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9 avril 2020 4 09 /04 /avril /2020 14:58
Quel est le coût des cycles d'affaires ?

Les gouvernements et les banques centrales doivent-ils chercher à stimuler l’activité à court terme lorsque l’économie bascule dans une récession ? Pour de nombreux économistes, notamment les nouveaux classiques et les théoriciens des cycles réels, la réponse est négative : les relances budgétaire et monétaire sont au mieux inefficaces, au pire nuisibles.

Robert Lucas (1987, 2003) est allé plus loin : il a affirmé que les gains en termes de bien-être tirés d'un éventuel lissage des cycles d’affaires étaient négligeables. A partir de quelques calculs « au dos de l’enveloppe », il note que les déviations de la consommation américaine par rapport à sa tendance d’après-guerre présentent de très faibles coûts en termes de bien-être, en l’occurrence un coût inférieur à 0,1 %. Autrement dit, les ménages américains ne seraient guère prêts à sacrifier qu’un millième de leurs dépenses de consommation pour s’assurer contre le risque que celles-ci fluctuent avec le cycle d’affaires. Ou, pour le dire encore autrement, les ménages seraient indifférents entre une consommation maintenue sur sa trajectoire tendancielle et une consommation fluctuant au gré du cycle d’affaires. Bien sûr, ce résultat dépend des hypothèses retenues par Lucas, concernant notamment les préférences des ménages ou les chocs : par exemple, ces derniers sont supposés être transitoires et gaussiens, distribués aléatoirement et indépendamment les uns des autres, si bien que la consommation est supposée revenir rapidement à sa trajectoire tendancielle. Plusieurs études sont parties du même cadre théorique que Lucas en relâchant certaines de ses hypothèses, mais beaucoup d’entre elles sont difficilement parvenues à faire émerger des coûts supérieurs à 1 % ou 2 %.

Cette apparente faiblesse du coût des cycles d’affaires en termes de bien-être a amené Lucas à deux conclusions. D’une part, il apparaît encore moins justifié à ses yeux que les gouvernements et les banques centrales cherchent à stabiliser l’activité et notamment à contrer les récessions via les politiques conjoncturelles. D’autre part, il apparaît peu opportun que les économistes s’intéressent à la question du cycle d’affaires : ils devraient mieux se focaliser sur des questions plus importantes, comme l’identification des déterminants de la croissance économique à long terme. C'est précisément le changement de cap qu'opère Lucas à la fin des années quatre-vingt, en se lançant dans des travaux qui contribueront à l'émergence des théories de la croissance endogène.

Toutefois, l'idée d'un faible coûts des cycles d'affaires ne colle pas avec une énigme relevée par la littérature macrofinancière [Mehra et Prescott, 1985] : il existe une forte prime de risque sur les actions. En l'occurrence, les rendements boursiers sont bien plus élevés que les rendements des bons du Trésor américains, considérés comme sûrs, si bien qu’il apparaît aberrant que les investisseurs financiers achètent ces derniers, à moins qu’ils nourrissent une très forte aversion au risque. Il est difficile de justifier l’existence de cette prime de risque si la volatilité de la consommation n’a guère de coûts en termes de bien-être.

Thomas Rietz (1988) a suggéré que l’importance de cette prime de risque pouvait s’expliquer par la possibilité de « désastres rares ». Ces derniers désignent des événements comme les conflits armés, les dépressions, les crises financières, les catastrophes climatiques comme les cyclones, les séismes, les tsunamis et les pandémies, qui sont extrêmement peu fréquents, mais qui sont susceptibles d’être très coûteux. Alors que la suggestion de Rietz a été relativement ignorée pendant près de deux décennies, Robert Barro (2006) a montré que les désastres ont été assez fréquents et massifs à travers le monde au cours de l’histoire pour qu’elle puisse s’avérer valide.

