Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
24 mai 2019 5 24 /05 /mai /2019 17:27
L'essoufflement de la productivité, une pathologie transatlantique ?

Au fil des décennies, la croissance de la productivité du travail a eu tendance à ralentir dans les pays développés. Aux Etats-Unis, la croissance du PIB réel par heure travaillée est passée de 2,7 % par an en moyenne sur la période allant de 1950 à 1972 à 1,9 % sur la période allant de 1972 à 2005, puis à 1,1 % sur la période allant de 2005 à 2017. Dans l’ensemble des quinze pays d’Europe occidentale (en l’occurrence, les quinze pays qui constituaient l’Union européenne avant que celle-ci ne s’élargisse en 2004 en acceptant dix nouveaux pays-membres en Europe orientale), la croissance du PIB réel par heure travaillé a baissé encore plus fortement, puisqu’elle est passée de 4,7 % par an en moyenne sur la période allant de 1950 à 1972, à 2,0 % sur la période allant de 1972 à 2005, puis à 0,8 % sur la période allant de 2005 à 2017.

Une telle évolution inquiète les économistes. Pour tout partage donné de la valeur ajoutée, un ralentissement de la productivité du travail freine la croissance des salaires réels et plus largement du niveau de vie. Il se traduit en outre par un ralentissement de la même ampleur de la production potentielle, donc de la capacité du pays à créer des richesses. 

Afin d’éclairer ce phénomène, Robert Gordon et Hassan Sayed (2019) ont récemment utilisé les données de KLEMS pour comparer le ralentissement de la croissance de la productivité que les Etats-Unis connaissent depuis 1950 et celui que connaissent depuis 1972 les dix plus grosses économies d’Europe occidentale (en l’occurrence, l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, le Danemark, la France, l’Italie, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et la Suède). Ils considèrent en l’occurrence quatre sous-périodes, la première entre 1950 et 1972, la deuxième entre 1972 et 1995, la troisième entre 1995 et 2005 et la dernière entre 2005 et 2015. Leurs données leur permettent de réaliser une décomposition comptable de la croissance de la productivité en distinguant les contributions respectives de l’approfondissement du capital, de la composition du travail et de la productivité multifactorielle ; d’identifier à quelle vitesse les différents secteurs croissent au cours de chaque sous-période et de mesurer la contribution relative de chacun de ces secteurs à la croissance de la productivité globale ; et de réaliser une décomposition comptable au niveau sectoriel pour identifier les secteurs dans lesquels un ralentissement de l’approfondissement du capital ou de la productivité multifactorielle s’est révélé particulièrement marqué.

Gordon et Sayed comparent la performance des Etats-Unis avec celle des dix plus grosses économies d’Europe occidentale. Les Etats-Unis et les pays européens ont donc connu un ralentissement de la croissance de la productivité, mais pas de façon synchrone. Cela dit, il y a eu des différences dans le calendrier et l’ampleur de ce ralentissement : d’une part, le ralentissement de la croissance après 1972 est plus marqué en Union européenne qu’aux Etats-Unis ; d’autre part, les Etats-Unis ont joui d’un retour temporaire de la croissance de la productivité entre 1995 et 2005, tandis que les pays européens n’en ont connu aucun.

Gordon et Sayed interprètent l’expérience européenne de la période allant de 1950 à 1995 comme un rattrapage vis-à-vis des Etats-Unis. En effet, au cours des décennies qui suivent immédiatement la Seconde Guerre mondiale, la croissance a été plus rapide en Europe qu’aux États-Unis. En conséquence, la productivité européenne représentait 81 % de la productivité américaine en 1972, contre 50 % en 1950. Au cours des décennies suivantes, la croissance a ralenti des deux côtés de l’Atlantique, mais elle est restée plus forte en Europe qu’aux Etats-Unis, si bien que la convergence s’est poursuivie, mais plus lentement.

La croissance rapide qu’ont connue les pays européens entre 1950 et 1972 s’explique, d’une part, par les efforts de reconstruction qu’ils ont dû entreprendre dans le sillage du conflit mondial et, d’autre part, par l’adoption (retardée) des innovations qui avaient alimenté la croissance de la productivité américaine au cours de la première moitié du vingtième siècle. Le ralentissement que la croissance européenne a connu entre 1972 et 1995 réplique celui qu’a connu la croissance américaine entre 1950 et 1972. Le rythme et la composition sectorielle de la croissance de la productivité agrégée qu’ont connue les pays européens entre 1972 et 1995 sont similaires à ceux que la croissance américaine a enregistrés entre 1950 et 1972.

