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8 février 2019 5 08 /02 /février /2019 21:21
Pourquoi la reprise a tardé ? La crise de l'euro au prisme de la crise du SME

Alors que les Etats-Unis ont renoué avec la croissance dès 2009, la zone euro ne l’a véritablement fait qu’à partir du deuxième trimestre de l’année 2017, soit dix ans après le début de la crise financière mondiale. Afin d’éclairer pourquoi la reprise a été si longue à s’amorcer suite à la crise de l’euro, Giancarlo Corsetti, Barry Eichengreen, Galina Hale et Eric Tallman (2019) ont comparé celle-ci avec la crise du système monétaire européen qui a éclaté en 1992-1993.

Certes, de nombreuses différences existent entre les deux crises. Par exemple, elles n’ont pas résulté des mêmes chocs. La crise du SME au début des années quatre-vingt-dix a été déclenchée par un resserrement monétaire en Allemagne : la Bundesbank avait fortement relevé ses taux d’intérêt pour contenir l’inflation générée dans le sillage de la réunification. Les autres banques centrales du SME ont alors été poussées à resserrer également leur politique monétaire pour défendre leur parité, ce qui a transmis le choc de demande à l’ensemble des pays-membres. Quant à la crise de l’euro, elle a été amorcée en 2008 par un choc provenant de l’extérieur, en l’occurrence la crise financière des Etats-Unis, qui s’est notamment transmise aux pays européens via le système bancaire. Mais ce choc est survenu dans un contexte de déséquilibres qui auraient fini par se dénouer tôt ou tard. Des pays de la périphérie de la zone euro connaissaient un ample déficit courant et la formation de bulles immobilières alimentées par les entrées de capitaux. Le resserrement des conditions de financement dans le sillage de la crise financière mondiale a entraîné un arrêt dans ces flux de capitaux, ce qui fit éclater les bulles immobilières et imposa à ces pays un douloureux rééquilibrage de leur balance courante.

Et pourtant, Corsetti et ses coauteurs notent que ces deux épisodes partagent de nombreux points communs : les pays ayant les fondamentaux les plus mauvais ont connu une fuite des capitaux, des anticipations auto-réalisatrices ont amplifié les turbulences sur les marchés financiers et des changes, les primes de risque se sont accrues, le secteur bancaire a connu de grandes difficultés, etc.

Malgré ces similarités, les pays du SME ont connu au début des années quatre-vingt-dix de moindres pertes de production que celles essuyées par les pays-membres de la zone euro il y a une décennie. Et ils ont renoué plus rapidement avec la croissance économique. En comparant les deux épisodes, Corsetti et ses coauteurs espèrent identifier ce qui explique pourquoi la reprise a tant tardé suite à la crise de l’euro. Ils ont tiré six leçons de cet exercice.

Premièrement, à partir de 2009 il y a eu un puissant cercle vicieux entre les turbulences bancaires et les difficultés rencontrées par les finances publiques : plus les banques rencontraient des difficultés, plus l’Etat devait intervenir pour les secourir, plus la dette publique s’en trouvait ; les banques détenaient beaucoup de titres publics domestiques, si bien que lorsque la dette publique d’un pays augmentait, la situation financière des banques domestiques se dégradait mécaniquement [Brunnermeier et alii, 2016]. Il n’y avait pas un tel cercle vicieux en 1992, notamment parce que les bilans des banques étaient moins importants et qu’en conséquence la résolution des défaillances bancaires pesait moins sur les finances publiques.

Deuxièmement, le renversement du solde courant était plus massif en 2010 qu’au début des années quatre-vingt-dix, ce qui impliquait un plus ample ajustement des prix relatifs.

Troisièmement, il était plus difficile de réaliser cet ajustement des prix relatifs en 2010. En 1992, les pays avaient encore leur propre monnaie nationale, si bien qu’ils pouvaient s’ajuster via leur taux de change. En 2010, les pays de la zone euro partageaient la même monnaie, si bien qu’ils ne disposaient plus de ce moyen d’ajustement. De plus, le taux de change de la zone euro est principalement déterminé par la situation des pays constituant son « cœur », notamment l’Allemagne. Par conséquent, il ne s’est pas déprécié aussi amplement que le nécessitaient les pays périphériques pour ajuster plus facilement leurs prix relatifs.

Quatrièmement, les déficits et dettes publics étaient moins importants au début des années quatre-vingt-dix et, pour cette raison-là, les banques centrales nationales pouvaient plus facilement intervenir pour stabiliser le marché de la dette publique, si bien que les primes de risque souverain étaient moins sensibles aux perspectives entourant les finances publiques. Ainsi, en 2010, les gouvernements disposaient d’une moindre marge de manœuvre pour assouplir leur politique budgétaire et étaient au contraire davantage incités à adopter des mesures d’austérité pour stabiliser leur endettement (cf. graphique). Autrement dit, non seulement la politique budgétaire n’a pas pu être utilisée pour contenir la récession, mais elle a pu au contraire l’aggraver.

