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12 avril 2019 5 12 /04 /avril /2019 14:50

Nicolas FREMEAUX

Editions du Seuil, 2018

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dès les premières pages de son ouvrage, Nicolas Frémeaux se désole d’un paradoxe : très inégalement réparti au sein des populations, l’héritage fait son retour dans les pays développés depuis quelques décennies et pourtant il est aujourd’hui inexistant dans le débat public. C’est paradoxal, car le retour de l’héritage interagit certainement avec le creusement manifeste des inégalités de revenu. En s’inscrivant dans un recul plus général du mérite dans la société, il remet en cause l’une des promesses de la démocratie, celle de la mobilité sociale : pour réussir, il faut de plus en plus être « bien né ». En publiant Les Nouveaux Héritiers, Frémeaux espère contribuer à ce que l’héritage fasse également son retour dans le débat public.

Dans un premier chapitre, Frémeaux adopte un point de vue macroéconomique pour mettre en évidence ce retour du patrimoine dans les pays développés. Il s’appuie sur l’analyse historique de Thomas Piketty (2013) : le ratio rapportant le patrimoine sur le revenu national avait baissé jusqu’aux années cinquante, avant de s’accroître pour retrouver ces dernières décennies les niveaux élevés qu’il atteignait au début du vingtième siècle. A court terme, ces évolutions s’expliquent notamment par les variations des prix d’actifs et des destructions de patrimoine provoquées par les guerres et les crises économiques. A long terme, un niveau élevé de patrimoine s’explique par un taux d’épargne et des rendements élevés dans un contexte de faible croissance économique. Les facteurs institutionnels jouent également un rôle : l’introduction d’une fiscalité progressive a contribué à réduire le patrimoine au début du vingtième siècle, tandis que les réformes fiscales menées à partir des années quatre-vingt lui ont permis de se reconstituer.

L’évolution du flux successoral suggère que l’héritage joue un grand rôle dans la dynamique du patrimoine : en France, après une longue période de baisse, il est reparti à la hausse depuis les années soixante, atteignant en 2010 l’équivalent de 12 % à 15 % du revenu national. Mais Frémeaux souligne que le lien entre patrimoine et héritage n’est pas immédiat : le montant transmis dépend du rapport patrimoine sur revenu, du taux de mortalité et du rapport entre la richesse des morts et celle des vivants. Et l’estimation de l’importance du « stock » d’héritage dans le patrimoine n’est pas aisée. Selon les estimations de Thomas Piketty et alii (2014) dans le cas français, le patrimoine hérité représentait 80 % du patrimoine total à la veille de la Première Guerre mondiale ; cette part a ensuite diminué pour atteindre moins de 50 % dans les années cinquante, avant de remonter pour atteindre 60 % en 2010.

Le retour d’un flux successoral important ne suffit pas pour dire que nous sommes dans une société d’héritiers : cela dépend de la répartition de l’héritage. Frémeaux se penche alors sur cette dernière dans un deuxième chapitre. La répartition de l’héritage est très inégalitaire : en 2015, un tiers des individus ont reçu une donation ou un héritage au cours de leur vie ; et, parmi ceux qui ont reçu au moins une transmission patrimoniale, les 10 % les plus riches reçoivent plus de la moitié de l’ensemble des héritages, contre 7 % pour les 50 % les plus pauvres. La répartition des héritages est aussi concentrée que celle des patrimoines et toutes deux sont bien plus concentrées que celle des salaires. Mais ces répartitions ne sont pas indépendantes : ceux qui reçoivent les plus gros héritages tendent à gagner des revenus d’activité relativement plus élevés. L’homogamie amplifie aussi les inégalités : les personnes qui héritent tendent à se mettre en couple ensemble [Frémeaux, 2014]. Le retour de l’héritage est tel que, malgré la hausse des inégalités salariales, la chance de rejoindre les 10 % les plus dotés en patrimoine diminue pour les travailleurs les plus rémunérés : il est de plus en plus difficile de rejoindre les 10 % les plus riches si l’on ne bénéficie pas d’un patrimoine familial [Goupille-Lebret et alii, 2017]. Pour autant, le patrimoine reste moins concentré qu’un siècle plus tôt et une classe moyenne s’est entretemps renforcée : les gros héritiers ont laissé place à des héritiers plus petits, mais plus nombreux. Mais on peut avoir une acception plus large du patrimoine en y incluant le capital humain, or un individu a d’autant plus de chances d’en accumuler que ses parents en possèdent. Et, à diplôme égal, les individus n’ont pas la même trajectoire selon leur origine sociale [Goux et Maurin, 1997]. Au final, la situation économique d’un individu dépend de plus en plus de celle de ses parents [Lefranc, 2011].

