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20 février 2019 3 20 /02 /février /2019 14:17
Les obligations souveraines depuis Waterloo

La bataille de Waterloo en 1815 n’a pas eu qu’un impact géopolitique. Elle constitue une date clé en finance internationale en marquant la naissance des marchés modernes de la dette publique et de ses cycles récurrents de hausse et d’effondrement [Reinhart et alii, 2003]. La défaite de Napoléon et la libération de l’Espagne de la domination française a conduit à l’indépendance d’une douzaine de nouvelles républiques en Amérique latine, dont les Etats ont rapidement cherché à se financer à l’étranger, notamment à Londres. Les pays émergents, notamment la Grèce qui émit alors ses premières obligations internationales [Reinhart et Trebesch, 2015], ont alors connu le premier boom de leur dette, un boom qui prit fin brutalement en 1825 en entraînant une panique financière. Depuis, les cycles de prêts et de défauts se sont répétés, touchant très souvent les mêmes pays (cf. graphique 1).

GRAPHIQUE 1  Fréquence annuelle de restructurations de la dette souveraine avec des créanciers privés étrangers

source : Meyer et alii (2019)

Dans la mesure où le marché de la dette souveraine externe connaît fréquemment des défauts, il semble peu rationnel de la part des investisseurs financiers de trouver ces titres attrayants. Pour comprendre pourquoi les investisseurs présentent un certain appétit pour cette classe d’actifs, Josefin Meyer, Carmen Reinhart et Christoph Trebesch (2019) ont cherché à déterminer ses rendements totaux. Pour ce faire, il leur a fallu tout d’abord prendre en compte l’évolution des cours obligataires. Ils ont alors compilé une nouvelle base de données comprenant environ 220.000 cours mensuels de 1.400 obligations publiques émises par 91 pays en devises étrangères et échangées à Londres et à New York entre 1815 et 2016. Ensuite, pour déterminer le rendement total de ces obligations, il leur a fallu déterminer les pertes que les créanciers ont essuyées avec les défauts souverains et les restructurations des dettes publiques. Pour cela, Meyer et ses coauteurs se sont appuyées sur leur base de données relative à 300 épisodes de crises de la dette souveraine qui ont éclaté depuis 1815.

GRAPHIQUE 2  Tendances dans les rendements des obligations souveraines 

source : Meyer et alii (2019)

Leur principal constat est que sur ce marché, à l’instar des marchés boursiers, les rendements sur les obligations souveraines externes ont été suffisamment élevés pour compenser le risque que prenaient leurs détenteurs (cf. graphiques 2 et 3). Les rendements réels ex post ont atteint en moyenne chaque année 6,8 % au cours des deux siècles étudiés, notamment lors des épisodes de défauts, des grandes guerres et des crises mondiales. Cela représente un excès de rendement d’environ 4 % par rapport aux obligations publiques étasuniennes ou britanniques considérées comme dénuées de risque, si bien que leurs rendements sont comparables à ceux des actions et sont supérieurs à ceux des obligations d’entreprises. Pour autant, les rendements tendent à être plus faibles dans les décennies davantage marquées par des crises.

GRAPHIQUE 3  Tendances dans les rendements des obligations souveraines 

source : Meyer et alii (2019)

Ces résultats contribuent à expliquer une énigme qui travaille les économistes en finance internationale depuis plusieurs décennies, en l'occurrence le fait que les emprunteurs souverains connaissent des cycles récurrents de surendettement et de défauts, suivis par leur retour sur le marché : beaucoup d’Etats émettent à nouveau des titres, malgré le fait qu’ils aient pu régulièrement faire défaut, même quelques temps auparavant. Jonathan Eaton et Mark Gersovitz (1981) estimaient qu’un Etat ne pouvait qu’être indéfiniment exclu des marchés financiers internationaux après avoir fait défaut, or ce n’est définitivement pas ce que montrent les données historiques [Panizza et alii, 2009]. Par exemple, en 2016, l’Etat argentin a de nouveau émis des titres sur les marchés internationaux à peine quelques mois après son septième défaut de paiement. 

