Après plusieurs décennies de forte croissance, le Japon connaît au tout début des années quatre-vingt-dix l’éclatement de plusieurs bulles spéculatives qui plonge l’économie insulaire dans une situation durable de stagnation, régulièrement ponctuée d’épisodes de déflation.
Comme le rappellent Olivier Blanchard et Takeshi Tashiro (2019) dans une nouvelle publication du Peterson Institute, la politique monétaire a toutefois été très expansionniste, ce qui d’ailleurs amenait certains à affirmer que l’économie nippone avait basculé dans une « trappe à liquidité » [Krugman, 1998]. D’une part, la Banque du Japon a baissé ses taux et ces derniers sont nuls depuis 1999. D’autre part, une fois que ses taux ont buté sur leur borne zéro, elle s’est lancée dans des achats d’actifs à grande échelle dans le cadre de programmes d’assouplissement quantitatif (quantitative easing). En conséquence, la taille de son bilan a fortement augmenté depuis 1999 : elle a été multipliée par cinq, passant de l’équivalent de 21 % du PIB à 101 % du PIB. En fait, le « taux fantôme » (shadow rate), c’est-à-dire le niveau qu’atteindrait théoriquement le taux directeur s’il prenait en compte l’impact de l’ensemble des mesures d’assouplissement quantitatif, a fortement baissé depuis la fin des années deux mille, atteignant – 8,3 % en avril 2019.
GRAPHIQUE 1 Taux directeur et « fantôme » au Japon (en %)

Parallèlement, la politique budgétaire a également été très expansionniste. Entre 1999 et 2018, les déficits budgétaires primaires du Japon ont atteint en moyenne 5,4 % du PIB, tandis que la dette publique nette a régulièrement augmenté, passant de 64 % à 153 % du PIB. Et pourtant, jusqu’à présent, les taux d’intérêt sur la dette souveraine sont restés extrêmement faibles [Hoshi et Ito, 2012].
Malgré l’ampleur de l’assouplissement des politiques conjoncturelles, ni l’inflation, ni la croissance l’ont retrouvé un rythme soutenu. L’inflation, telle qu’elle est mesurée par l’indice des prix à la consommation tourne autour de 1 % depuis 2018, soit un point de pourcentage en-deçà de la cible de 2 % de la Banque du Japon. Pour Blanchard et Tashiro, cette situation peut s’interpréter de deux façons : soit l’inflation anticipée soit égale à la cible de la Banque du Japon, auquel cas l’inflation est moindre que celle anticipée et l’écart de production (output gap) est négatif ; soit l’inflation anticipée est moindre que la cible d’inflation, ce qui signifie que l’inflation est peut-être égale à l’inflation anticipée, auquel cas la production se situe à son potentiel. Mais qu’importe la bonne interprétation, chacune des deux plaide pour un assouplissement des politiques conjoncturelles : dans le premier cas, celui-ci rapprochera la production de son potentiel ; dans le second cas, il alimentera les pressions inflationnistes, ce qui rapprochera l’inflation de la cible de la Banque du Japon. Blanchard et Tashiro estiment toutefois que c’est la seconde interprétation qui est correcte, dans la mesure où de nombreux indicateurs d’inflation anticipée suggèrent qu’elle est proche de 1 %. Le FMI et le gouvernement japonais estiment également que la production est proche de son potentiel.
Les gouvernements successifs ont régulièrement indiqué leur volonté de revenir rapidement à l’équilibre primaire. Le gouvernement actuel a lui-même récemment affirmé son attention de renouer avec l’équilibre primaire à partir de 2025. Blanchard et Tashiro doutent que ce soit opportun. En effet, ils estiment que le Japon est touché par une forme virulente de « stagnation séculaire » [Summers, 2015 ; Rachel et Summers, 2019]. La demande domestique est chroniquement faible, si bien que le maintien de la production à son potentiel nécessite une certaine combinaison de faibles taux d’intérêt et de déficits budgétaires. En outre, le fait même que les gouvernements successifs aient régulièrement écourté leurs plans de relance à pu réduire l’efficacité de ces derniers [Auerbach et Gorodnichenko, 2017].
GRAPHIQUE 2 Service de la dette publique du Japon (en % du PIB)

Malgré la forte hausse du ratio dette publique sur PIB entre 1990 et 2017, les paiements d’intérêt nets ne représentaient que 0,4 % du PIB en 2017, soit trois fois moins qu’en 1990 (cf. graphique 2). En fait, les taux d’intérêt ne sont pas seulement faibles ; ils sont aussi plus faibles que les taux de croissance prévus. Quand le taux d’intérêt dépasse le taux de croissance, une hausse de la dette publique doit être compensée par un plus ample excédent primaire dans le futur, sous peine de voir la dette publique suivre une trajectoire explosive. Mais lorsque le taux d’intérêt est inférieur au taux de croissance, le gouvernement peut accroître sa dette sans jamais à avoir à relever les impôts, si bien que le ratio dette publique sur PIB va avoir tendance à diminuer [Blanchard, 2019]. Par conséquent, le gouvernement japonais peut connaître un déficit primaire tout en maintenant un ratio dette publique sur PIB constant.
D’un autre côté, non seulement Blanchard et Tashiro doutent que la Banque du Japon puisse davantage stimuler l’activité, mais ils soulignent en outre les dangers que fait peser le maintien de très faibles taux d’intérêt : plus ces derniers sont proches de la borne inférieure zéro, plus ils risquent de buter sur celle-ci à l’avenir ; de faibles taux d’intérêt alimentent les prises de risque excessives et les bulles spéculatives ; il pourrait y avoir un « taux d’inversion » (reversal rate) à partir duquel toute baisse supplémentaire des taux d’intérêt déprime en fait la demande globale.
Blanchard et Tashiro se sont enfin demandé à quelles dépenses les déficits primaires pourraient être utilisés. Le plus évident serait de les utiliser pour procéder à des investissements publics, dans la mesure où ces dernières stimulent l’activité à court terme, mais aussi le potentiel de croissance à long terme [FMI, 2014]. Ils notent d’ailleurs que le Japon n’a pas utilisé ses amples déficits primaires de ces dernières décennies pour accroître l’investissement public : le ratio investissement public sur PIB a régulièrement décliné depuis le début des années quatre-vingt-dix, en passant de 9 % à 5 % entre 1993 et 2018. Blanchard et Tashiro estiment qu’il y a certainement des projets dont les rendements dépassent de loin le taux auquel le gouvernement japonais emprunte. Selon eux, ce dernier pourrait surtout investir en vue de faire face au vieillissement démographique que connait la population japonaise et chercher à accroître le taux de natalité.
Références
BLANCHARD, Olivier (2019), « Public debt and low interest rates », PIIE, working paper, n° 19-4.
HOSHI, Takeo, & Takatoshi ITO (2014), « Defying gravity: Can Japanese sovereign debt continue to increase without a crisis? », in Economic Policy, vol. 29, n° 77.
SUMMERS, Lawrence H. (2015), « Have we entered an age of secular stagnation? », in FMI, IMF Economic Review, vol. 63.