Plus que leur répartition, c’est la nature des transmissions qui a changé. Avec le vieillissement de la population et du patrimoine, les parents décèdent plus tard et sont ainsi davantage incités à transmettre au cours de leur vivant, si bien que les donations prennent une place de plus en plus importante dans les transmissions relativement aux héritages. Les terres disparaissent des transmissions, tandis que les dons en argent et la transmission de contrats d’assurance-vie s’intensifient. A travers l’évolution des régimes matrimoniaux, la façon par laquelle les couples gèrent leur patrimoine a changé, ce qui a également modifié la manière par laquelle celui-ci est transmis : le contrat de mariage connaît un nouvel essor, tandis que le plus grand recours au régime de séparation des biens contribue à l’individualisation du patrimoine.

Dans un troisième chapitre, Frémeaux se penche sur la place que tient l’héritage dans le débat public ». L’héritage suscitait des débats avant la Révolution française, mais ceux-ci s’intensifièrent dans son sillage, notamment parce qu’il était perçu comme un canal de la reproduction intergénérationnelle des inégalités : certains, comme les saint-simoniens appelèrent à son abolition ; d’autres, comme Thomas Paine, défendirent l’idée de doter chaque citoyen d’un capital de départ. C’est en 1901 qu’une fiscalité progressive de l’héritage est mise en place en France, afin de constituer une nouvelle source de recettes fiscales. Il y a là une spécificité française, puisque les autres pays développés mirent en avant un motif de justice sociale lorsqu’ils adoptèrent une telle réforme [Beckert, 2008]. Ensuite, jusqu’aux années trente, les taux d’imposition de l’héritage augmentèrent, non sans rencontrer une forte résistance.

Depuis les années soixante-dix, la plupart des pays développés connaissent un retour de l’héritage et des inégalités patrimoniales et pourtant, non seulement la fiscalité des transmissions successorales a été allégée et a perdu en progressivité dans la plupart d’entre eux, mais en outre l’héritage a paradoxalement disparu du débat public. Ce sont avant tout des arguments économiques qui sont avancés pour critiquer l’impôt successoral : ce dernier conduirait à une double imposition des héritages et donations ; il serait inefficace, puisqu’en décourageant les individus à chercher à se constituer un patrimoine en vue de le transmettre, il réduirait leurs incitations à épargner et travailler, voire il les inciterait à émigrer, etc. Frémeaux montre que ces arguments-là ne sont pas récents et que beaucoup d’entre eux ne sont pas convaincants. Par exemple, il ne semble pas y avoir de lien entre fiscalité des successions et mobilité des individus. Surtout, il pourrait y avoir un « effet Carnegie » : la réception d’un héritage réduit les incitations à travailler [Holtz-Eakin et alii, 1993].

En fait, l’impopularité de l’impôt successoral s’explique surtout par des arguments de nature morale : il est perçu comme une « taxe sur la mort », s’ajoutant à la douleur du deuil, et comme allant à l’encontre des valeurs familiales, dans un contexte où l’individualisme progresse et où la solidarité familiale semble plus impérieuse. D’autre part, les individus sous-estiment l’importance de l’héritage et le degré d’inégalité de sa répartition, tout en surestimant son imposition. Le manque de transparence peut aussi alimenter une défiance vis-à-vis de l’impôt, comme le montre l’exemple des pays scandinaves [Kleven, 2014]. Mais pour Frémeaux, il y a surtout une forme de consentement des individus à l’inégalité [Forsé et alii, 2018]. Les individus acceptent d’autant plus la redistribution qu’ils sont pessimistes à propos de la mobilité sociale [Alesina et alii, 2018]. Or, si les Français croient peu en leurs chances de connaître une ascension sociale, ils sont plus confiants dans leur capacité à transmettre un patrimoine [Grégoire-Marchand, 2018]. 