Barro définit comme désastre tout événement ayant entraîné une baisse cumulative du PIB ou de la consommation d’au moins 10 % sur une poignée d'années. En observant un échantillon de 28 pays pour la consommation et de 40 pays pour le PIB depuis la fin du dix-neuvième siècle, Robert Barro et José Ursúa (2011) ont identifié 125 chutes de la consommation d’au moins 10 % et 183 chutes du PIB d’au moins 10 % ; les premières s’élèvent en moyenne à 21,6 %  et les secondes à 20,8 % ; elles durent en moyenne 3,6-3,7 ans. En se contentant d’observer les chutes d’au moins 10 % de la consommation et en observant un échantillon davantage restreint aux pays développés, Emi Nakamura et alii (2013) estiment que la probabilité qu’une économie connaisse un tel désastre au cours d’une année donnée s’élève à 1,7 %. En outre, ils constatent qu’un désastre atteint en moyenne son creux au bout de 6,5 ans environ et qu’il se traduit par une chute cumulative de 30 % de la consommation entre le pic et le creux (cf. graphique). La moitié de cette chute est effacée lors de la reprise consécutive, si bien que le désastre se traduit en définitive à long terme par une chute de 14 %.

GRAPHIQUE  Réponse typique de la consommation à un désastre rare (en %)

Quel est le coût des cycles d'affaires ?

source : Nakamura et alii (2013)

Les trois plus gros chocs que l’économie mondiale a connus depuis 1870 ont été la Première Guerre mondiale, la Grande Dépression des années trente et la Seconde Guerre mondiale ; de nombreux pays à travers le monde ont connu un désastre lors de ces trois épisodes. La grippe espagnole constitue le quatrième plus gros choc que l’économie mondiale ait connu depuis la fin du dix-neuvième siècle, de nombreux pays subissant en conséquence un désastre entre 1918 et 1920 [Barro et alii, 2020]. En dehors de ces épisodes, il y a eu des désastres particulièrement marquants comme l’effondrement de l’économie espagnole lors de la guerre civile, la contraction de l’activité chilienne une première fois dans les années soixante-dix, puis une seconde fois dans les années quatre-vingt, ou encore l’effondrement de l’économie sud-coréenne lors de la crise financière asiatique à la fin des années quatre-vingt-dix. 

Suite au travail précurseur de Barro (2006), plusieurs modélisations des désastres rares ont été développées [Gabaix, 2008 ; Wachter, 2013]. Dans ces modèles, la distribution de la croissance économique a d’épaisses extrémités (fat tails) : il y a des pertes peu fréquentes, mais larges, si bien que les coûts en termes de bien-être apparaissent bien plus élevés. Leur ampleur dépend de la taille et de la probabilité des désastres. A partir des données historiques, Barro (2009) estime que le coût en bien-être s’élève à près de 20 % en raison des pertes générées par les désastres, soit un coût significativement plus ample que lorsque l’on suppose une distribution gaussienne des perturbations.

Mais toute cette littérature pourrait sous-évaluer les coûts des fluctuations économiques en considérant que ceux-ci ne proviennent que des désastres rares ; elle laisse dans l’angle mort des événements bien plus fréquents, mais qui ne sont pas assez coûteux pour être qualifiés de de désastres selon la définition de Barro. En utilisant des données empiriques de long terme concernant les pays développés, Jordà, Òscar, Moritz Schularick et Alan Taylor (2020) concluent que nous vivons dans un monde qui n’est décidément pas « gaussien » : la croissance économique des pays développés n’est pas gaussienne. Tous les cycles d’affaires sont fortement asymétriques et ils s’apparentent à de « mini-désastres ».

