement pour absorber le choc immédiat que l’épidémie et les politiques de confinement font subir à l’économie, mais aussi pour financer des projets d’investissement public, en premier lieu la transition écologique, qui sont indispensables pour le bien-être des générations futures.
Références
BALDWIN, Richard (2020), « The supply side matters: Guns versus butter, COVID-style », in VoxEU.org, 22 mars 2020. Traduction française, « Récession liée au coronavirus : il ne faut pas oublier l'offre ! ».
BROADBERRY, Stephen (2013), « Accounting for the great divergence », in VoxEU.org, 16 novembre.
INSEE (2020), « Point de conjoncture du 26 mars ».
WOODFORD, Michael (2003), Interest and Prices: Foundations of a Theory of Monetary Policy, Princeton University Press.