Dans un quatrième et dernier chapitre, Frémeaux propose des pistes de réflexion pour moderniser la prise en compte de l’héritage. Parce que la méconnaissance de l’héritage contribue à l’impopularité de sa taxation et à son absence dans le débat public, il lui paraît tout d’abord essentiel de développer les études empiriques. Un meilleur accès des chercheurs aux données détenues par l’administration leur permettrait d’évaluer plus précisément les effets tant de l’héritage que de sa taxation, ce qui éclairerait les termes d’un éventuel débat. Ensuite, pour assurer une meilleure répartition des richesses, il apparaît nécessaire de réformer la taxation de l’héritage, notamment en réintroduisant davantage de progressivité et de transparence dans celle-ci. Comme le pensaient Paine et, plus récemment, Anthony Atkinson, assurer une dotation minimale en patrimoine, en utilisant par exemple les recettes de la taxation successorale, pourrait également contribuer à réduire les inégalités des chances. Mais l’égalité des chances n’implique en soi l’absence d’inégalités de situations et elle risque de conduire à légitimer celles-ci [Young, 1958]. Elle ne balaie donc pas la question de savoir à partir de quelle amplitude la société juge les inégalités intolérables. Enfin, Frémeaux juge essentiel de réfléchir au rôle que doivent jouer l’héritage et la philanthropie dans la société : dans un contexte où l’intervention de l’Etat semble remise en cause, les politiques sociales pourraient davantage dépendre de la charité privée.

 

Références

ALESINA, Alberto, Stefanie STANTCHEVA & Edoardo TESO (2018), « Intergenerational mobility and support for redistribution», in American Economic Review, vol. 108, n° 2.

BECKERT, Jens (2008), Inherited Wealth, Princeton University Press.

FORSE, Michel, Alexandra FRENOD, Caroline GUIBET LAFAYE& Maxime PARODI (2018), « Pourquoi les inégalités de patrimoine sont-elles mieux tolérées que d’autres ? », in Revue de l'OFCE, n° 156.

FREMEAUX, Nicolas (2014), « The role of inheritance and labour income in marital choices », in Population, vol. 69.

GARBINTI, Bertrand, Jonathan GOUPILLE-LEBRET & Thomas PIKETTY (2018), « Income inequality in France, 1900-2014: Evidence from distributional national accounts (DINA) », WID, working paper, n° 2016-05.

GOUX, Dominique, & Eric MAURIN (1997), « Meritocracy and social heredity in France: Some aspects and trends», in European Sociological Review, vol. 13, n° 2.

GREGOIRE-MARCHAND, Pauline (2018), « Fiscalité des héritages », France Stratégie, document de travail, n° 2018-02.

HOLTZ-EAKIN, Douglas, David JOULFAIAN & Harvey S. ROSEN (1993), « The Carnegie conjecture: Some empirical evidence », in Quarterly Journal of Economics, vol. CVIII.

KLEVEN, Henrik Jacobsen (2014), « How can Scandinavians tax so much? », in Journal of Economic Perspectives, vol. n°4, automne.

LEFRAND, Arnaud (2011), « Educational expansion, earnings compressionand changes in intergenerational economic mobility: Evidence from French cohorts, 1931-1976 », document de travail.

PIKETTY, Thomas (2013), Le Capital au XXIe siècle, éditions Le Seuil.

PIKETTY, Thomas, Gilles POSTEL-VINAY& Jean-Laurent ROSENTHAL (2014), « Inherited vs self-made wealth: Theory & evidence from a rentier society (Paris 1872–1927)», in Explorations in Economic History, vol. 51, n° 1.

YOUNG, Michael (1958), The Rise of the Meritocracy, Thames & Hudson.