Jordà et ses coauteurs ont réestimé les coûts des cycles d’affaires dans le cadre de fréquents risques extrêmes. En utilisant les données relatives à l’économie américaine après la Seconde Guerre mondiale, ils constatent que l’ampleur de ces pertes en bien-être serait comprise entre 10 % et 15 % : autrement dit, les ménages américains seraient prêts à sacrifier entre 10 % et 15 % de leur consommation pour éviter les fluctuations conjoncturelles. Ce chiffre est supérieur aux valeurs généralement avancées par la littérature et surtout aux estimations initialement avancées par Lucas. Les coûts en bien-être sont substantiels non seulement pour les désastres rares, mais aussi pour les mini-désastres, plus petits, mais plus fréquents, qui ponctuent chaque cycle d’affaires. Les ménages essuient d’importantes pertes en bien-être lors des récessions que les économies subissent en temps de paix, même lorsqu’elles ne sont pas synchrones avec une crise financière. En outre, Jordà et alii notent que les pertes en bien-être ont augmenté au cours des dernières décennies, marquées par des récessions plus fréquemment synchronisées avec une crise financière. Ces estimations sous-estiment certainement le coût du cycle d’affaires, dans la mesure où les trois chercheurs prennent en compte le fait que les récessions synchrones aux crises financières sont marquées par des pertes permanentes, mais non l’idée, plus controversée, que c’est également le cas pour les récessions normales [Cerra et Sexena, 2017 ; Cerra et alii, 2020].

En définitive, les gains en bien-être qui sont associés aux politiques conjoncturelles sont non seulement significatifs, mais ils ont augmenté au cours des dernières décennies. L’Etat doit véritablement  chercher à jouer son rôle d’« assureur en dernier ressort » [Tripier, 2020].

 

Références

BARRO, Robert J. (2006), « Rare disasters and asset markets in the twentieth century », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 121, n° 3.

BARRO, Robert J. (2009), « Rare disasters, asset prices, and welfare costs », in The American Economic Review, vol. 99, n° 1.

BARRO, Robert J., & Tao JIN (2011), « On the size distribution of macroeconomic disasters », in Econometrica, vol. 79, n° 5.

BARRO, Robert J., & José F. URSÚA (2008), « Macroeconomic crises since 1870 », in Brookings Papers on Economic Activity, vol. 39.

BARRO, Robert J., & José F. URSÚA (2012), « Rare macroeconomic disasters », in Annual Review of Economics, Annual Reviews, vol. 4, n° 1.

BARRO, Robert J.,  José F. URSÚA & Joanna WENG (2020), « The coronavirus and the Great Influenza Epidemic. Lessons from the “Spanish flu” for the coronavirus’s potential effects on mortality and economic activity », CESifo, working paper, n° 8166.

CERRA, Valerie, & Sweta C. SAXENA (2017), « Booms, crises, and recoveries: A new paradigm of the business cycle and its policy implications », FMI, working paper, n° 17/250.

CERRA, Valerie, Antonio FATÁS & Sweta SAXENA (2020), « Hysteresis and business cycles », CEPR, discussion paper, n° 14531.

GABAIX, Xavier (2008), « Variable rare disasters: A tractable theory of ten puzzles in macro-finance », in The American Economic Review, vol. 98, n° 2.

JORDÀ, Òscar, Moritz SCHULARICK & Alan M. TAYLOR (2020), « Disasters everywhere: The costs of business cycles reconsidered », Federal Reserve Bank of San Francisco, working paper, n° 2020-11.

LUCAS, Robert E., Jr. (1987), Models of Business Cycles, Basil Blackwell.

LUCAS, Robert E., Jr. (2003), « Macroeconomic priorities », in The American Economic Review, vol. 93, n° 1.

MEHRA, Rajnish, & Edward C. PRESCOTT (1985), « The equity premium: A puzzle », in Journal of Monetary Economics, vol. 15, n° 2.

NAKAMURA, Emi, Jón STEINSSON, Robert BARRO & José URSÚA (2013), « Crises and recoveries in an empirical model of consumption disasters », in American Economic Journal: Macroeconomics, vol. 5, n° 3.

RIETZ, Thomas A. (1988), « The equity risk premium: A solution», in Journal of Monetary Economics, vol. 22, n° 1.

TRIPIER, Fabien (2020), « Coronavirus : Ne pouvant éliminer le risque de désastre, il faut en limiter le coût économique et social », in Blog du CEPII, 8 avril.