GRAPHIQUE 4  Ampleur des allègements de dette souveraine (en %)

source : Meyer et alii (2019)

Pour autant, les rendements constatés sont difficiles à concilier avec les modèles de base de la littérature théorique et avec le degré du risque de crédit sur le marché, mesuré par les taux de défaut et de reprise au cours de l’histoire. Mais en s’appuyant sur leurs données relatives à 300 restructurations de dette souveraine depuis 1815, Meyer et ses coauteurs constatent que les dettes publiques sont rarement totalement annulées : leur allègement (haircut) médian s’élève à 44 % (cf. graphique 4). 

GRAPHIQUE 5  Rendements cumulatifs des obligations publiques autour des défauts souverains (en %)

De plus, les cours obligataires augmentent assez rapidement pendant et après les épisodes de défaut (cf. graphique 5). En conséquence, en moyenne, les créanciers récupèrent leur investissement dans les cinq années qui suivent le défaut souverain ; dans un quart des cas, ils comblent leurs pertes en moins d’un an. Certes, il y a des épisodes exceptionnels, comme des guerres, des révolutions ou des éclatements d’empires où ce n’est absolument pas le cas, mais en général, lors de la plupart des crises de la dette souveraine, les pertes que subissent les créanciers ne sont que partielles.

 

Références

EATON, Jonathan, & Mark GERSOVITZ (1981), « Debt with potential repudiation: Theoretical and empirical analysis », in Review of Economic Studies, vol. 48, n° 2.

MEYER, Josefin, Carmen M. REINHART & Christoph TREBESCH (2019), « Sovereign bonds since Waterloo », NBER, working paper, n° 25543.

PANIZZA, Ugo, Frederico STURZENEGGER & Jeromin ZETTELMEYER, (2009), « The economics and law of sovereign debt and default », in Journal of Economic Literature, vol. 47, n° 3.

REINHART, Carmen M., Kenneth S. ROGOFF & Miguel A. SAVASTANO (2003), « Debt Intolerance », in Brookings Papers on Economic Activity, vol. 34, n° 1.

REINHART, Carmen M., & Christoph TREBESCH (2015), « The pitfalls of external dependence: Greece, 1829-2015 », document de travail présenté lors de la conférence du Brookings Panel on Economic Activity, 10-11 septembre.

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17 février 2019 7 17 /02 /février /2019 12:01
Quelles seront les répercussions à long terme du Brexit ?

Le référendum qui s’est tenu le 23 juin 2016 sur la question d’une éventuelle sortie du Royaume-Uni de l’UE s’est soldé par une victoire du « Leave ». Les négociations entre le Royaume-Uni et l’UE en vue de redéfinir leur relation ont commencé en juin 2017, avec pour date butoir le 29 mars 2019 pour trouver un accord, notamment sur la question de la frontière irlandaise et le possible maintien du Royaume-Uni dans une union douanière avec l’UE. Si aucun accord n’est trouvé à cette date-là, le Royaume-Uni deviendra un Etat tiers à l’UE, cette dernière passera officiellement de 28 à 27 pays-membres et les relations entre les deux entières seront régies par les règles de l’OMC. Pour l’heure, c’est bien vers un scénario d’une absence d’accord (« no deal »), c’est-à-dire celui d’un « Brexit dur » désordonné, vers lequel on semble aller. Qu’importe ce qui sera décidé ou non le 29 mars : une période de transition s’étendant jusqu’à fin 2020 est prévue.