GRAPHIQUE  La consolidation budgétaire dans le sillage de la crise de l’euro (en % du PIB)

Cinquièmement, la réduction des déficits courants après 2009 ne pouvaient passer que par une réduction des importations. Cette dernière s’est opérée via une baisse des dépenses publiques et une baisse de la consommation de ménages cherchant à se désendetter. La baisse subséquente de la demande domestique a non seulement aggravé la récession, mais elle a aussi déprimé les recettes publiques et augmenté les défauts de paiement, ce qui a détérioré le bilan des entreprises, des banques et des gouvernements.

Sixièmement, en 1992-1993, les banques centrales des pays qui ont pu rencontrer de tels problèmes pouvaient réduire leurs taux d’intérêt pour soutenir la demande domestique et contenir la détérioration des bilans. Mais la BCE fixe ses taux directeurs en considérant la situation de l’ensemble de la zone euro, si bien qu’en 2009-2010 elle n’a pas réduit ses taux d’intérêt autant que le nécessitait la situation des pays-membres les plus en difficulté.

Au final, Corsetti et ses coauteurs en concluent qu’il n’est possible de gérer d’amples chocs macroéconomiques que s’il existe un soutien crédible pour les banques et les marchés de la dette publique. En l’absence d’un tel soutien, les chocs tendent à s’amplifier de façon endogène. Les banques et les marchés de la dette publique disposaient d’un tel soutien au cours de la crise du SME, mais non durant la crise de la zone euro. Aucune réforme n'a pour l'heure changé la donne, ce qui laisse la zone euro vulnérable à nouvelle crise.

 

Références

BRUNNERMEIER, Markus K., Luis GARICANO, Philip R. LANE, Marco PAGANO, Ricardo REIS, Tano SANTOS, David THESMAR, Stijn VAN NIEUWERBURGH & Dimitri VAYANOS (2016), « The sovereign-bank diabolic loop and ESBies », in American Economic Review, vol. 106, n° 5.

CORSETTI, Giancarlo, Barry EICHENGREEN, Galina HALE & Eric TALLMAN (2019), « The Euro crisis in the mirror of the EMS: How tying Odysseus to the mast avoided the sirens but led him to Charybdis », Federal Reserve Bank of San Francisco, working paper, n° 2019-04.

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3 février 2019 7 03 /02 /février /2019 15:19
La Fed doit-elle être contrainte ?

Jeffrey Frankel (2019) est récemment revenu sur deux questions qui le travaillent depuis longtemps. D’une part, dans quelle mesure la banque centrale doit-elle être contrainte, c’est-à-dire dans quelle mesure la politique monétaire doit-elle être sous la seule discrétion de la banque centrale ? D'autre part, si une règle doit être suivie, plus ou moins scrupuleusement, de quelle règle doit-il s’agir ?

S’attaquant tout d’abord à la seconde question, Frankel rappelle que, par le passé, les banques centrales ont eu des difficultés à atteindre des cibles nominales, qu’il s’agisse du prix de l’or, du taux de change, du taux de croissance de la monnaie ou du taux d’inflation. Lorsque le chef de file des monétaristes Milton Friedman (1948) donna la priorité de la règle sur la discrétion, il avait en tête une règle imposant une croissance constante de l’offre de monnaie. C’est un tel objectif que les banques centrales cherchèrent à atteindre au début des années quatre-vingt, mais elles l’abandonnèrent rapidement car la demande et la vitesse de circulation de la monnaie étaient plus instables que ne le pensaient Friedman.

A partir des années quatre-vingt-dix, les banques centrales adoptèrent le ciblage d’inflation : en l'occurrence, elles ont cherché à cibler un taux d’inflation de 2 % [Svensson, 1999]. Mais elles échouèrent là aussi souvent à atteindre leur objectif : très souvent le taux d’inflation a pu être supérieur à la cible. Depuis la crise financière mondiale de 2008, le taux d’inflation est dans beaucoup de pays inférieur à la cible poursuivie par les autorités monétaires, malgré les mesures massives que ces dernières ont pu adopter : la Fed a par exemple quadruplé sa base monétaire, ce qui a certes pu ramener l’économie américaine à une situation que l’on peut qualifier de plein-emploi, mais sans vraiment avoir d’effet sur l’inflation.