Plusieurs études antérieures ont suggéré que le décrochage de la croissance européenne des années soixante-dix aux années quatre-vingt-dix s’expliquerait par l’inadéquation de ses institutions des marchés de produits et du travail [Ark et alii, 2008]. Or, Gordon et Sayed aboutissent à un constat qui amène à remettre en question cette visions : entre la période allant de 1972 à 1995 et la période allant de 2005 à 2015, la croissance de la productivité des pays européens a baissé en moyenne de 1,68 point de pourcentage, soit du même montant que la croissance américaine entre la période allant de 1950 à 1972 et la période allant de 1995 à 2005, puisque celle-ci a décliné de 1,67 points de pourcentage. De plus, il y a une très forte corrélation dans la magnitude du ralentissement de la croissance des deux côtés de l’Atlantique. Autrement dit, le ralentissement de la croissance de la productivité serait une « pathologie transatlantique ». Cela amène Gordon et Sayed à penser que le ralentissement de la croissance de la productivité observé de l’immédiat après-guerre à la dernière décennie s’explique par un retard dans le changement technologique qui affecta les mêmes secteurs dans les mêmes proportions des deux côtés de l’Atlantique.

 

Références

ARK, Bart Van, Mary O'MAHONY & Marcel. P. TIMMER (2008), « The productivity gap between Europe and the United States: trends and causes », in Journal of Economic Perspectives, vol. 22, n° 1.

GORDON, Robert J., & Hassan SAYED (2019), « The industry anatomy of the transatlantic productivity growth slowdown », NBER, working paper, n° 25703.

Partager cet article
Repost0
19 mai 2019 7 19 /05 /mai /2019 14:12
Pourquoi les gouvernements empruntent-ils ?

Il y a une décennie, plusieurs gouvernements ont répondu à la crise financière mondiale en laissant augmenter leur dette publique, d’une part, pour renflouer le secteur financier et, d’autre part, pour stimuler l’activité économique, notamment via des plans de relance. Mais, avant que la crise éclate, le niveau de la dette publique était déjà relativement élevé dans les pays développés. En conséquence, dans ces derniers, le ratio dette publique sur PIB moyen est passé d’environ 60 % en 2007 à plus de 90 % en 2016 (cf. graphique 1). Le déficit public peut clairement être utilisé comme un instrument de politique économique, mais un niveau élevé de dette publique n'est pas sans susciter des craintes, aussi bien parce qu'il pourrait remettre en cause la soutenabilité de celle-ci que parce qu'il pourrait priver à l'avenir le gouvernement du recours d'un tel instrument.

GRAPHIQUE 1  Dette publique des pays développés (en % du PIB)

Pourquoi les gouvernements empruntent-ils ?

source : Fatás et alii (2019)

Antonio Fatás, Atish Ghosh, Ugo Panizza et Andrea Presbitero (2019) ont cherché à expliquer pourquoi les gouvernements empruntent en distinguant les bonnes des mauvaises raisons. Il n’est en effet pas toujours optimal pour un gouvernement d’équilibrer son budget. Le déficit budgétaire lui permet de déconnecter ses dépenses de ses recettes pendant une certaine période. La première bonne raison de recourir au déficit est qu’il permet aux gouvernements de procéder à un « lissage des impôts » (tax-smoothing) : durant les périodes de dépenses publiques exceptionnellement élevées, le gouvernement creuse son déficit pour financer ces dépenses avec les impôts futurs. Ces dépenses exceptionnelles peuvent aussi bien résulter de chocs (conflits, désastres naturels, crises, etc.) qu’être le choix du gouvernement s’il juge qu’elles se traduiront par des gains pour l’ensemble de la collectivité.