En sortant de l’union douanière, la Grande-Bretagne verrait ses coûts d’échange en biens et services avec l’UE augmenter avec le relèvement des droits de douane. Autrement dit, les résidents du Royaume-Uni vont devoir payer plus cher pour importer des produits étrangers : les ménages verront leur pouvoir d’achat diminuer, tout en accédant à une moindre variété de produits ; les entreprises verront leurs coûts de production augmenter et pourront plus difficilement acquérir les produits étrangers pour les utiliser comme équipements ou comme biens intermédiaires. Outre les droits de douane, ce sont des barrières non tarifaires qui se restaureront, d'où des complexifications administratives, une lenteur dans les transactions, etc. A cela s’ajoute, surtout à court terme, la hausse de l’incertitude : tant que la nouvelle relation entre le Royaume-Uni et l’UE n’est pas définie, les entreprises sont incitées à adopter un comportement attentiste et à ne pas lancer de nouveaux projets d’investissement. En raison de la hausse de l'incertitude et des coûts de transaction, les flux d’investissements directs à l’étranger risquent de diminuer, surtout à destination du Royaume-Uni. En outre, avec la sortie du marché unique, ce sont aussi des barrières dans la mobilité des travailleurs qui se restaureront, réduisant le flux de travailleurs qualifiés vers le Royaume-Uni. Ces divers effets pervers pourraient d’ailleurs constituer un choc de productivité négatif pour le Royaume-Uni, dans la mesure où sa main-d’œuvre sera moins qualifiée et utilisera des produits moins performants comme équipements ou intrants.

Mais certains résidents du Royaume-uni tireront un gain d’une sortie de l’UE [Krugman, 2016]. En effet, le pays s’est spécialisé dans les services financiers et il a précisément vu son avantage dans cette spécialisation se renforcer avec son appartenance à l’UE : en raison des économies d’échelle, il est rentable de concentrer la production d’un service donné (en l’occurrence ici, celle des services financiers) en un lieu unique. Or, le rôle que la City de Londres joue en tant que centre financier majeur a conduit à pousser le taux de change de la livre sterling à la hausse ; et cette livre forte a pénalisé le secteur industriel et ses exportations, ce qui a pu non seulement contribuer à la désindustrialisation du Royaume-Uni (selon un mécanisme proche de celui de la « maladie hollandaise »), mais aussi accroître en retour ses incitations à se spécialiser dans les services financiers. Réciproquement, la sortie de l’UE pourrait certes nuire au secteur financier du Royaume-Uni, dans la mesure où les activités financières risquent d’être délocalisées sur le continuent pour profiter des économies d’échelle ; mais d’un autre côté, elle pourrait aussi rendre plus compétitive l’industrie britannique en conduisant à une dépréciation de la livre sterling. Bien sûr, l’accélération de l’inflation risque d’atténuer ces éventuels gains.

Dans tous les cas, le Brexit constitue au niveau agrégé un choc négatif, aussi bien pour le Royaume-Uni que pour l’UE. Si la sortie de l’UE n’est pas encore effective, elle a déjà des effets sur l’économie du Royaume-Uni. La croissance de son PIB en 2018 s’élève à 1,4 %, soit le rythme le plus lent depuis 2012. Le PIB est déjà inférieur de 2,5 % à ce qu’il aurait été s’il avait continué de croître au rythme qu’il suivait tendanciellement avant le référendum [Waechter, 2019]. La sortie effective de l’UE pourrait accroître ce coût, en particulier si elle se fait de façon désordonnée. 

Patrick Bisciari (2019) a passé en revue les diverses études officielles et universitaires qui ont cherché à déterminer l’impact à long terme du Brexit sur le PIB, aussi bien pour le Royaume-Uni que pour les autres pays-membres de l’UE. Il ne manque pas de souligner que les estimations sont très diverses d’une étude à l’autre, notamment parce qu’elles n’analysent pas le même scénario, notamment à propos de la forme que prendra la nouvelle relation commerciale entre le Royaume-Uni et l’UE ; et même pour un scénario à peu près similaire, les analyses ne font jamais les mêmes hypothèses et n’observent pas forcément les mêmes canaux de transmission pour juger des effets du choc du Brexit.

