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20 mai 2018 7 20 /05 /mai /2018 13:40
L’endettement public évince-t-il l’investissement des entreprises ?

Dans le sillage de la crise financière mondiale, la dette publique a fortement augmenté dans les pays développés, non seulement parce que les Etats ont adopté des plans de relance et eu à secourir le secteur bancaire, mais aussi plus simplement parce que la contraction de l’activité a réduit mécaniquement les recettes fiscales. En conséquence, l’encours de la dette publique a quasiment doublé entre 2007 et 2017, en passant de 35 à 66 milliers de milliards de dollars ; au cours de cette période, l’endettement public est passé de 71 à 105 % du PIB dans les pays développés et de 36 à 48 % du PIB dans les pays en développement.

De nombreuses études se sont alors penchées sur le lien entre dette publique et activité économique. Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff (2010) ont par exemple suggéré qu’un endettement public élevé s’accompagnait d’une activité plus faible, sans pour autant trancher sur le sens de causalité. Or, comme le rappellent Ugo Panizza et Andrea Presbitero (2014), il se peut tout simplement que ce soit la faiblesse de l’activité qui tende à pousser l’endettement public vers des niveaux élevés. D’autre part, un niveau d’endettement élevé peut nuire à la croissance économique, non pas en soi, mais parce qu’il incite les gouvernements à adopter (à tort ou à raison) des plans d’austérité pour se désendetter.

L’un des arguments avancés par la littérature néoclassique pour démontrer la nocivité de l’endettement public et l’inefficacité des plans de relance est celui de l’effet d’éviction (crowding out effect). Si l’Etat finance un plan de relance par l’endettement, cela signifie qu’il émettra des titres. Or, les épargnants risquent de se détourner des titres des entreprises privées pour acheter les titres publics, jugés moins risqués, en particulier lors d’une récession. D’autre part, la hausse de l’offre de titres se traduit par une hausse des taux d’intérêt. Les entreprises auront alors plus de difficultés à financer leurs investissements, en particulier si elles sont également contraintes dans l’accès au crédit, ce qui risque d’être le cas des petites entreprises [Broner et alii, 2014]. Au final, la hausse des dépenses publiques tend peut-être d’un côté à stimuler la demande, mais le surcroît de dette publique nécessaire pour la financer tend peut-être au contraire à la déprimer, si bien que l’effet net sur la demande pourrait au final être nul, voire négatif.

Les keynésiens taclent cet argument sur deux fronts. D’une part, lors d’une récession, en l’occurrence lorsque les entreprises ont des problèmes de débouchés, elles sont loin d’utiliser la totalité de leurs capacités de production (pour preuve, elles ont tendance à licencier). Comme elles n’ont pas vraiment besoin d’accroître leurs capacités de production, elles vont donc peu investir, donc peu émettre de titres. Bref, l’offre de titres augmente peut-être, mais moins que l'endettement public. D’autre part, même si les entreprises émettaient autant de titres qu’auparavant, les titres publics ne vont pas forcément se substituer à des titres privés dans les portefeuilles des épargnants. En effet, lors d’une récession provoquée par une insuffisance de la demande globale, cette dernière a pour contrepartie une forte épargne. Autrement dit, la demande de titres, et en particulier de titres sûrs, augmente fortement : la demande de titres est donc loin de rester constante. La hausse de la dette publique permet ainsi d’absorber l’excès de dette et de satisfaire par là les préférences des ménages, c’est-à-dire leur besoin d’un placement sans risque.