En l’occurrence, l’activité est influencée par la politique budgétaire, si bien que cette dernière peut être utilisée comme outil de stabilisation de l’activité. Lorsque la demande globale est insuffisante, l’économie est susceptible de connaître une récession et du chômage ; et si une telle situation se prolonge, le potentiel de croissance de l’économie à long terme peut s’en trouver affecté via les « effets d’hystérèse ». Il est alors justifié que l’Etat accroisse temporairement ses dépenses et baisse ses impôts pour stimuler la demande globale, au prix d’un creusement de son déficit. Inversement, lorsque l’économie est en surchauffe, par exemple lorsque l’inflation s’accélère en raison d’une demande excessive, le gouvernement peut contenir cette dernière en réduisant ses dépenses et en augmentant ses impôts. Ainsi, la politique budgétaire ne peut bien jouer son rôle que si elle est utilisée de façon contracyclique : le gouvernement doit opter pour la relance lors des récessions, l’austérité lors des surchauffes. Si la politique budgétaire est effectivement contracyclique, le ratio d’endettement public devrait être relativement stable à long terme : à court terme, il augmente lors des récessions, mais diminue lors des expansions.

En tant qu’outil de stabilisation de l’activité, la politique monétaire est souvent préférée à la politique budgétaire, au motif qu’elle agirait plus rapidement que les décisions budgétaires discrétionnaires, mais un tel raisonnement néglige le fait que le Budget varie de façon endogène via les « stabilisateurs automatiques » : lorsque l’activité ralentit, les dépenses publiques tendent mécaniquement à augmenter et les recettes fiscales à diminuer, ce qui contribue à freiner naturellement le ralentissement de l’activité ; lorsque l’activité repart, les dépenses publiques tendent mécaniquement à diminuer et les recettes fiscales à augmenter, ce qui contribue naturellement à contenir toute surchauffe et à améliorer les finances publiques [Fatás et Mihov, 2012]. D’autre part, la politique monétaire n’est pas toute-puissante : la borne inférieure zéro (zero lower bound) limite l’ampleur à laquelle la banque centrale peut réduire ses taux d’intérêt, si bien que l’assouplissement monétaire doit alors être nécessairement soutenu par une relance budgétaire [Eggertsson et Woodford, 2009]. 

Malheureusement, en pratique, la politique budgétaire n’est pas toujours contracyclique : d’un côté, les gouvernements pourraient avoir une attitude asymétrique, acceptant davantage de recourir à la relance lors des récessions que d’embrasser l’austérité lors des expansions ; d’un autre côté, les anticipations de production potentielle pourraient être excessivement procycliques, les gouvernements ayant par exemple tendance à être excessivement pessimistes quant au niveau de la production potentielle lors des récessions, donc à sous-estimer alors la nécessité d’une relance budgétaire. Or, une politique budgétaire procyclique tend à accentuer les fluctuations de l’activité et, par là, à augmenter à long terme le ratio d’endettement public. Ainsi, parce que les multiplicateurs budgétaires sont élevés lors des récessions, l’adoption d’un plan d’austérité lors d’une récession risque d’être contre-productive et particulièrement nuisible : non seulement elle ne conduit pas forcément à une réduction du ratio d’endettement public en raison de ses effets pervers sur l’activité à court terme, mais elle tend en outre à dégrader la croissance à long terme via les effets d’hystérèse [Fatás et Summers, 2016 ; Fatás, 2018].

Il est particulièrement justifié de financer des dépenses publiques par voie de dette lorsqu’il s’agit d’investissement public, par exemple avec la construction d’infrastructures : à la différence de la consommation publique, celui-ci ne stimule pas seulement directement l’activité à court terme ; il favorise la croissance à long terme en renforçant le potentiel de l’économie [Abiad et alii, 2014]. Il y a d’autres cas où le gouvernement acquiert des actifs et émet de la dette pour financer ses achats. Par exemple, il peut renflouer les banques lors des crises financières, ne serait-ce pour réduire l’impact de ces dernières sur l’activité économique. Lors des crises bancaires systémiques qui ont éclaté entre 1970 et 2011, le renflouement du secteur bancaire a représenté un coût médian de 7 % du PIB [FMI, 2015]. Il y a un dernier argument où le déficit apparaît justifié, sans que le gouvernement n’acquière d’actif, en l’occurrence le soutien aux réformes structurelles. Dans la mesure où les réformes structurelles sont censées stimuler la croissance à long terme, mais nuisent à court terme à l’activité, leur adoption doit s’accompagner d’une relance budgétaire : cette dernière atténuera les effets négatifs des réformes à court terme, tandis que les gains en termes de croissance à long terme engendrés par les réformes faciliteront en retour le désendettement public [Banerji et alii, 2017].