WACHTER, Jessica A. (2013), « Can time-varying risk of rare disasters explain aggregate stock market volatility? », in Journal of Finance, vol. 68, n° 3.

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7 avril 2020 2 07 /04 /avril /2020 14:42
Le vieillissement démographique, ou le meurtre suicidaire du rentier

La littérature empirique a relevé plusieurs tendances macrofinancières à l’œuvre ces dernières décennies. Par exemple, les taux d’intérêt réels ont eu tendance à diminuer, ce qui a pu évoquer chez certains l’« euthanasie du rentier » à laquelle appelait John Maynard Keynes. En l’occurrence, d'après les estimations de Lukasz Rachel et Thomas Smith (2015), les taux d’intérêt réels mondiaux ont baissé de 450 points de base depuis 1980.

En outre, les rendements sur les actions dans le monde ont eu tendance à augmenter. Dans la mesure où les taux d’intérêt ont eu tendance à baisser, cela suggère que la prime de risque sur les actions a eu tendance à augmenter. En l’occurrence, d’après les estimations de Kevin Daly (2016), la prime de risque mondiale sur les actions a augmenté de 2,5 points de pourcentage depuis 2000. Aux Etats-Unis, la prime de risque sur les actions a pu baisser de 2 à 5 points de pourcentage depuis la fin des années quatre-vingt-dix, c’est-à-dire depuis la formation de la bulle internet (cf. graphique 1).

GRAPHIQUE 1  Taux sûrs, rendements boursiers et prime de risque sur les actions

Le vieillissement démographique, ou le meurtre suicidaire du rentier

source : Kopecky et Taylor (2020)

Pour beaucoup d’économistes, les taux d’intérêt dépendent fondamentalement de la confrontation de l’investissement et de l’épargne : c'est l'idée du taux d'intérêt naturel. Dans la mesure où il constitue une tendance lourde susceptible de stimuler l’épargne tout en déprimant l’investissement, le vieillissement démographique est considéré comme un bon suspect pour expliquer la baisse tendancielle des taux d’intérêt. En effet, dans la mesure où les taux de natalité baissent et où l’espérance de vie augmente, l’âge moyen et la part des personnes âgées dans la population tendent à augmenter (cf. graphique 2). Or, plus les individus anticipent qu’ils vivront longtemps, plus ils chercheront à épargner durant leur vie active et moins ils chercheront à désépargner au cours de leur retraite. Par conséquent, le vieillissement démographique tend à gonfler l’épargne agrégée.

GRAPHIQUE 2  Parts des différentes classes d’âges dans la population étasunienne (en %)

Le vieillissement démographique, ou le meurtre suicidaire du rentier

source : Kopecky et Taylor (2020)

Plusieurs études ont effectivement conclu que le vieillissement démographique constitue un important facteur derrière la baisse des taux d’intérêts réels ces dernières décennies. Concernant les Etats-Unis, Etienne Gagnon et alii (2016) estiment que le vieillissement démographique peut avoir contribué à faire baisser de 125 points de base les taux d’intérêt réels de long terme depuis les années quatre-vingt. Carlos Carvalho et alii (2016) estiment que l’impact semble être encore plus large et, en cherchant à déterminer par quel biais la dynamique démographique affecte les taux, ils concluent qu’il s’agit surtout d’un produit de l’allongement de l’espérance de vie. Noëmie Lisack et alii (2017) estiment quand à eux que les tendances démographiques expliquent environ la moitié de la baisse des taux d’intérêt réels mondiaux depuis 1980.

La dynamique démographique a notamment été rattachée aux taux d’intérêt par les partisans de l’hypothèse de la stagnation séculaire [Summers, 2015 ; Eggertsson et alii, 2016 ; Rachel et Summers, 2019]. En effet, parce qu’il déprime l’investissement et alimente l’épargne, le vieillissement démographique ne se contente pas de baisser les taux d’intérêt : il freine l’inflation et déprime la croissance économique. De ce point de vue, de faibles taux d’intérêt, une faible inflation et une faible croissance sont les symptômes d’une demande globale structurellement déprimée. 