Yi Huang, Ugo Panizza et Richard Varghese (2018) ont analysé les données relatives à un échantillon de près de 550.000 entreprises dans 69 pays, en l’occurrence aussi bien des pays développés que des pays émergents, au cours de la période allant de 1998 à 2014. Ils mettent en évidence une corrélation négative entre la dette publique et l’investissement des entreprises : les niveaux élevés de dette publique sont associés à un plus faible investissement privé et avec une plus forte sensibilité de l’investissement aux fonds autogénérés. Cette corrélation pourrait refléter une causalité keynésienne allant de la faiblesse de l’investissement vers la dette publique (ou plutôt, l’action d’une troisième variable, en l’occurrence la faiblesse de l’activité) : lorsque les entreprises investissent peu, ce qui risque d’être le cas lors d’une récession, l’Etat va avoir tendance à stimuler l’activité, donc à s’endetter. Huang et ses coauteurs pensent toutefois que la causalité va dans le sens inverse.

En effet, ils constatent que les niveaux élevés de dette publique nuisent particulièrement aux secteurs qui sont (pour des raisons technologiques) très dépendants des financements externes. Ensuite, leurs données suggèrent que la sensibilité de l’investissement aux fonds internes augmente avec le niveau de dette publique, ce qui suggère que celui-ci ce traduit par un resserrement des contraintes de financement pour les entreprises. Enfin, il apparaît que la dette publique accroît la sensibilité de l’investissement aux flux de trésorerie pour les entreprises les plus petites et les plus jeunes, c’est-à-dire celles qui sont les plus susceptibles d’être contraintes en termes de crédit, mais qu’elle n’a pas d’effet sur la sensibilité de l’investissement des entreprises les plus grandes et les plus vieilles aux flux de trésorerie.

Pour autant, l’analyse menée par Huang et alii ne dit rien quant à l’effet de la dette publique sur l’ensemble de l’investissement, si bien qu’il est possible que des niveaux plus élevés de dette publique accroissent l’investissement pour l’ensemble des secteurs et des entreprises, mais que l’investissement augmente moins pour les entreprises qui sont les plus exposées aux contraintes de crédit. Ensuite, l’étude ne se focalise que sur une seule composante de la demande globale, en l’occurrence l’investissement des entreprises, et ne prend pas en compte la position de l’économie dans le cycle d’affaires. Les constats auxquels elle aboutit n’impliquent donc pas qu’une expansion budgétaire financée par endettement soit injustifiée lors des ralentissements de l’activité.

 

Références

BRONER, Fernando, Aitor ERCE, Alberto MARTIN & Jaume VENTURA (2014), « Sovereign debt markets in turbulent times: Creditor discrimination and crowding-out effects », in Journal of Monetary Economics, vol. 61.

HUANG, Yi, Ugo PANIZZA & Richard VARGHESE (2018), « Does public debt crowd out corporate investment? International evidence », CEPR, discussion paper, n° 12931.

PANIZZA, Ugo, & Andrea F PRESBITERO (2014), « Public Debt and Economic Growth: Is There a Causal Effect? », in Journal of Macroeconomics, vol. 41.

REINHART, Carmen M., & Kenneth S. ROGOFF (2010), « Growth in a time of debt », in American Economic Review, vol. 100, n° 2, mai.

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27 avril 2018 5 27 /04 /avril /2018 07:18
Mondialisation : qu’est-ce que les économistes ont pu manquer ?

L’élection de Donald Trump, la victoire du « Leave » lors du référendum autour du Brexit et l’essor de partis « populistes » dans de nombreux pays développés apparaissent pour certains comme un contrecoup de la mondialisation : une partie de la population, notamment les travailleurs peu qualifiés, rejetterait le libre-échange parce qu’elle n’en verrait que trop peu les gains, voire ne penserait n’en subir que des coûts. Ce rejet se serait notamment matérialisé à travers l’adoption de mesures protectionnistes de la part des autorités américaines, notamment vis-à-vis de la Chine, des mesures qui pourraient déboucher sur une véritable guerre commerciale suite à une escalade des représailles. Ces événements ont ravivé parmi les économistes un débat qu’ils pensaient avoir tranché il y a deux décennies.