Il faut aussi prendre en compte le fait qu’en s’endettant l’Etat émet un actif sûr. D’une part, l’émission de titres publics a historiquement joué un rôle important dans la constitution des marchés financiers. D’autre part, le rôle d’actif sûr joué par la dette publique offre une nouvelle justification au creusement du déficit public lors des récessions. En effet, lors de tels épisodes, la propension à épargner augmente, tandis que l’offre d’actifs sûrs décline. En conséquence, la hausse de la dette publique contribue non seulement à soutenir la demande globale en finançant une relance ; elle offre aussi les actifs sûrs que désire le secteur privé pour placer son épargne.

Enfin, l’émission de dette publique est justifiée si l’économie est dynamiquement inefficiente et si le secteur privé ne peut fournir de façon optimale des véhicules pour transférer de la richesse d’une génération à l’autre : la dette publique offre un tel véhicule [Blanchard, 1985]. Le fait que le taux de croissance du PIB tende à être supérieur au taux d’intérêt suggère que l’économie est dynamiquement inefficiente et contribue à la soutenabilité de la dette publique [Blanchard, 2019].

GRAPHIQUE 2  Corrélation entre la variation de la dette publique et l’investissement public

Pourquoi les gouvernements empruntent-ils ?

source : Fatás et alii (2019)

Ces bonnes raisons n’expliquent toutefois qu’une partie des hausses de la dette publique, notamment suite aux grands conflits et aux crises financières. En observant les données empiriques, Fatás et ses coauteurs ne constatent qu’une faible corrélation entre l’investissement public et l’emprunt public (cf. graphique 2). Les gouvernements se comportent souvent différemment qu’ils ne l’auraient fait s’ils suivaient les bonnes motivations. Ce fut notamment le cas au début des années deux mille, lorsque la dette publique augmentait rapidement dans plusieurs pays développés, alors que l’économie mondiale était en pleine expansion et que la perspective du vieillissement démographique aurait dû se traduire par un surcroît d’épargne publique. Les gouvernements ont donc été motivés par des raisons autres que celles de la seule rationalité économique.

Fatás et ses coauteurs se penchent alors sur les mauvais motifs pour lesquels les gouvernements peuvent s'endetter. Ils identifient quatre grandes explications que la littérature a mises en avant pour éclairer pourquoi un gouvernement peut s’endetter davantage que ce qui est socialement optimal. La première est liée aux cycles politiques : les politiciens sont susceptibles de réduire les impôts et d’accroître les dépenses publiques pour accroître leurs chances d’être réélus, sans que la situation économique ne plaide forcément pour un tel assouplissement budgétaire. Cela pourrait notamment contribuer à expliquer pourquoi la politique budgétaire ne parvient pas à être contracyclique : les gouvernements sont peut-être plus enclins à faire de la relance lors des récessions que de l’austérité lors des expansions.

Les transferts intergénérationnels constituent une deuxième source potentielle de surendettement public : les individus peuvent chercher à utiliser la dette publique pour redistribuer des ressources des générations futures aux générations présentes. Matthew Jackson et Leeat Yariv (2015) ont montré que, si la population se répartissait en deux groupes et si l’un des groupes (en l'occurrence, les plus âgés) s’inquiétaiit moins de l’avenir que l’autre groupe (en l'occurrence, les plus jeunes), un gouvernement qui agrégerait les préférences des deux groupes présenterait un biais en faveur du présent. Pierre Yared (2019) montre que cette théorie est cohérente avec le fait qu’il y ait une corrélation entre le taux de croissance de la dette publique dans un pays et le vieillissement de sa population.

La manipulation stratégique constitue une troisième source potentielle de surendettement public : le gouvernement en place peut chercher à utiliser stratégiquement la dette publique pour influencer et contraindre l’action des gouvernements futurs [Alesina et Tabellini, 1990]. Par exemple, il apparaît que ce sont souvent les partis de centre-gauche qui génèrent les excédents primaires les plus amples et les plus durables [Eichengreen et Panizza, 2016]. Selon Thorsten Persson et Lars Svensson (1989), les partis de droite pourraient délibérément accroître la dette publique lorsqu'ils sont au pouvoir pour contenir les marges de manœuvre des partis de gauche lorsque ceux-ci reviendront au pouvoir.