Bisciari a d’abord compilé les résultats des diverses études analysant le scénario de l’OMC, en l’occurrence celui d’un Brexit dur mais ordonné, ce qui est le scénario le plus souvent retenu. Comme pour d’autres scénarii, les estimations sont très diverses d’une étude à l’autre. L’impact en termes de PIB serait négatif pour le Royaume-Uni et l’UE à 27. Il serait plus large pour le premier que pour le second, essentiellement parce que l’UE à 27 représente un marché à l’export et un fournisseur plus importants pour le Royaume-Uni que ce dernier ne l’est pour l’UE à 27. Les estimations les plus pessimistes pointent des pertes supérieures à 5 points de pourcentage, voire supérieures à 10 points de pourcentage, pour le Royaume-Uni ; c’est notamment le cas du Trésor (2016) britannique, de Levell et alii (2018), de Pisani et Vergara Caffarelli (2018). Le gouvernement du Royaume-Uni (2018) estime que le seul canal du commerce entraînerait des pertes équivalentes à 7,6 % du PIB, et ce davantage en raison des barrières non tarifaires que des barrières tarifaires. Lorsqu’il considère le seul canal du commerce, le FMI (2018) aboutit à des pertes équivalentes à 4,2 % du PIB selon un modèle de concurrence monopolistique à la Krugman (1980) et à 6,4 % du PIB selon un modèle de concurrence monopoliste avec hétérogénéité des firmes à la Melitz (2003).

GRAPHIQUE  Estimations des pertes en termes de PIB dans le scénario de l’OMC (en %)

source : Bisciari (2019)

En moyenne, les pertes seraient de 0,6 % pour l’UE à 27 dans son ensemble. L’ampleur des pertes pour un pays dépend de son ouverture vis-à-vis du Royaume-Uni et certaines économies souffriraient davantage que cette dernière d’un Brexit dur. Ce sont l’Irlande, Malte et, seulement ensuite, le Royaume-Uni qui subiraient les pertes les plus amples, en l’occurrence supérieurs à 3 points de PIB. En l’occurrence, l’exposition de l’Irlande s’expliquerait par sa proximité géographique avec le Royaume-Uni, tandis que celle de Malte tient à son appartenance au Commonwealth. Après eux, ce sont les trois pays du Benelux qui seraient les plus affectés par un Brexit dur : les pertes médianes du Luxembourg représentaient plus du double que celles observées en moyenne pour l’ensemble de l’UE à 27 et s’expliqueraient par sa spécialisation dans les services financiers ; celles des Pays-Bas seraient à peine supérieurs à un point de pourcentage ; celles de la Belgique seraient d’environ un point de pourcentage. Les estimations médianes des pertes seraient égales à celles subies en moyenne par l’UE à 27, tandis qu’elles seraient légèrement inférieures à ces dernières pour les autres pays, notamment l’Allemagne, la France, l’Italie et l’Espagne, grâce notamment à l’importance de leur marchés domestiques et à la diversification de leur commerce extérieur qui leur permettent d’absorber plus facilement le choc du Brexit.

Diverses études, notamment celle du Vincent Vicard (2018) pour le CAE, ont analysé d’autres scénarii que celui de l’OMC. Aucune d’entre elles ne suggère un gain en termes de PIB en cas de Brexit soft, que ce soit pour le Royaume-Uni ou l’ensemble des pays-membres restants de l’UE. Ces études suggèrent que les pertes seraient réduites (relativement au scénario de l’OMC) si le Royaume-Uni et l’UE aboutissaient à un accord favorisant le commerce entre eux. Même dans le cas d’un accord commercial, les pertes en termes de PIB d’un Brexit soft seraient plus élevées pour le Royaume-Uni que pour l’UE à 27 dans son ensemble. Le maintien dans le Marché unique demeure la meilleure option pour que le Royaume-Uni minimise ses pertes : celles-ci seraient par deux, de même que pour l’UE à 27 dans son ensemble. Les pertes sont également réduites en cas de maintien dans l’union douanière.

Les coûts à long terme d’une sortie de l’UE, qu’importe la forme qu’elle prendra, ne seront pas négligeables, mais ils sont loin d’être aussi massifs que certains ont pu le prédire. Par contre, il est possible que le coût du Brexit soit plus important à court qu’à long terme ; la Banque d’Angleterre (2018) évoquait la possibilité d'un choc plus dommageable que la récente crise financière. Selon Paul Krugman (2019), c’est surtout l’absence d’infrastructures douanières aux frontières qui pourrait particulièrement nuire aux échanges commerciaux entre le Royaume-Uni et l’UE ; malgré le fait que le référendum ait été tenu il y a près de trois ans, il n’y a pas eu depuis de réelles avancées sur ce front-là, ce qui démontre l’extrême impréparation des responsables politiques des deux côtés de la Manche. Ce sont ainsi les barrières non tarifaires qui vont se révéler les plus dommageables : les files d’attente des poids-lourds s’allongeront sur les routes et autoroutes, à Douvres comme à Calais, les biens prioritaires ne passeront pas forcément à temps les frontières, etc