Les économistes, même orthodoxes, n’ont jamais dénié le fait que l’ouverture d’un pays au commerce puisse avoir de profonds effets distributifs, c’est-à-dire qu’il puisse y avoir des gagnants et des perdants. Selon les théories traditionnelles du commerce international, l’intégration commerciale est susceptible d’accroître les inégalités de revenu au sein des pays développés. Par exemple, dans le modèle HOS, à deux biens, les économies relativement abondantes en capital se spécialisent dans les productions nécessitant relativement plus de capital, tandis que les économies relativement abondantes en travail se spécialisent dans les productions nécessitant relativement plus de travail. Cela se traduit dans chaque économie par une déformation du partage de la valeur ajoutée : au sein des économies abondantes en capital, la part du revenu national rémunérant le capital augmente et (symétriquement) la part rémunérant le travail diminue. Les propriétaires du capital gagnant en moyenne un revenu plus élevé que les travailleurs, les inégalités tendent par là à se creuser. C’est le corollaire du théorème Stolper-Samuelson.

Dans le prolongement du modèle HOS les théories néo-factorielles aboutissent au même résultat en distinguant les travailleurs selon leur niveau de qualification. Les pays développés, relativement bien dotés en travail qualifié, devraient se spécialiser dans les productions utilisant relativement plus de celui-ci, tandis que les pays en développement, surtout dotés en travail non qualifié, se spécialisent dans les productions utilisant relativement plus de celui-là. Dans les pays développés, cela signifie que les travailleurs qualifiés, davantage demandés, voient leur rémunération augmenter, tandis que les travailleurs peu qualifiés, peu demandés et notamment exposés au chômage, voient leur revenu décliner.

Sur le plan théorique, les économistes devraient donc craindre que l’ouverture au commerce internationale détériore la situation des travailleurs les moins qualifiés dans les pays développés, ne serait-ce que temporairement ; la spécialisation devrait amener ces pays à créer davantage d’emplois qualifiés, ce qui compenserait les destructions d’emplois peu qualifiés et permettrait à ceux qui les occupaient de se reclasser. Pour autant, au milieu des années quatre-vingt-dix, les économistes, notamment Paul Krugman (1995), ne pensaient pas que la mondialisation et surtout l’essor que connaissaient alors des pays à bas salaires comme la Chine aient de puissants effets sur l’emploi sur les pays développés. Certes, leurs données suggéraient que la croissance du commerce avait des effets dépressifs sur les salaires des travailleurs peu éduqués, mais ces effets semblaient quantitativement modestes. Les importations de biens manufacturés en provenance de pays en développement ne représentaient d’ailleurs que l’équivalent de 2 % de leur PIB ; cela ne semblait pas suffisant pour modifier les salaires relatifs de plus de quelques pourcents. Aux yeux de nombreux économistes, la hausse des inégalités que connaissaient les pays développés depuis les années quatre-vingt semblait plutôt être liée essentiellement au progrès technique.

Krugman (2018) reconnaît que le consensus des années quatre-vingt-dix s’est révélé erroné ou, tout du moins, excessivement optimiste. En effet, ce que saisissaient les données du début des années quatre-vingt-dix n’était que les prémices d’un phénomène qu’Arvind Subramanian et Martin Kessler (2013) ont depuis lors qualifié d’« hypermondialisation » (hyperglobalization). Jusqu’aux années quatre-vingt, le commerce mondial, relativement au PIB, n’était qu’à peine plus élevé qu’à la veille de la Première Guerre mondiale. Mais durant les deux décennies suivantes, le commerce mondial a poursuivi son expansion pour rapidement atteindre un volume qui n’avait jamais été observé. En outre, si les exportations de biens manufacturés en provenance des pays en développement ne représentaient qu’une faible part de l’économie mondiale au début des années quatre-vingt-dix, elles représentent désormais une part trois fois plus élevée (cf. graphique).