Les problèmes de « réservoir commun » (common pool) constituent une quatrième source de surendettement public : en raison de la présence d’externalités, le bénéfice privé d’un accroissement des dépenses publiques diffère du coût marginal social de cet accroissement. Lorsqu’une politique publique bénéficie à un certain groupe et qu’elle est financée par un impôt payé par l’ensemble de la population, ce groupe est incité à faire pression en faveur de cette politique. Cela dit, ce problème se traduit avant tout par des dépenses excessives : le gouvernement peut toujours accroître les impôts pour contenir le déficit public. La rotation des partis au pouvoir amplifie ce problème, dans la mesure où ils n’ont pas les mêmes préférences en matière de biens publics : lorsqu’il accède au pouvoir, un parti est incité à dépenser un maximum dans son bien favori, surtout s’il n’est pas sûr d’être maintenu au pouvoir [Aguiar et Amador, 2011]. Effectivement, les déficits budgétaires semblent plus amples dans les pays présentant de forts clivages politiques et où les partis sont très fractionnés [Woo, 2003].

GRAPHIQUE 3  Dette publique et croissance subséquente du PIB dans les pays développés (entre 1960 et 2016)

Pourquoi les gouvernements empruntent-ils ?

source : Fatás et alii (2019)

Une dette publique élevée risque de suivre une trajectoire insoutenable, ou du moins d’être perçue comme insoutenable, et d’entraîner ainsi des crises. Mais même en l’absence de crises, l’endettement public peut être coûteux, s’il réduit la marge de manœuvre des relances budgétaires lors des récessions, si les relances génèrent des effets d’éviction sur l’investissement privé [Huang et alii, 2018], si les inquiétudes relatives à la soutenabilité de la dette publique s’avivent et se traduisent par une hausse des coûts de financement pour l’ensemble des résidents, etc. Une corrélation négative apparaît dans les données empiriques (cf. graphique 3). En observant les données relatives à 20 pays développés sur la période allant de 1946 à 2009, Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff (2010) avaient affirmé que la croissance moyenne ou médiane était significativement plus faible lorsque le niveau de dette publique dépassait les 90 % du PIB. Au-delà de la corrélation moyenne entre dette et croissance, les analyses empiriques ont cherché à identifier de possibles non-linéarités ou effets de seuil. Par exemple, certaines analyses suggèrent que la trajectoire de la dette publique peut être plus importante pour la croissance économique que le niveau même du ratio dette publique sur PIB [Pescatori et alii, 2014]. En outre, même s’il y a un seuil à partir duquel l’endettement public s’accompagne d’un ralentissement de la croissance, il est probable que ce seuil n’est pas le même d’un pays à l’autre [Eberhardt et Presbitero, 2015]. Les seuils sont spécifiques aux pays, parce que ces derniers n’accumulent pas de la dette publique pour les mêmes motifs ; et le seuil d’un pays dépend aussi bien des caractéristiques de ce pays que de la dette elle-même. Par exemple, une dette publique est certainement moins nocive si les résidents en possèdent une grande partie ou si ses échéances sont allongées dans le temps.

Ce qui reste à trancher, c’est la question de savoir si cette corrélation négative observée empiriquement est causale, en l’occurrence si des niveaux élevés de dette publique freinent la croissance économique. Et s’il y a effectivement causalité, celle-ci peut aussi aller dans le sens inverse : la faiblesse de la croissance économique tend à accroître l’endettement public, ne serait-ce parce qu’elle déprime les recettes fiscales. Il est même possible que la croissance tende à être plus faible pour des niveaux élevés de dette publique, précisément parce que ces derniers incitent les gouvernements à adopter l’austérité budgétaire pour se désendetter.

Enfin, même si la dette publique se révélait effectivement nocive à la croissance, cela n’implique pas nécessairement que les gouvernements doivent chercher à réduire la dette existante : il peut être plus coûteux de chercher à la réduire que de vivre avec [Ostry et alii, 2015].