Mais toute la littérature qui a rattaché la baisse des taux d’intérêt à la dynamique démographique n’a pas su expliquer l’évolution des primes de risque sur les actions. C’est une telle explication que viennent de proposer Joseph Kopecky et Alan Taylor (2020). En examinant les effets de la dynamique démographique sur les allocations de portefeuille au cours du cycle de vie, les deux économistes ont suggéré un canal via lequel le vieillissement démographique est susceptible d’expliquer le comportement de la prime de risque sur les actions. 

Comme l’ont notamment étudié les modèles de cycle de vie des choix de portefeuille, plus un individu vieillit, moins il cherchera à détenir des actifs risqués, plus il rééquilibrera son portefeuille en faveur des actifs sûrs [Bodie et Samuelson, 1992]. Donc, en vieillissant, les générations du baby-boom génèrent une masse croissante d’épargne, alors même qu’ils réduisent la part des actions dans leurs portefeuilles. Par conséquent, l’accroissement de la part des personnes âgées dans la population contribue à pousser les taux d’intérêt à la baisse tout en augmentant les rendements boursiers.

En poursuivant leur analyse, Kopecky et Taylor concluent que le taux sur les actifs sûrs a peut-être davantage baissé entre 1990 et 2017 que ce que suggèrent la plupart des estimations existantes. D’après leurs prévisions, si le vieillissement démographique se poursuit peu ou prou au rythme qui est aujourd’hui attendu, il devrait davantage pousser le taux sûr en territoire négatif, tout en laissant la prime de risque sur les actions à un niveau élevé.

 

Références

BODIE, Zvi, & William F. SAMUELSON (1992), « Labor supply flexibility and portfolio choice in a life-cycle model », in Journal of Economic Dynamics and Control, vol. 16, n° 3–4.

CARVALHO, Carlos, Andrea FERRERO et Fernanda NECHIO (2016), « Demographics and real interest rates: Inspecting the mechanism », in European Economic Review, vol. 88.

DALY, Kevin (2016), « A secular increase in the equity risk premium », in International Finance, vol. 19, n° 2.

EGGERTSSON, Gauti B., Neil R. MEHROTRA, Sanjay R. SINGH & Lawrence H. SUMMERS (2016), « A contagious malady? Open economy dimensions of secular stagnation », in FMI, IMF Economic Review, vol. 64, n° 4.

GAGNON, Etienne, Benjamin K. JOHANNSEN & David LOPEZ-SALIDO (2016), « Understanding the new normal: The role of demographics », Réserve fédérale, finance and economics discussion paper, n° 2016-080.

KOPECKY, Joseph, & Alan M. TAYLOR (2020), « The murder-suicide of the rentier: Population aging and the risk premium », NBER, working paper, n° 26943.

LISACK, Noëmie, Rana SAJEDI & Gregory THWAITES (2017), « Demographic trends and the real interest rate », Banque d'Angleterre, working paper, n° 701.  

RACHEL, Łukasz, & Thomas D. SMITH (2015), « Secular drivers of the global real interest rate », Bank of England, staff working paper, n° 571.

RACHEL, Łukasz, & Lawrence H. SUMMERS (2019), « On falling neutral real rates, fiscal policy, and the risk of secular stagnation », in Brookings Papers on Economic Activity.

SUMMERS, Lawrence (2015), « Demand side secular stagnation », in American Economic Review: Papers & Proceedings, vol. 105, n° 5.

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5 avril 2020 7 05 /04 /avril /2020 15:19
Les chocs d’offre négatifs peuvent-ils provoquer une insuffisance de la demande globale ?