GRAPHIQUE  Volume des exportations de biens manufacturés réalisés par les pays en développement (en % du PIB mondial)

source : Krugman (2018), d’après les données de la Banque mondiale

Cela ne veut pas forcément dit que les effets sur les pays développés soient désormais trois fois plus amples qu’ils ne l’étaient au début des années quatre-vingt-dix. D’une part, une part importante des exportations des pays en développement ont eux-mêmes pour destination. D’autre part, avec la fragmentation internationale du processus productif, c’est-à-dire le développement de chaînes de valeur mondiales, le contenu en facteurs du commerce entre pays en développement et pays développés n’a pas changé aussi rapidement que son volume : une partie des biens exportés par les pays en développement (par exemple les iPhones produits en Chine) contiennent des composants venant de pays développés.

Ces deux dernières décennies ont aussi été marquées par d’énormes déséquilibres de comptes courants, or d’amples variations de comptes courants sont susceptibles d’entraîner de sérieux problèmes d’ajustement. Par exemple, aux Etats-Unis, jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix, l’emploi manufacturier chutait certes en termes relatifs, c’est-à-dire relativement à l’emploi total, mais pas en termes absolus. Mais après 1997, ce n’est plus le cas : son montant absolu décline également, et ce parallèlement à un accroissement du déficit des échanges (hors pétrole) équivalent à 2,5 % du PIB. Selon Krugman, ce creusement du déficit a pu réduire la part de l’activité manufacturière dans le PIB de 1,5 point de pourcentage (soit plus de 10 %, si bien qu’il a pu contribuer par là à plus de la moitié de la baisse (de 20 %) de l’emploi manufacturier entre 1997 et 2005. La hausse des importations a ainsi constitué un puissant choc pour plusieurs travailleurs américains, ce qui a contribué à nourrir le rejet de la mondialisation.

Lors des années quatre-vingt-dix, les économistes se demandaient quel était l’impact du commerce international sur de larges ensembles de classes sociales et non sur des travailleurs de catégories ou secteurs spécifiques. En outre, ils supposaient d’une certaine façon que le facteur travail était mobile (professionnellement et géographiquement) au sein de chaque économie. Délaissant une telle hypothèse, David Autor, David Dorn et Gordon Hanson (2013) se sont focalisés sur les effets du « choc chinois » (« China shock ») sur les marchés du travail locaux, or ces effets se sont révélés être amples et durables : de nombreux travailleurs ont perdu leur emploi du fait de la concurrence étrangère et cet événement a durablement déprimé leurs revenus par la suite.

Mais selon Krugman, ce n’est pas parce que les économistes ont sous-estimé les coûts de la mondialisation qu’il est justifié que les pays développés adoptent des mesures protectionnistes. Tout d’abord, l’hypermondialisation semble n’avoir été qu’un événement temporaire, unique, associée à l’émergence de l’économie chinoise. D’ailleurs, le volume des échanges, relativement au PIB mondial, s’est stabilisé ces dernières années. Surtout, chercher à inverser le processus, en embrassant le protectionnisme, provoquerait de profondes réallocations de main-d’œuvre et celles-ci seraient aussi douloureuses que celles générées par le « choc chinois ». En outre, les entreprises ont investissant massivement en supposant que les économies resteraient ouvertes ; si cette hypothèse ne se vérifiait pas, de nombreux actifs issus de ces investissements (notamment des usines) deviendraient de véritables « épaves ».

 

Références

AUTOR, David H., David DORN & Gordon H. HANSON (2013), « The China syndrome: Local labor market effects of import competition in the United States », in American Economic Review, vol. 103, n° 6.

KRUGMAN, Paul (1995), « Growing world trade: Causes and consequences », Brookings Papers on Economic Activity, n° 1995-1.

KRUGMAN, Paul (2018), « Globalization: What did we miss? ».

SUBRAMANIAN, Arvind, & Martin KESSLER (2013), « The hyperglobalization of trade and its future », Peterson Institute for International Economics, working paper, n° 13-6.