 

Références

ABIAD, Abdul, Aseel ALMANSOUR, Davide FURCERI, Carlos MULAS GRANADOS & Petia TOPALOVA (2014), « Is it time for an infrastructure push? The macroeconomic effects of public investment », in FMI, World Economic Outlook, octobre 2014.

AGUIAR, Mark, & Manuel AMADOR (2011), « Growth in the shadow of expropriation », in Quarterly Journal of Economics, vol. 126.

ALESINA, Alberto, & Guido TABELLINI (1990), « A positive theory of fiscal deficits and government debt », in Review of Economic Studies, vol. 57, n° 3.

BANERJI, Angana, Valerio CRISPOLTI, Era DABLA-NORRIS, Christian H. EBEKE, Davide FURCERI, Takuji KOMATSUZAKI & Tigran POGHOSYAN (2017), « Labor and product market reforms in advanced economies: Fiscal costs, gains, and support », FMI, staff discussion note.

BLANCHARD, Olivier J. (1965), « Debt, deficits, and finite horizons », in The Journal of Political Economy, vol. 93, n° 2.

BLANCHARD, Olivier J. (2019), « Public debt and low interest rates », PIIE, working paper, n° 19-4.

DELONG, J. Bradford, & Lawrence H. SUMMERS (2012), « Fiscal policy in a depressed economy », in Brookings Papers on Economic Activity, vol. 44.

EBERHARDT, Markus, & Andrea F. PRESBITERO (2015), « Public debt and growth: Heterogeneity and non-linearity », in Journal of International Economics, vol. 97, n° 1.

EGGERTSSON, Gauti B., & Michael WOODFORD (2009), « Optimal monetary and fiscal policy in a liquidity trap », in Richard H. Clarida, Jeffrey Frankel, Francesco Giavazzi et Kenneth D. West (dir.), NBER International Seminar on Macroeconomics 2004, The MIT Press.

EICHENGREEN, Barry, & Ugo PANIZZA (2016), « A surplus of ambition: can Europe rely on large primary surpluses to solve its debt problem? », in Economic Policy, vol. 31, n° 85.

FATÁS, Antonio (2018), « Fiscal policy, potential output and the shifting goalposts », CEPR, discussion paper, n° 13149.

FATÁS, Antonio, Atish R. GHOSH, Ugo PANIZZA & Andrea F. PRESBITERO (2019), « The motives to borrow », FMI, working paper, n° 19/101.

FATÁS, Antonio, & Ilian MIHOV (2012), « Fiscal policy as a stabilization tool », CEPR.

FATÁS, Antonio, & Lawrence H. SUMMERS (2016), « The permanent effects of fiscal consolidations », NBER, working paper, n° 22374.

FMI (2015), « From banking to sovereign stress: Implications for public debt », policy paper.

HUANG, Yi, Ugo PANIZZA & Richard VARGHESE (2018), « Does public debt crowd out corporate investment? International evidence », CEPR, discussion paper, n° 12931.

JACKSON, Matthew, & Leeat YARIV (2015), « Collective dynamic choice: The necessity of time inconsistency », in American Economic Journal: Microeconomics, vol. 7.

MAURO, Paolo, Rafael ROMEU, Ariel BINDER & Asad ZAMAN (2015), « A modern history of fiscal prudence and profligacy », in Journal of Monetary Economics, vol. 76.

OSTRY, Jonathan D., Atish R. GHOSH & Raphael ESPINOZA (2015), « When should public debt be reduced? », FMI, staff discussion note, n° 15/10.

PERSSON, Torsten, & Lars SVENSSON (1989), « Why a stubborn conservative would run a deficit: Policy with time-inconsistent preferences », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 104.

PESCATORI, Andrea, Damiano SANDRI & John SIMON (2014), « Debt and growth: Is there a magic threshold? », FMI, working paper, n° 14/34, février.

REINHART, Carmen M., & Kenneth S. ROGOFF (2010), « Growth in a time of debt », in American Economic Review: Papers & Proceedings, vol. 100, n° 2.

WOO, Jaejoon (2003), « Economic, political, and institutional determinants of public deficits », in Journal of Public Economics, vol. 87, n° 3-4.

YARED, Pierre (2019), « Rising government debt: Causes and solutions for a decade-old trend », in Journal of Economic Perspective, vol. 33, n° 2.