Du côté de l’UE et notamment de la zone euro, le choc du Brexit est d’autant plus mal venu que la croissance semble ralentir depuis quelques mois parmi les pays-membres, que plusieurs d’entre eux sont toujours éloignés du plein emploi et que la marge de manœuvre des politiques conjoncturelles semble réduite : les niveaux de dette publique sont élevés et les taux directeurs de la BCE sont déjà à zéro, si bien que les gouvernements et la banque centrale peuvent difficilement stabiliser l’économie en cas de choc majeur. 

 

Références

Banque d’Angleterre (2018), EU withdrawal scenarios and monetary and financial stability, novembre.

BISCIARI, Patrick (2019), « A survey of the long-term impact of Brexit on the UK and the EU27 economies », Banque nationale de Belgique, working paper, n° 366.

FMI (2018), « Brexit : Sectoral impact and policies », United Kingdom - Selected issues, country report, n° 18/317.

Gouvernement du Royaume-Uni (2018), EU Exit: Long-Term Economic Analysis, novembre.

KRUGMAN, Paul (1980), « Scale economies, product differentiation, and the pattern of trade », in American Economic Review, vol. 70.

KRUGMAN, Paul (2016), « Notes on Brexit and the pound », in The Conscience of a Liberal (blog), 11 octobre. Traduction française, « Quelques remarques sur le Brexit et la livre sterling ».

KRUGMAN, Paul (2019), « What to expect when you’re expecting Brexit », 16 janvier. Traduction française, « Brexit : le court terme pourrait aussi être mauvais pour le reste de l’Europe ».

LEVELL, Peter, Anand MENON, Thomas SAMPSON & Jonathan PORTES (2018), « The economic consequences of the Brexit deal », CEP.

MELITZ, Marc J. (2003), « The impact of trade on intra-industry reallocations and aggregate industry productivity », in Econometrica, vol. 71, n° 6.

PISANI, Massimiliano, & Filippo VERGARA CAFFARELLI (2018), « What will Brexit mean for the UK and euro area economies? A model-based assessment of trade regimes », Banque d’Italie, temi di discussione, n° 1163.

Trésor de sa Majesté (2016), HM Treasury analysis: the long-term economic impact of EU membership and the alternatives, 19 avril.

VICARD, Vincent (2018), « Une estimation de l’impact des politiques commerciales sur le PIB par les nouveaux modèles quantitatifs de commerce », Focus du CAE, n° 22.

WAECHTER, Philippe (2019), « Le coût cumulé est élevé depuis le référendum », 12 février.

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10 février 2019 7 10 /02 /février /2019 08:46
L’inflation est-elle au coin de la rue ?

L’économie américaine est officiellement sortie de la Grande Récession en juin 2009. L’expansion qui s’est amorcée à cette date ne s’est, jusqu’à présent, pas interrompue, si bien que les Etats-Unis auront connu, quoiqu’il arrive, l’une des plus longues expansions de son histoire. Depuis le début de la reprise, le taux de chômage a régulièrement diminué et atteint des niveaux particulièrement faibles : il est passé sous les 4 % ces derniers mois, soit un niveau inférieur à celui qu’il atteignait à la veille de la crise financière. La durée exceptionnelle de l’expansion et la faiblesse du taux de chômage alimentent les craintes d’une forte accélération de l’inflation. Et pourtant, cette dernière reste à un faible niveau. Elle se comporte à peu près pareillement dans d’autres pays développés, en particulier la zone euro (même s’il faut avouer que la reprise a été moins robuste au sein de celle-ci). Jared Bernstein (2017) y voit « l’énigme numéro une en économie ».