WOOD, Adrian (2018), « The 1990s trade and wages debate in retrospect », in voxEU.org, 25 avril.

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19 avril 2018 4 19 /04 /avril /2018 19:33
Comment se répartissent les revenus en France ?

Bertrand Garbinti, Jonathan Goupille-Lebret et Thomas Piketty (2018) ont cartographié la répartition du revenu avant impôt en France de la période allant de 1900 à 2014, ce qui leur a permis de préciser comment les inégalités de revenu ont évolué à long terme.

GRAPHIQUE 1  Revenu moyen par adulte en France (en euros de 2014)

 

Leurs données confirment que le revenu moyen par adulte a fortement augmenté depuis le début du vingtième siècle : il a été multiplié par 7 entre 1900 et 2014 en passant de 5.000 à 35.000 euros (cf. graphique 1). Cette croissance des revenus a toutefois été loin d’être régulière ; elle s’est essentiellement réalisée au cours des Trente glorieuses, en l’occurrence entre 1945 et 1980. En effet, le revenu moyen par adulte a décliné de 0,1 % par an entre 1900 et 1945 ; il a augmenté de 3,7 % par an au cours des décennies qui ont immédiatement suivi la Seconde Guerre mondiale ; puis, entre 1980 et 2014, il a augmenté plus lentement, en l’occurrence au rythme de 0,9 % par an. C’est essentiellement la même évolution qui a été observée dans les autres pays européens et au Japon et, dans une moindre mesure, aux Etats-Unis et au Royaume-Uni.

GRAPHIQUE 2  Parts du revenu national détenues en France par les…

En 2014, les 50 % les plus modestes détenaient un revenu moyen de 16.000 euros, soit la moitié du revenu moyen de l’ensemble de la population ; ils détenaient 23 % de l’ensemble du revenu national (cf. graphique 2). Les « classes moyennes » (en l’occurrence les personnes qui ne font partie ni des 50 % les plus modestes, ni des 10 % les plus rémunérés) avaient un revenu moyen de 39.000 euros et détenaient environ 45 % du revenu national. Les 10 % les plus riches avaient un revenu moyen de 110.000 euros, c’est-à-dire 3,2 fois plus élevé que le revenu moyen de la population, et détenaient environ 32 % du revenu national. Parmi eux, les 1 % les plus riches avaient un revenu moyen de 374.200 euros et détenaient 11 % du revenu national.

GRAPHIQUE 3  Part du revenu national détenue en France par les 1 % les plus rémunérés

Le plus grand bouleversement qu’a connu la répartition des revenus en France au cours du vingtième siècle a été la hausse de la part du revenu national allant aux 50 % les plus modestes et aux classes moyennes, autrement dit la baisse de la part du revenu national allant aux 10 % les plus rémunérés. Alors qu’elle atteignait plus de 50 % à la veille de la Première Guerre mondiale, la part du revenu national rémunérant les 10 % les plus riches a chuté pour atteindre légèrement plus de 30 % en 1945. Les inégalités ont augmenté jusqu’en 1968, lors de la période de reconstruction, pour ensuite fortement baisser à nouveau jusqu’en 1983. Cette baisse des inégalités de revenu s’explique, d’une part, par la chute des inégalités salariales, notamment avec les fortes revalorisations du salaire minimum dans le sillage de mai 1968 qui ont soutenu les bas salaires, et, d’autre part, par la baisse de la part du revenu rémunérant le capital. Durant les Trente glorieuses, en l’occurrence entre 1950 et 1983, les revenus ont augmenté plus rapidement parmi les 95 % les plus modestes que parmi les 5 % les plus rémunérés : le revenu des premiers augmentait au rythme de 3,5 % par an, contre 1,8 % pour les seconds, ce qui s’est traduit par un resserrement de l’éventail des revenus.