Partager cet article
Repost0
17 mai 2019 5 17 /05 /mai /2019 15:11
Blocs commerciaux et guerres commerciales durant l’entre-deux-guerres

Il y a encore quelques années, les guerres commerciales semblaient n’être qu’une relique du passé. Suspectées d’avoir amplifié les effets de la Grande Dépression des années trente et d’avoir ainsi tracé la voie à certains régimes totalitaires et à la Seconde Guerre mondiale, les gouvernements n’y avaient plus recouru. Au contraire, depuis le conflit, ils ont cherché à réduire les barrières commerciales pour favoriser les échanges, en y voyant une condition tant de la prospérité que de la paix. Beaucoup craignaient que la Grande Récession et la faible reprise qui s’ensuivit incitent les gouvernements à renforcer leurs barrières commerciales pour stimuler l'activité domestique, mais les tensions commerciales sont restées contenues. Du moins, jusqu’à ces toutes dernières années : aux Etats-Unis, l’administration Trump a relevé plusieurs droits de douane, notamment en ciblant la Chine, et ainsi lancé ce qui s’apparente de plus en plus nettement comme une véritable guerre commerciale.

Beaucoup ont naturellement cherché à dresser des parallèles entre la situation actuelle et la période de l’entre-deux-guerres. David Jacks et Dennis Novy (2019) viennent à leur tour de se pencher sur les causes et conséquences des guerres commerciales dans les années trente. Mais ils nuancent l’importance de celles-ci dans la reconfiguration du commerce mondial à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Celle-ci pourrait résulter avant tout de forces plus profondes, qui étaient déjà à l’œuvre avant la Grande Dépression et dont les guerres commerciales n’ont fait que renforcer les effets.

Jacks et Novy ont tout d’abord rappelé les grandes évolutions du commerce mondial au cours de l’entre-deux-guerres. Entre 2015 et 1913, le volume des exportations mondiales a été multiplié par 50, tandis que le ratio exportations mondiales sur PIB est passé d’environ 1 % à 11,1 %. Les perturbations occasionnées par la Première Guerre mondiale constituent le premier grand effondrement du commerce international : alors que les exportations avaient augmenté en moyenne de 4,2 % par an entre 1901 et 1913, elles déclinèrent de 24,6 % lors du conflit (cf. graphique 1). Après ce dernier, les échanges connurent un rebond, initialement très fort, puis ensuite plus lent, mais régulier : en 1920, ils retrouvèrent leur niveau de 1906. Les exportations mondiales augmentèrent de 82,5 % entre 1921 et 1929, si bien qu’elles attinrent au cours de cette année un volume qui n’avait jamais été atteint jusqu’alors. A la fin des années vingt, l’idée d’une forte intégration commerciale faisait l’objet d’un assez large consensus.

GRAPHIQUE 1  Volume des exportations mondiales entre 1901 et 1920 (en milliards de dollars 1990)

Blocs commerciaux et guerres commerciales durant l’entre-deux-guerres

Malheureusement, le début des années trente a été marqué par un deuxième grand effondrement du commerce. D’un côté, l’activité économique mondiale s’écroula : le PIB mondial déclina de 10,1 % entre 1929 et 1932. De l’autre, les barrières commerciales se sont multipliées. La rédaction de la loi Smoot-Hawley aux Etats-Unis durant l’été 1929 constitua la première grande remise en cause du libre-échange. L’abandon de l’étalon-or et du libre-échange par la Grande-Bretagne en 1931 constitua également un événement important, révélant que les Britanniques étaient prêts à sacrifier le retour du multilatéralisme à la constitution d’un bloc commercial autour du Commonwealth. En conséquence de la Grande Dépression et de l’érection de barrières commerciales, les exportations réelles chutèrent de 49,1 % entre 1929 et 1932, soit cinq fois plus amplement que l’activité (cf. graphique 2). Jacks et Novy notent toutefois que les guerres commerciales du début des années trente ont avant tout été lancées contre l’ensemble des partenaires commerciaux et d’une façon non coordonnée. En fait, relativement rares ont été les mesures protectionnistes qui ont été adoptées dans une logique de représailles [Irwin, 2011]. Les barrières tarifaires et non tarifaires ont été utilisées comme moyens de défense contre les forces déflationnistes qui se déchaînaient à l’époque, en particulier par les pays qui étaient restés dans l’étalon-or et qui ne pouvaient ainsi recourir à une dévaluation externe [Eichengreen et Irwin, 2010].