 

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10 avril 2019 3 10 /04 /avril /2019 20:47
Les taux neutres, la stagnation séculaire et le rôle de la politique budgétaire 

Ces dernières années, Larry Summers a développé l’hypothèse que les pays développés sont confrontés à ce qu’il qualifie de « stagnation séculaire » : ils connaîtraient un manque chronique de demande globale, et ce depuis une date antérieure à la crise financière mondiale. A l'instar de la faiblesse de l'inflation, la faiblesse des taux d’intérêt que l’on observe à travers les pays développés en serait l’une des manifestations : par exemple, les rendements à long terme des titres publics protégés contre l'inflation ont eu tendance à baisser depuis au moins les années quatre-vingt-dix et sont restés à leur plus bas niveau historique au cours de la dernière décennie (cf. graphique 1). En effet, la littérature moderne orthodoxe, qui s’est construite autour des travaux des nouveaux keynésiens, suggère que les taux d’intérêt seraient fondamentalement déterminés par le « taux d’intérêt neutre » (ou « taux d’intérêt naturel » ou encore « taux d’intérêt d’équilibre ») : il s’agit du taux qui est compatible avec une performance stable de l’économie. Fondamentalement, si l’économie tend à générer davantage d’épargne que d’investissement, le taux d’intérêt naturel serait faible.

GRAPHIQUE 1  Taux d'intérêt estimés à partir des obligations liées à l'inflation dans les pays développés et aux Etats-Unis (en %)

Ces dernières années, plusieurs explications ont été avancées pour éclairer à la fois la stagnation séculaire et la faiblesse des taux d’intérêt réels : Etienne Gagnon et alii (2016), Carlos Carvalho et alii (2016), Noëmie Lisack et alii (2017) ou encore Gauti Eggertsson et alii (2019) ont mis l’accent sur le vieillissement démographique ; Adrien Auclert et Matthew Rognlie (2018) sur les inégalités de revenu ; Barry Eichengreen (2015) sur la baisse du prix des biens d’investissement ; Emmanuel Farhi et François Gourio (2019) sur l’essor du capital intangible et l’accroissement du pouvoir de marché des entreprises, etc. Toutes ces forces conduiraient à déprimer la demande globale et à pousser les taux d’intérêt à la baisse en stimulant l’investissement ou en déprimant l’investissement.

Dans une nouvelle publication, Łukasz Rachel et Lawrence Summers (2019) ont estimé le taux d’intérêt réel neutre en utilisant les données agrégées de tous les pays développés, c’est-à-dire comme s’ils formaient une économie pleinement intégrée. Ils justifient cela par le fait que les fluctuations de la position du compte courant de l’ensemble des pays développés avec le reste du monde sont faibles. Leur analyse suggère que le taux d’intérêt réel pour l’ensemble des pays développés a baissé d’environ 3 points de pourcentage au cours des 40 dernières années et qu’il est actuellement juste au-dessus de zéro en termes réels (cf. graphique 2).

GRAPHIQUE 2  Taux d’intérêt naturel et croissance tendancielle des pays développés (en %)

Ce résultat apparaît paradoxal dans la mesure où ces dernières décennies ont été marquées par une hausse des dépenses publiques et des ratios d’endettement public : on aurait pu s’attendre à ce qu’une période de fort creusement des déficits publics et de hausse de la dette publique ait fortement poussé les taux d’intérêt réels neutres à la hausse. D’après les estimations de Rachel et Summers, la hausse des dépenses publiques et notamment l’extension des systèmes de protection sociale ont pu contribuer à pousser les taux d’intérêt réels d’équilibre de 3,2 points de pourcentage. Le fait que les taux d’intérêts réels aient au contraire poursuivi leur baisse suggère que les forces qui œuvrent à les déprimer du côté du secteur privé aient été plus importantes qu’on ne l’ait considéré jusqu’à présent. D’après les estimations de Rachel et Summers, le taux d’intérêt réel neutre du secteur privé a pu décliner de 7 points de pourcentage depuis les années soixante-dix. Ces conclusions sont cohérentes avec les constats de Oscar Jordà et alii (2017), ces derniers ayant établi que la faiblesse actuelle des taux d’intérêt n’est pas inhabituelle au regard de l’histoire. Elle est également cohérente avec l’expérience que connaît le Japon depuis les années quatre-vingt-dix.