GRAPHIQUE 4  Part du revenu national détenue en France par les 0,1 % les plus rémunérés

Le début des années quatre-vingt marque un profond changement de tendance, puisque depuis la part détenue par les plus hauts revenus a eu tendance à augmenter. C’est en particulier le cas de la part du revenu national rémunérant les 1 % les plus rémunérés : entre 1983 et 2007, elle a augmenté de plus de 50 %, en passant de moins de 8 % à plus de 12 % (cf. graphique 3). Plus on zoome sur le sommet de la répartition des revenus, plus la hausse de la part détenue par les hauts revenus apparaît importante. La part des hauts revenus a légèrement diminué dans le sillage de la crise financière mondiale de 2008, mais elle reste bien plus élevée qu’au début des années quatre-vingt : entre 2008 et 2013, la part du revenu national rémunérant les 1 % les plus rémunérés a fluctué entre 10 % et 12 %. Au final, la hausse de la part des hauts revenus en France depuis les années quatre-vingt a beau être moins ample que celle observée aux Etats-Unis (où elle a atteint environ 20 %), elle reste spectaculaire.

GRAPHIQUE 5  Croissance réelle cumulée des revenus en France selon le centile dans la répartition (en %)

Entre 1983 et 2014, le revenu moyen par adulte a augmenté de 35 % en termes réels. La croissance cumulée n’a pas été la même d’une classe de revenus à l’autre (cf. graphique 5). Par exemple, entre 1983 et 2014, les 50 % les plus modestes ont vu leur revenu augmenter de 30 % en moyenne, les classes moyennes ont vu le leur augmenter de 27 % et les 10 % les plus riches de 50 %. En fait, ce sont surtout les 5 % les plus rémunérés qui ont vu leur revenu fortement augmenter : entre 1983 et 2014, le revenu des 5 % les plus riches a augmenté au rythme de 3 % par an environ, contre 1 % pour les 95 % les plus modestes. Par conséquent, les 1 % les plus rémunérés ont vu leur revenu augmenter de 100 %, c’est-à-dire doubler ; les 0,1 % les plus rémunérés ont vu le leur augmenter de 160 %. Au final, entre 1900 et 1950, les 50 % les moins rémunérés avaient capté 34 % de la croissance économique, contre 7 % pour les 10 % les plus rémunérés ; entre 1983 et 2014, les 50 % les moins rémunérés ont capté 22 % des fruits de la croissance, contre 42 % pour les 10 % les plus rémunérés et même 21 % pour les 1 % les plus rémunérés. 

GRAPHIQUE 6  Composition du revenu selon le niveau de revenu en 2012

L’accroissement des inégalités de revenu à partir du début des années quatre-vingt s’explique par l’augmentation tant des hauts revenus du travail que des hauts revenus du capital. La hausse des plus hauts revenus du capital s’explique, d’une part, par la hausse de la part du revenu national rémunérant le capital et, d’autre part, par l’accentuation de la concentration du patrimoine entre les mains des plus riches.  Or, c’est souvent les mêmes personnes qui gagnent à la fois les plus hauts revenus du travail et les plus hauts revenus du capital ; c’est le cas des dirigeants des plus grosses entreprises, qui bénéficient de bonus élevés et de nombreuses stock-options. Toutefois, la corrélation entre richesse et revenu du travail a eu tendance à changer ces dernières décennies : il est de plus en plus difficile d’accéder aux rangs des plus grandes propriétaires de patrimoine avec le seul revenu du travail. Dans la mesure où ce sont parmi les 5 % et surtout les 1 % les plus rémunérés que les revenus ont le plus fortement augmenté, Garbinti et ses coauteurs doutent que l’accroissement des inégalités s’explique par le progrès technique et les modifications de l’offre et de la demande de travail qualifié ; ils mettent plutôt l’accent sur les facteurs institutionnels, notamment la gouvernance d’entreprise, la désyndicalisation et le déclin des processus de négociation collective, ainsi que la baisse des taux marginaux d’imposition des hauts revenus. 