La littérature économique a eu tendance ces dernières décennies à considérer que les récessions étaient provoquées par des chocs, éclatant soit du côté de l’offre, soit du côté de la demande [Blanchard et Qhah, 1989]. Les chocs d’offre négatifs se traduisent par une chute de la rentabilité de la production : les entreprises perdent une partie de leurs capacités de production ou bien leurs coûts de production augmentent, si bien qu’elles ne peuvent maintenir leur niveau de production ou bien elles ne trouvent pas rentable de le faire. De tels chocs peuvent être provoqués par des événements divers tels qu’une sécheresse, un cyclone, un séisme, une épidémie, une hausse des prix des matières premières, un conflit armé, une grève généralisée ou encore un alourdissement de la fiscalité. Les chocs de demande négatifs se traduisent quant à eux par une chute des débouchés des entreprises : les entreprises disposent de capacités productives suffisantes, mais elles ne sont pas incitées à les utiliser, car il n’y a pas assez de demande. Les enchaînements alors à l’œuvre sont ceux sur lesquels s’est focalisée la théorie keynésienne.

Si une récession s’explique effectivement par une insuffisance de la demande globale, il est alors justifié que les gouvernements et les banques centrales cherchent à stimuler la demande. Par contre, les plans de relance sont contre-productifs si la récession a été provoquée du côté de l’offre : la demande augmente, mais les entreprises ne peuvent immédiatement augmenter leur production, si bien que l’ajustement risque de passer surtout par une hausse des prix, c’est-à-dire une accélération de l’inflation. Ainsi, les autorités doivent identifier la nature du choc pour déterminer quelle réaction elles doivent adopter. La situation est plus compliquée si les différents secteurs de l’économie ne font pas face au même choc : si les politiques conjoncturelles sont assouplies pour stimuler l’activité dans les secteurs qui subissent une contrainte de débouchés, cette relance peut accentuer les tensions inflationnistes et les pénuries dans secteurs qui subissent au contraire une contrainte de rentabilité.

Dans la zone euro, le cycle d’affaires semble essentiellement avoir pour origine des chocs de demande [Andrle et alii, 2013]. Il en est de même pour les pays développés pris dans leur ensemble [Andrle et alii, 2016]. Si les crises financières sont susceptibles de déclencher des récessions, c’est avant tout parce qu’elles dépriment la demande plutôt qu’elles ne détériorent l’offre [Benguria et Taylor, 2019]. Pour autant, toutes les récessions ne sont pas provoquées par une insuffisance de la demande.

La situation de stagflation que les pays développés ont connue durant les années soixante-dix est un exemple de récession provoquée par une série de chocs d’offre. En l’occurrence, elle a notamment résulté des chocs pétroliers. En effet, les pays développés étant généralement importateurs nets de pétrole, la hausse du prix du pétrole a gonflé les coûts de production des entreprises, ce qui a directement alimenté l’inflation et déclenché des effets de second tour : d’une part, les entreprises ont eu tendance à relever leurs prix de vente pour tenter de maintenir leur marge de profit, ce qui renchérissait les coûts des firmes se fournissant auprès d’elles ; d’autre part, les travailleurs ont cherché à négocier de plus fortes hausses de salaires pour tenter de préserver leur pouvoir d’achat ou bien les salaires augmentaient au même rythme que les prix s’ils étaient indexés sur ces derniers, ce qui alourdissait à nouveau les coûts de production des entreprises. il s'agissait d'une véritable spirale inflationniste. 

La récession que subissent actuellement les pays développés trouve également son origine dans une série de chocs [Baldwin et Weder di Mauro, 2020 ; Charles et alii, 2020]. Au début de l’année, l’épidémie de coronavirus a paralysé l’économie chinoise. Cette mise à l’arrêt à provoqué un choc d’offre négatif, dans la mesure où, à travers la décomposition internationale des processus productifs, de nombreux biens sont tout ou partie produits en Chine, notamment des biens utilisés comme intrants par des firmes dans le reste du monde. Elle a aussi généré un choc de demande négatif, dans la mesure où la Chine, du fait de ses importations, contribue à une part importante de la demande mondiale, notamment pour les matières premières.