Ces divers constats suggèrent ainsi que l’ensemble des pays développés est susceptible de connaître le même sort que le Japon, où l’extrême faiblesse des taux d’intérêt d’équilibre semble être devenue un aspect structurel de son économie. Pour Rachel et Summers, leur analyse suggère que la combinaison des niveaux traditionnels de taux d’intérêt et des Budgets équilibrés, voire des ratios dette publique sur PIB stables, constitue une bonne prescription pour faire basculer l’économie dans la récession. Si les autorités désirent éviter que la demande globale contraigne la production, elles doivent accepter des déficits budgétaires et dette publique élevés et croissants, laisser les taux d’intérêts réels proches de zéro, voire négatifs, et adopter des politiques structurels qui promeuvent l’investissement et réduisent l’épargne.

Quant au choix de la politique conjoncturelle à adopter, Rachel et Summers montrent leur préférence pour la politique budgétaire. Son usage semble d’ailleurs peu risqué : Olivier Blanchard (2019) a noté que les craintes traditionnelles à propos de l’endettement public dans un contexte de faibles taux d’intérêts réels  semblent peu justifiées au regard de l’Histoire. Rachel et Summers sont peu convaincus à l’idée de recourir à la politique monétaire : il n’est pas certain que les banques centrales aient suffisamment de marge de manœuvre pour réduire leurs taux si une nouvelle récession éclatait ; il n’est pas certain qu’un assouplissement monétaire stimule vraiment l’activité lorsque les taux sont initialement bas ; enfin, de faibles taux peuvent avoir des effets pervers en alimentant des bulles spéculatives, en entraînant une mauvaise allocation du capital et en renforçant le pouvoir de marché des entreprises.

L’analyse de Rachel et Summers a suscité plusieurs réactions, notamment des critiques, mais ces dernières portent davantage sur les recommandations en matière de politique économique que sur le diagnostic qu’ils établissent [Gonçalves Raposo, 2019]. La controverse porte surtout sur l’efficacité de la politique monétaire : d’un côté, Martin Wolf (2019) confirme que les banques centrales n’ont plus de marge de manœuvre pour stimuler davantage l'activité, ce qui justifie de recourir à la politique budgétaire, en premier lieu l’investissement public ; de l’autre, Martin Sandbu (2019) affirme que les banques centrales n’ont pas épuisé tout leur arsenal et qu’elles pourraient par exemple chercher à directement cibler les taux d’intérêt à long terme. David Leonhardt (2019) rejoint Wolf en appelant à recourir davantage à la politique budgétaire, mais non en accordant des baisses d’impôts, non aux seuls riches comme le fit l’administration Trump, mais à la majorité de la population. Mais la plus grande critique est indirecte (1) et elle émane du côté de la Banque des Règlements Internationaux : après avoir étudié les données relatives à 19 pays développés et remontant jusqu’à 1870, Claudio Borio et alii (2019) rejettent les récentes explications des taux d’intérêt réels en suggérant que les facteurs financiers et notamment les régimes monétaires déterminent les taux d’intérêt réels, et ce même à long terme.

 

(1) Borio et alii (2019) ont publié leur étude quelques jours après que Rachel et Summers aient publié la leur. Ils ne répondent pas directement à celle-ci, mais aux travaux antérieurs de Summers sur la stagnation séculaire.

 

Références

AUCLERT, Adrien, & Matthew ROGNLIE (2018), « Inequality and aggregate demand », NBER, working paper, n° 24280.

BLANCHARD, Olivier (2019), « Public debt and low interest rates », PIIE, working paper, n° 19-4.

BORIO, Claudio, Piti DISYATAT & Phurichai RUNGCHAROENKITKUL (2019), « What anchors for the natural rate of interest? », BRI, working paper, n° 777.

CARVALHO, Carlos, Andrea FERRERO et Fernanda NECHIO (2016), « Demographics and real interest rates: Inspecting the mechanism », Federal Reserve Bank of San Francisco, working paper, n° 2016-05.