GRAPHIQUE 7  Inégalités de revenu versus inégalités de patrimoine en France

La baisse des inégalités de revenu à long terme s’explique essentiellement par la chute des revenus du capital ; ces derniers n’ont pas retrouvé le niveau qu’ils atteignaient avant la Première Guerre mondiale. Les conflits, mais aussi des mesures fiscales comme l’impôt sur le revenu et la taxation de la transmission de patrimoine ont réduit le volume et la concentration du patrimoine. A long terme, les inégalités de revenu du travail n’ont que peu diminué. Depuis le début du vingtième siècle, les plus modestes et les classes moyennes tirent l’essentiel de leurs revenus du revenu du travail ; ce sont essentiellement les plus hauts revenus qui gagnent les revenus du capital et ces derniers constituent effectivement l’essentiel de leurs revenus (cf. graphique 6). Le revenu du capital a toujours été plus concentré que le revenu du travail ; les 10 % les plus rémunérés dans la répartition du revenu du travail ont toujours capté entre 25 % et 30 % du revenu du travail total, tandis que les 10 % de ceux qui gagnent les plus hauts revenus du capital détiennent une part entre deux ou trois fois plus élevé du revenu du capital total (cf. graphique 7). En outre, le revenu du capital est plus concentré que le patrimoine, notamment parce que la détention d’actifs à haut rendement comme les actions est plus concentrée que la détention d’actifs à faible rendement tels que les obligations ou l’immobilier.

GRAPHIQUE 8  Ratio entre le revenu des hommes sur celui des femmes selon l’âge en France 

L’analyse de Garbinti et alii éclaire également les inégalités de revenu entre hommes et femmes. Même si elles restent encore plus élevées, les inégalités de revenu du travail entre les sexes ont eu tendance à décliner ces dernières décennies (cf. graphique 8), mais plus lentement parmi les plus hauts revenus du travail. Les femmes représentaient 12 % des personnes situées par les 0,1 % des plus hauts revenus, contre 7 % en 1994 et 5 % en 1970. 

GRAPHIQUE 9  Part du revenu national détenue par les 1 % les plus rémunérés en France et aux Etats-Unis

Enfin, Garbinti et ses coauteurs ont comparé la dynamique des inégalités de revenue en France avec celle que l’on observe aux Etats-Unis (cf. graphique 9). Au début du vingtième siècle, elles étaient à peu près au même niveau et ont connu par la suite une évolution du même profil, en l’occurrence celle d’un U. Au milieu des années soixante-dix, la part du revenu national détenue par les 1 % les plus rémunérés était à peu près la même des deux côtés de l’Atlantique. Dès la fin des années soixante-dix, elle augmentait aux Etats-Unis, tandis qu’elle poursuivait sa baisse en France, du moins initialement ; ce n’est qu’au début des années quatre-vingt qu’elles tendent également à augmenter en France, mais leur hausse est bien moins prononcée qu’aux Etats-Unis. En 2012, les 1 % les plus rémunérés captaient une part deux fois plus élevée du revenu national aux Etats-Unis qu’en France. Aujourd’hui, le revenu moyen par adulte a beau être 30 % plus faible en France qu’aux Etats-Unis, le revenu avant impôt moyen parmi les 50 % les plus modestes est plus élevé en France qu’aux Etats-Unis. 

 

Références

GARBINTI, Bertrand, Jonathan GOUPILLE-LEBRET & Thomas PIKETTY (2016), « Accounting for wealth inequality dynamics: Methods, estimates and simulations for France (1800-2014) », WIID, working paper.

GARBINTI, Bertrand, Jonathan GOUPILLE-LEBRET & Thomas PIKETTY (2018), « Income inequality in France, 1900-2014: Evidence from distributional national accounts (DINA) », Banque de France, document de travail, n° 677.

Observatoire des inégalités (2017), « Combien gagnent les très riches ? », 17 mars.

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