GRAPHIQUE 2  Volume des exportations mondiales entre 1920 et 1939 (en milliards de dollars 1990)

Blocs commerciaux et guerres commerciales durant l’entre-deux-guerres

Jacks et Novy ont ensuite réalisé une analyse quantitative des flux commerciaux bilatéraux au cours de l’entre-deux-guerres. S’inspirant de Barry Eichengreen et Douglas Irwin (1995), ils analysent la performance de deux blocs commerciaux, en l’occurrence le Commonwealth et le bloc Reichsmark, et de deux blocs monétaires, en l’occurrence le bloc-or et la zone sterling. Ils ont distingué entre, d’une part, les tendances de long terme sur la période allant de 1920 à 1939 liées à la formation de blocs commerciaux et en particulier du Commonwealth britannique, et, d’autre part, les perturbations de court terme associées aux guerres commerciales.

Leur analyse suggère que le commerce entre les pays-membres du Commonwealth a commencé à s’intensifier brièvement avant qu’éclate la Première Guerre mondiale et que cette tendance s’est poursuivie jusqu’en 1939. Cette dynamique s’est opérée au détriment du commerce avec les autres pays-membres de la zone sterling. Jacks et Novy interprètent cette tendance comme dénotant une réorientation du commerce du Commonwealth autour d’une visée davantage géopolitique, notamment une sécurisation de l’accès aux ressources essentielles et au matériel de guerre. La distance moyenne des flux commerciaux bilatéraux a augmenté, ce qui reflète le fait que les principales relations bilatérales dans le Commonwealth avaient principalement la Grande-Bretagne comme centre et s’étendirent ainsi à travers tout le globe. En conséquence, la distance importa de moins en moins au cours du temps comme déterminant des flux commerciaux bilatéraux au sein du Commonwealth. Cette tendance ne s’est vraiment manifestée qu’au sein de ce dernier, non dans les autres blocs commerciaux.

Enfin, Jacks et Novy ont cherché à tirer des parallèles historiques avec l’épisode des années trente pour éclairer les guerres commerciales aujourd’hui. Il y a des aspects communs que l’on retrouve dans les deux périodes : par exemple, on peut craindre que système commerce multilatéral qui dominait jusqu’alors soit remplacé par un ensemble de traités bilatéraux. Mais pour l’heure, le système commercial actuel ne s’est pas effondré. C’est en particulier parce que les responsables politiques semblent avoir tiré des leçons de l’histoire de l’entre-deux-guerres et ne se sont ainsi pas tournés de façon unilatérale vers le protectionnisme. Cela amène Jacks et Novy à penser que les guerres commerciales qui sont aujourd’hui amorcées ont le même objectif que celles des années trente, c’est-à-dire renforcer les blocs commerciaux existants, en l’occurrence, pour la période actuelle, réorienter le commerce mondial autour de deux grands blocs commerciaux centrés respectivement sur la Chine et les Etats-Unis. Le contenu du commerce international n’est toutefois plus le même que lors des années trente : les biens manufacturés constituent la majorité des échanges et leur production s’est fortement fragmentée. Or l’existence de chaines de valeur mondiales limite l’ampleur d’une polarisation en blocs commerciaux. 

 

Références

EICHENGREEN, Barry, & Douglas A. IRWIN (1995), « Trade blocs, currency blocs and the reorientation of world trade in the 1930s », in Journal of International Economics, vol. 38, n° 1.

EICHENGREEN, Barry, & Douglas A. IRWIN (2010), « The slide to protectionism in the Great Depression: Who succumbed and why? », in Journal of Economic History, vol. 70, n° 4.

IRWIN, Douglas A. (2011), Peddling Protectionism: Smoot–Hawley and the Great Depression, Princeton University Press.

JACKS, David S., & Dennis NOVY (2019), « Trade blocs and trade wars during the interwar period », CEP, discussion paper, n° 1620.

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : D'un champ l'autre
  • : Méta-manuel en working progress
  • Contact

Twitter

Rechercher