EGGERTSSON, Gauti B., Neil R. MEHROTRA & Jacob A. ROBBINS (2019), « A model of secular stagnation: Theory and quantitative evaluation », in American Economic Journal: Macroeconomics, vol. 11, n° 1.

EICHENGREEN, Barry (2015), « Secular stagnation: The long view », in American Economic Review, vol. 105, n° 5.

FARHI, Emmanuel, & François GOURIO (2019), « Accounting for macro-finance trends: Market power, intangibles, and risk premia », NBER, working paper, n° 25282.

GAGNON, Etienne, Benjamin K. JOHANNSEN & David LOPEZ-SALIDO (2016), « Understanding the new normal: The role of demographics », Réserve fédérale, finance and economics discussion paper, n° 2016-080.

GONÇALVES RAPOSO, Inês (2019), « Secular stagnation and the future of economic stabilisation », in Bruegel (blog), 1er avril.

JORDÀ, Oscar, Katharina KNOLL, Dmitry KUVSHINOV, Moritz SCHULARICK & Alan M. TAYLOR (2017), « The rate of return on everything, 1870–2015 », NBER, working paper, n° 24112.

LEONHARDT, David (2019), « There is no boom », in New York Times, 11 mars.

LISACK, Noëmie, Rana SAJEDI & Gregory THWAITES (2017), « Demographic trends and the real interest rate », Banque d'Angleterre, working paper, n° 701. 

RACHEL, Łukasz, & Lawrence H. SUMMERS (2019), « On falling neutral real rates, fiscal policy, and the risk of secular stagnation », Brookings Paper on Economic Activity.

SANDBU, Martin (2019), « How secular is secular stagnation? », in Financial Times, 13 mars.

SUMMERS, Lawrence H. (2019), « Responding to some of the critiques of our paper on secular stagnation and fiscal policy », 20 mars.

WOLF, Martin (2019), « Monetary policy has run its course », in Financial Times, 12 mars.

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6 avril 2019 6 06 /04 /avril /2019 10:51
Comment la fiscalité influe sur la migration

L'idée que les hauts revenus migrent facilement pour échapper à l'impôt est populaire. Après tout, les médias relatent régulièrement l'histoire de célébrités devenues exilés fiscaux. De nombreuses rockstars britanniques ont émigré pour des raisons fiscales : les Rolling Stones pour la France dans les années soixante-dix, David Bowie pour la Suisse, Ringo Starr pour Monte-Carlo, Sting pour l'Irlande, etc. Récemment, de nombreuses stars du sport ont élu domicile dans des paradis fiscaux. Et cette apparente sensibilité des hauts revenus à la fiscalité a souvent été invoquée, notamment par les politiciens, pour appeler à alléger la fiscalité pour attirer ou retenir les talents, contenir une possible « fuite des cerveaux » (brain drain).

Henrik Kleven, Camille Landais, Mathilde Muñoz et Stefanie Stantcheva (2019) viennent de passer en revue la littérature portant sur les effets de la taxation des revenus personnels sur la mobilité géographique des personnes. Ils rappellent que la science économique développe depuis longtemps l'idée que la fiscalité puisse affecter les choix de résidence des individus. Par exemple, la littérature en finances publiques locales part de l’idée que les individus prennent en compte les taxes et les services publics proposés par chaque localité pour décider de leur lieu de résidence [Tiebout, 1956], tandis que la littérature autour de la taxation optimale estime que la possibilité de migrer contraint la conception de la fiscalité et qu'elle est susceptible par là d’entraîner une concurrence fiscale inefficace lorsque les autorités fiscales ne se coordonnent pas [Mirrlees, 1982].

Et pourtant, Kleven et ses coauteurs notent qu’il n’existe qu’une douzaine d’articles cherchant à déterminer empiriquement les effets que l’imposition sur le revenu des particuliers peut avoir sur la migration. Ils soulignent que les difficultés rencontrées par les analyses empiriques, en termes de données et d’identification, ont empêché pendant longtemps les avancées dans ce domaine de recherche. Il a fallu attendre récemment, que de nouvelles sources de données soient constituées et que des approches quasi-expérimentales soient développées, pour qu’il soit possible de proposer des estimations crédibles des réponses de la migration. Pour ce faire, le plus opportun est d'utiliser les taux moyens d'imposition, mais ces derniers ne sont pas faciles à calculer. C'est pour cela que les récentes études se sont appuyées sur les taux marginaux d'imposition et donc se sont focalisées sur les hauts revenus.