Ce n’est pas la première fois que le comportement de l’inflation surprend les économistes. Ces derniers ont souvent étudié le lien entre inflation et activité au prisme de la courbe de Phillips, mais le comportement de l’inflation lors de la Grande Récession, puis lors de la subséquente reprise a semblé infirmé une telle relation. En effet, malgré la forte hausse du chômage aux Etats-Unis et dans plusieurs pays développés, l’inflation y est restée relativement stable, alors qu’une courbe de Phillips traditionnelle aurait suggéré qu’une forte déflation apparaisse dans un tel contexte. Certains ont alors parlé d’une « désinflation manquante » (missing deflation). Pour l’expliquer, certains ont suggéré que la crédibilité des banques centrales aurait permis d’ancrer les anticipations d’inflation ; d’autres ont évoqué un aplatissement de la courbe de Phillips [FMI, 2013]. Pour d’autres encore, comme Larry Summers (2017) et The Economist (2017), la courbe de Phillips serait tout simplement morte. Alan Blinder (2018) suggère qu’elle est peut-être « juste partie en vacances », tandis qu’Olivier Blanchard (2016) la croit toujours vivante, mais précise qu’elle n’a jamais été bien fébrile : la relation n’a jamais été bien robuste.

Deux nouvelles lignes de défense de la courbe de Phillips ont été récemment proposées. Dans la première, Laurence Ball et Sandeep Mazumder (2019) estiment que le comportement de l’inflation est plus facile à comprendre si nous divisons l’inflation globale en une inflation sous-jacente et un résidu transitoire et si l’inflation sous-jacente est mesurée, comme le préconisaient Michael Bryan et Stephen Cecchetti (1994), par la médiane pondérée des taux d’inflation des différents secteurs. L’inflation sous-jacente est habituellement mesurée en prenant le taux d’inflation et en retranchant de celui-ci les prix des aliments et de l’énergie. Ces derniers sont en effet très volatiles, mais d’autres secteurs connaissent aussi d’amples variations des prix qui influencent fortement le taux d’inflation global. La médiane pondérée est moins volatile que la mesure traditionnelle de l’inflation sous-jacente, car elle élimine les amples variations des prix dans toutes les industries.

Ball et Mazumder démontrent l’opportunité d’utiliser la médiane pondérée en étudiant le comportement de l’inflation en 2017 et au début de l’année 2018. Au cours de cette période, la mesure traditionnelle de l’inflation sous-jacente suggérait que celle-ci avait chuté, chose que le comité de politique monétaire de la Fed ne parvenait pas à comprendre. Mais la médiane pondérée ne chuta pas autant au cours de cette période, parce qu’elle excluait la forte baisse des prix que connurent plusieurs secteurs de l’économie.

Pour Ball et Mazumder, la courbe de Phillips est bien vivante aux Etats-Unis, mais elle n’explique que l'inflation sous-jacente. Une courbe de Phillips reliant la médiane pondérée au chômage apparaît clairement dans les données pour la période allant de 1985 à 2017 et il n’y a pas de rupture dans cette relation en 2008.

De leur côté, Olivier Coibion et Yuriy Gorodnichenko (2015) avaient suggéré que l’absence de déflation durant la Grande Récession étant tout à fait compatible avec la courbe de Phillips, à condition que celle-ci soit augmentée des anticipations. En l’occurrence, la hausse des prix du pétrole entre 2009 et 2011 aurait amené les ménages à relever leurs anticipations d’inflation, ce qui aurait empêché l’inflation de ralentir autant que l’aurait mécaniquement impliqué la chute de l’activité.

GRAPHIQUE 1  La courbe de Phillips augmentée des anticipations

Olivier Coibion, Yuriy Gorodnichenko et Mauricio Ulate (2019) ont compilé les données relatives à plusieurs économies pour lesquelles des enquêtes ont été réalisées depuis suffisamment longtemps auprès des entreprises ou des ménages, en l’occurrence 17 pays développés et la zone euro prise dans son ensemble. Ils mettent en évidence une relation négative et robuste entre l’écart d’inflation (c’est-à-dire l’écart entre l’inflation observée et l’inflation anticipée) et l’écart de chômage (c’est-à-dire l’écart entre le taux de chômage observé et le taux de chômage naturel) : lorsque l’inflation tend à être supérieure à l’inflation anticipée dans un pays, alors le taux de chômage tend à être inférieur à son niveau naturel (cf. graphique 1). Par contre, il n’y a pas de véritable relation entre les variations de l’inflation et les écarts de chômage, ce qui amène Coibion et ses coauteurs à douter que le lien entre l’inflation et le degré de mollesse de l’activité puisse être décrit par une courbe de Phillips accélérationniste à la Friedman (1968) : les anticipations d’inflation jouent un rôle crucial, mais il ne s’agit pas d’anticipations adaptatives.