Depuis quelques semaines, les pays développés sont à leur tour touchés par l’épidémie de coronavirus et ils ont également adopté des mesures de confinement pour en ralentir la propagation. Cela les confronte à une nouvelle série de chocs d’offre : l’économie est privée d’une partie de la main-d’œuvre ; de nombreux sites de production sont délibérément fermés. Par conséquent, les sites de production toujours en activité risquent d’avoir à freiner leur production, non seulement en raison des pénuries de main-d’œuvre, mais aussi en raison de l’indisponibilité de certains biens intermédiaires due à la fermeture de leurs fournisseurs ou au ralentissement de la production de ces derniers : il y a là un mécanisme de propagation du choc d’offre d’une entreprise à l’autre, d’un secteur à l’autre, via la chaîne d’approvisionnement, vers l’aval. Mais il y a aussi des chocs de demande : en premier lieu, la consommation s’écroule, non pas parce que les ménages ne désirent pas consommer ou n’ont pas les moyens de le faire, mais parce que le confinement les empêche de le faire.

Pouvons-nous ignorer la demande et écarter la théorie keynésienne si la récession a été provoquée du côté de l'offre ? Non. En fait, l’offre et la demande sont intimement liées l’une à l’autre. Par exemple, toute la littérature autour des effets d’hystérèse balaie l’idée que les récessions découlant d’une insuffisance de la demande globale n’aient pas d’impact sur le potentiel de production : les récessions et les politiques conjoncturelles influencent la trajectoire de croissance à long terme [Cerra et Saxena, 2017 ; Fatás et Summers, 2017 ; Jordà et alii, 2020]. Par exemple, plus les travailleurs passent de temps au chômage, plus ils perdent en compétences, ce qui réduit leur efficacité une fois réembauchés ; puisqu'elles sont loin d'utiliser leurs capacités de production en totalité, les firmes sont moins incitées à investir lors des récessions, ce qui réduit leur potentiel de production à long terme et les chances qu'elles innovent.

La causalité peut aussi aller en sens inverse. Même si une récession est initialement provoquée par des chocs d’offre, la demande peut s’en trouver déprimée et la récession s’aggraver en conséquence. D’une part, si, pour une raison ou une autre, des entreprises sont forcées de réduire leur production, voire font faillite, les entreprises qui leur fournissaient des biens intermédiaires ou des biens d’investissement vendront moins, si bien qu’elles seront incitées à réduire leur propre production, donc également à moins investir, à cesser d’embaucher, voire à licencier. Il s’agit d’un mécanisme de propagation du choc le long de la chaîne d’approvisionnement, mais cette fois-ci vers l’amont. D’autre part, le chômage va augmenter si de nombreuses entreprises, affectées par le choc d’offre initial (ou par le choc de demande de second tour), licencient. Or, la hausse du chômage va déprimer la demande globale : les ménages qui perdent leur emploi verront leurs revenus chuter, donc ils seront contraints de réduire leur consommation ; les ménages qui gardent leur emploi craindront davantage de le perdre, ce qui les incitera à davantage épargner pour un motif de précaution. Dans tous les cas, il s’agit bien d’une amplification des chocs d’offre, mais via la demande : les entreprises qui étaient initialement épargnées par le choc d’offre et qui pouvaient continuer de produire, peuvent ne plus être incitées à le faire.

Le pessimisme quant à la capacité de l’économie à continuer à croître au même rythme à l’avenir peut également être autoréalisateur. Si les agents anticipent une dégradation de la croissance potentielle en raison, par exemple, de tendances lourdes comme le vieillissement démographique ou la raréfaction des ressources naturelles, ils changeront leur comportement dans la période courante, de telle sorte que la demande et donc l’activité s’en trouveront immédiatement affectés [Blanchard et alii, 2017]. Par exemple, si les entreprises anticipent qu’elles auront à faire face à l’avenir à une moindre demande, elles réduiront immédiatement leurs investissements ; si les ménages anticipent un ralentissement de la croissance de la productivité, donc de la progression des salaires, ils anticiperont par la même occasion un moindre revenu permanent, si bien qu’ils réduiront immédiatement leur consommation [Lorenzoni, 2009]