Plusieurs études ont adopté un point de vue macroéconomique, cherchant à déceler un lien empirique entre le stock d’étrangers et les taux d’imposition en étudiant des échantillons de pays. Elles mettent en évidence qu'il y a une forte dispersion des taux d'imposition entre les pays ; qu'il y a aussi une forte dispersion de la part des travailleurs étrangers au sommet de la distribution des revenus ; surtout, qu'il n'y a pas de corrélation entre le stock d'étrangers et le taux d'imposition. A la limite, si un semblant de corrélation apparaît, son signe est positif : ce sont les pays avec une part importante d'étrangers au sommet de la répartition des revenus qui présentent les taux d'imposition sur les hauts revenus les plus élevés. Même lorsque l'on observe la relation entre les variations respectives de ces deux variables, il n'y a pas de corrélation tangible qui apparaisse. Au final, il semble que les stocks et flux d'immigrants varient significativement d'un pays à l'autre pour des raisons autres que des raisons fiscales, ce qui rend nécessaire de contrôler les déterminants non fiscaux derrière les décisions de résidence.

Afin d’éviter le biais des comparaisons transnationales, d’autres études ont adopté des approches quasi-expérimentales se focalisant sur les effets de réformes fiscales instaurées par des pays en particulier. Elles notent que les taux marginaux d’imposition sur les résidents domestiques sont relativement élevés dans les pays d’Europe du nord et relativement faibles dans les pays anglo-saxons ; ce résultat est moins marqué pour la taxation des étrangers, dans la mesure où des régimes fiscaux préférentiels sont souvent proposés aux étrangers dans les pays à forte imposition ; l’instauration de tels régimes préférentiels crée une forte variation dans les incitations en matière de résidence. L'observation des effets de l'instauration de régimes fiscaux préférentiels pour les étrangers à haut revenu au Danemark en 1991 suggère que le stock d'étrangers réagit fortement au taux d'imposition [Kleven et alii, 2014]. Cela dit, ce constat n'est pas forcément observable dans d'autres pays ou pour l'ensemble des catégories socioprofessionnelles. Par rapport aux autres secteurs d'activité, les étrangers travaillant dans le secteur du sport et du divertissement sont bien plus sensibles à la fiscalité, en particulier dans le sport, en premier lieu pour les footballeurs étudiés par Henrik Kleven et alii (2013). Ce sont surtout les travailleurs à haut revenu et les professions ayant du capital humain peu lié à la localisation qui apparaissent les plus sensibles aux impôts dans leur décisions de localisation. Enfin, les expatriés et les autochtones sont bien moins sensibles que les étrangers [Kleven et alii, 2013], comme le montre également l'exemple des inventeurs « superstars » étudiés par Ufuk Akcigit et alii (2016). 

Les personnes n’ont pas forcément à migrer pour éviter la taxation : ils peuvent déplacer la base imposable, ce qui est possible dans le cas de la richesse. Les premières études qui ont cherché à déterminer la mobilité internationale de la richesse ont recherché des corrélations en étudiant des échantillons de pays. Cette littérature suggère que les dispositions fiscales internationales influencent significativement l’allocation du capital, que l’évitement fiscal menace directement la perception des recettes fiscales et la redistribution et que la conception de la fiscalité s’en trouve fortement contrainte. Ce sont de récents travaux qui ont proposé des preuves empiriques plus directes, en cherchant à quantifier le montant de richesse non déclarée détenue dans les paradis fiscaux. En s’appuyant sur les données des Panama Papers, Annette Alstadsæter, Niels Johannesen et Gabriel Zucman (2017) ont montré que la probabilité de détenir des actifs à l’étranger augmentait fortement dans le sommet de la répartition des revenus : la moitié de la richesse détenue à l’étranger appartient aux 0,01 % les plus aisés et ces derniers dissimulent ainsi un quart de leurs obligations fiscales. Plus récemment encore, des études ont cherché à identifier les réponses comportementales aux modifications fiscales en estimant les élasticités de la richesse imposable. Par exemple, en observant les effets d’une réforme fiscale au Danemark, Katrine Jakobsen et alii (2018) constatent que les élasticités à long terme de la richesse imposable vis-à-vis des rendements nets des taxes parmi les plus riches. Marius Brülhart et alii (2017) décèlent aussi de fortes réponses de la richesse imposable en Suisse, mais ils notent aussi qu’elles s’expliquent, non pas par la mobilité géographique des personnes d’un canton à l’autre, mais par celle de la richesse déclarée.