GRAPHIQUE 2  Ecarts d’inflation américain et mondial

Coibion et ses coauteurs estiment que cette relation permet de juger du degré de mou dans l’activité économique : il est possible d’avoir une idée de l’écart de chômage en déterminant l’écart d’inflation. Par exemple, si l’inflation est bien en-deçà de son niveau anticipé, il est peu probable que le chômage soit en-deçà de son niveau naturel. En utilisant les données qu’ils ont collectées sur les anticipations d’inflation, Coibion et ses coauteurs cherchent alors à estimer l’écart d’inflation mondial, c’est-à-dire la composante commune dans l’écart entre l’inflation observée et l’inflation anticipée que l’on observe dans les pays développés. L’écart d’inflation aux Etats-Unis et l’écart d’inflation mondial présentent les mêmes évolutions (cf. graphique 2). Durant l’essentiel des années deux mille, ils ont été nuls ou proches de zéro, puis ils ont commencé à devenir négatifs au début de la Grande Récession. Les niveaux d’inflation se sont davantage éloignés de leurs niveaux anticipés entre 2011 et 2014. Depuis le point bas qu’ils ont atteint au milieu des années deux mille dix, les écarts d’inflation se sont régulièrement réduits, suggérant que les pressions déflationnistes qui se sont manifestées dans le sillage de la Grande Récession se sont pour l’essentiel dissipées. Pour autant, les écarts d’inflation restent négatifs, ce qui suggère que l’activité reste molle non seulement aux Etats-Unis, mais aussi dans la plupart des autres pays développés. Autrement dit, les écarts de production se referment, mais il y a encore du mou dans l’activité économique. Par conséquent, l’inflation ne semble pas sur le point de fortement s’accélérer, du moins pas tant que les anticipations d’inflation ne soient pas fortement révisées à la hausse ou que le chômage ne chute pas brutalement.

 

Références

BALL, Laurence M., & Sandeep MAZUMDER (2019), « The nonpuzzling behavior of median inflation », NBER, working paper, n° 25512.

BERNSTEIN, Jared (2017), « Two inflation puzzles, one inflation monster », in The Washington Post, 11 septembre.

BLANCHARD, Olivier (2016), « The US Phillips curve: Back to the 60s? », PIIE, policy brief, n° 16-1.

BLINDER, Alan (2018), « Is the Phillips curve dead? And other questions for the Fed », in Wall Street Journal, 3 mai.

BRYAN, Michael, & Stephen CECCHETTI (1994), « Measuring core inflation », in Gregory Mankiw (dir.), Monetary Policy, NBER.

COIBION, Olivier, & Yuriy GORODNICHENKO (2015), « Is the Phillips curve alive and well after all? Inflation expectations and the missing disinflation » in American Economic Journal: Macroeconomics, vol. 7, n° 1.

COIBION, Olivier, Yuriy GORODNICHENKO & Mauricio ULATE (2019), « Is inflation just around the corner? The Phillips Curve and global inflationary pressures », NBER, working paper, n° 25511.

The Economist (2017), « The Phillips Curve may be broken for good », 1er novembre.

FMI (2013), « The dog that didn’t bark: Has inflation been muzzled or was it just sleeping », World Economic Outlook, chapitre 3, avril. Traduction française, « Telle l’histoire du chien qui n’a pas aboyé : l’inflation a-t-elle été muselée, ou s’est-elle simplement assoupie? », Perspectives de l’économie mondiale, chapitre 3.

FRIEDMAN, Milton (1968), « The role of monetary policy », in American Economic Review, vol. 58.

SUMMERS, Lawrence (2017), « America needs its unions more than ever », in The Financial Times, 3 septembre.

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