Afin d’éclairer les enchaînements à l’œuvre aujourd’hui, dans le sillage de l’épidémie de coronavirus, Veronica Guerrieri, Guido Lorenzoni, Ludwig Straub et Iván Werning (2020) viennent de proposer une « théorie des chocs d’offre keynésiens ». Dans leur modélisation, des chocs d’offre négatifs sont susceptibles d’entraîner une chute de la demande globale plus ample que ces chocs d’offre, auquel cas ces derniers peuvent être qualifiés de « keynésiens ». Ce n’est toutefois pas le cas dans une économie constituée d’un seul secteur : cette absence d’effets keynésiens s’observe dans les modélisations incorporant un agent représentatif, mais Guerrieri et ses coauteurs montrent qu’elle s'observe également en présence d’agents hétérogènes, caractérisés par différentes propensions marginales à consommer : il ne suffit pas qu'une partie des consommateurs soient contraints en termes de liquidité pour que des cercles vicieux keynésiens s'activent. En effet, la propension marginale à consommer des personnes qui perdent leur revenu peut être importante, mais elle ne peut être supérieure à l’unité, si bien que leur consommation baisse moins que leur revenu.

Des chocs d’offre keynésiens sont par contre susceptibles d’apparaître dans une économie avec différents secteurs, en l’occurrence lorsque les chocs se concentrent sur certains secteurs, comme c’est le cas lors du confinement face à la pandémie. Dans ce cas, les faillites d’entreprise et les destructions d’emplois peuvent amplifier l’effet initial, ce qui aggrave la récession. Les gouvernements et les banques centrales doivent intervenir pour empêcher les entreprises de faire faillite en chaîne et le chômage d’augmenter, ce qui implique de soutenir les entreprises et les ménages contraints en termes de liquidité. Toutefois, malgré la surréaction de la demande à la chute d’offre, la relance budgétaire perd de son efficacité [Blanchard, 2020]. En l'occurrence, dans le modèle, la propension marginale à consommer peut être extrêmement faible. Les firmes ont par contre moins de chances de faire faillite et de licencier si le service de leur dette est allégé. Par conséquent, Guerrieri et ses coauteurs estiment que la politique optimale combine, d’une part, un assouplissement monétaire et, d’autre part, une revalorisation des allocations-chômage et des aides sociales.

 

Références

ANDRLE, Michal, Jan BRŮHA & Serhat SOLMAZ (2013), « Inflation and output comovement in the euro area: Love at second sight? », FMI, working paper, n° 13/192.

ANDRLE, Michal, Jan BRŮHA & Serhat SOLMAZ (2016), « Output and inflation co-movement: An update on business-cycle stylized facts », FMI, working paper, n° 16/241.

BALDWIN, Richard, & Beatrice WEDER DI MAURO (2020), « Introduction », in CEPR, Economics in the time of COVID-19, mars. Traduction partielle, « L'économie au temps du coronavirus ».

BENGURIA, Felipe, & Alan M. TAYLOR (2019), « After the panic: Are financial crises demand or supply shocks? Evidence from international trade », NBER, working paper, n° 25790.

BLANCHARD, Olivier (2020), « "Whatever it takes." Getting into the specifics of fiscal policy to fight COVID-19 », in PIIE, Realtime Economic Issues Watch (blog), 30 mars. Traduction française, « Quels rôles doit jouer la politique budgétaire face au coronavirus ? ».

BLANCHARD, Olivier, Guido LORENZONI & Jean Paul L’HUILLIER (2017), « Short-run effects of lower productivity growth: A twist on the secular stagnation hypothesis », in Journal of Policy Modeling.

BLANCHARD, Olivier J., & Danny QUAH (1989), « The dynamic effects of aggregate demand and supply disturbances », in American Economic Review, vol. 79, n° 4.

CERRA, Valerie, & Sweta C. SAXENA (2017), « Booms, crises, and recoveries: A new paradigm of the business cycle and its policy implications », FMI, working paper, n° 17/250.

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