En ce qui concerne les implications pour la conception de la fiscalité, Kleven et ses coauteurs (2019) distinguent les politiques fiscales selon qu’elles sont ou non coordonnées. Dans le cas de politiques non coordonnées, le taux d’imposition optimal des étrangers est déterminé par l’arbitrage entre les pertes de recettes provoquées par les allègements d’impôts accordés aux immigrés et les gains en termes d’externalités qu’il y a à attirer des d’immigrés supplémentaires. Il dépend négativement de l’élasticité de la mobilité des étrangers et du degré auquel ils génèrent des externalités positives. Les analyses théoriques et empiriques suggèrent alors qu’il est justifié que les pays accordent des régimes fiscaux préférentiels aux étrangers. Kleven et alii soulignent ici plusieurs nuances et limites. Premièrement, plus un pays est petit, plus les incitations à réduire les impôts pour les étrangers est forte. Cela explique d’ailleurs pourquoi les paradis fiscaux sont souvent de petits pays. Deuxièmement, la politique fiscale optimale pour un pays ne l’est pas pour le reste du monde : si un pays cherche à attirer les migrants, ce sera au détriment des autres pays. Troisièmement, lorsqu’un pays réduit ses impôts, cela accroît les incitations des autres pays à réduire les leurs, si bien qu’il y a un risque de course au moins-disant fiscal, ce qui serait sous-optimal. Enfin, si l’on considère une taxation uniforme, aussi bien pour les résidents que pour les étrangers, le taux d’imposition optimal sera proche de celui des résidents, dans la mesure où ces derniers constituent l’essentiel de la population. 

Henrik Kleven et ses coauteurs (2019) concluent leur revue de la littérature en soulignant que les constats empiriques ne confirment pas forcément l'idée que le niveau de l'imposition ou sa progressivité doivent inéluctablement être réduits. D'une part, les fortes élasticités de la mobilité que la littérature a mises en évidence ne concernent que des groupes de personnes ou des pays en particulier. D'autre part, la réaction de la mobilité à la fiscalité n'est pas exogène, structurelle : elle dépend de la taille de la juridiction fiscale, du degré de coordination de la politique fiscale et de tout un éventail de politiques non fiscales. En l'occurrence, la présence d'infrastructures, de services publics et d'effets d'agglomération contribuent tout particulièrement à rendre un pays attractif.

 

Références

AKCIGIT, Ufuk, Salomé BASLANDZE & Stefanie STANTCHEVA (2016), « Taxation and the international mobility of inventors », in American Economic Review, vol. 106, n° 10.

ALSTADSÆTER, Annette, Niels JOHANNESEN & Gabriel ZUCMAN (2017), « Tax evasion and inequality », document de travail, NBER, working paper, n° 23772.

BRÜLHART, Marius, Jonathan GRUBER, Matthias KRAPF & Kurt SCHMIDHEINY (2017), « The elasticity of taxable wealth: Evidence from Switzerland », NBER, working paper, n° 22376.

JAKOBSEN, Katrine, Kristian JAKOBSEN, Henrik J. KLEVEN & Gabriel ZUCMAN (2018), « Wealth taxation and wealth accumulation: Theory and evidence from Denmark », NBER, working paper, n° 24371.

KLEVEN, Henrik J., Camille LANDAIS & Emmanuel SAEZ (2013), « Taxation and international migration of superstars: Evidence from the European football market », in American Economic Review, vol. 103, n° 5.

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