La Grande Récession et la faiblesse de la reprise qui s’ensuivit ont rouvert le débat sur les objectifs poursuivis par les banques centrales. L’une des alternatives au ciblage d’inflation qui a recueilli beaucoup d’attention est le ciblage du niveau des prix. En ciblant un niveau des prix, les banques centrales seraient d’autant plus incitées à assouplir ou resserrer leur politique monétaire qu’elles ont antérieurement raté leur cible, ce qui leur permettrait de corriger en partie leur erreur. Frankel estime que cette alternative est moins efficace que le ciblage d’inflation, dans la mesure où elle repose davantage sur la crédibilité d’une telle cible aux yeux du public. Une autre alternative consiste à garder le ciblage d’inflation, mais en relevant la cible à 3 %, voire 4 % [Blanchard et alii, 2010 ; Ball, 2014]. Pour Frankel, un tel relèvement est d’autant moins crédible que les banques centrales se sont révélées incapables d’atteindre une cible plus modeste de 2 %.

Frankel doute également de l’efficacité des règles qui imposent à la banque centrale une fonction de réaction comprenant plusieurs variables. Il prend l’exemple de la règle de Taylor (1993). Si elle avait été adoptée, cette dernière aurait imposé à la banque centrale d’adopter en 2008, lorsque l’économie américaine basculait dans la récession, un taux d’intérêt de – 3 %, soit un niveau impossible à fixer.

Si les banques centrales devaient aujourd’hui choisir une cible, Frankel plaide pour l’adoption du ciblage du PIB nominal. Cette dernière avait été initialement proposée par James Meade (1978) et James Tobin (1980). Elle a été remise au goût du jour autour de 2011-2012, dans le contexte de lente reprise et de faible inflation que les pays développés connaissaient dans le sillage de la crise financière, notamment par Christina Romer (2011), Hatzius (2011), Michael Woodford (2012) et ceux qui se sont autoproclamés « monétaristes de marché » comme David Beckworth, Scott Sumner et Lars Christensen.

Si Frankel y voit la meilleure alternative, ce n’est pas parce qu’il s’agit d’une cible parfaite, mais parce qu’elle est la moins dommageable parmi les alternatives. Le ciblage du PIB nominal a notamment pour vertu d’être robuste dans le cas de chocs de productivité ou de fluctuations des produits de base, alors que les cibles d’inflation sont vulnérables face à de tels chocs. En effet, imaginons que l’économie connaisse un choc d’offre négatif, auquel cas les prix auront tendance à augmenter et l’économie à basculer dans une récession. Si la banque centrale cible un taux d’inflation, elle réagira en resserrant sa politique monétaire, ce qui est non seulement injustifié (l’inflation ne résulte pas d’un excès de demande), mais aussi néfaste (le resserrement monétaire aggrave la récession). Si la banque centrale cible un niveau du PIB nominal, elle resserra certes sa politique monétaire, mais moins amplement, dans la mesure où l’inflation tend à augmenter le PIB nominal, tandis que la récession tend au contraire à réduire ce dernier. Autrement dit, le choc se traduira à la fois par une perte en termes de production et une perte en termes de stabilité des prix. D’autre part, le ciblage d’inflation aurait l’avantage d’améliorer la répartition des risques entre débiteurs et créanciers, ce qui contribue à assurer la stabilité financière.

Dans tous les cas, Frankel s’avoue de plus en plus convaincu que la contrainte (qu’il s’agisse ou non d’une cible du PIB nominal) doit être très souple. Même le plus sincère des banquiers centraux peut s’avérer incapable d’atteindre sa cible, en raison d’événements imprévisibles. C’est une raison pour ne pas imposer une cible précise à court terme ; il peut y avoir une bande autour de la cible ou bien cette dernière peut être appréciée à plus long terme.

Après avoir étudié la contrainte que les règles peuvent exercer sur la banque centrale, Frankel se penche sur celle qu’exerce le gouvernement. Ces dernières années, beaucoup ont critiqué l’indépendance de la Réserve fédérale : beaucoup craignaient lors de la Grande Récession que les mesures extrêmement accommodantes adoptées par la banque centrale ne fassent déraper l’inflation, alors même que le taux de chômage avoisinait les 10 %. Plus récemment, alors que le taux de chômage américain est repassé sous les 4 %, Donald Trump a ouvertement critiqué le relèvement des taux directeurs de la Fed, n’hésitant pas à dire de cette dernière qu’elle est « hors de contrôle » et à critiquer son président, Jerome Powell, celui-là même qu’il a mis en place.

Les déclarations de Trump (1) et les épisodes historiques que Frankel (2007) a étudiés suggèrent que si la banque centrale perdait de son indépendance vis-à-vis du pouvoir politique, sa politique monétaire risquerait de devenir plus procyclique, ce qui amplifierait le cycle d’affaires. Autrement dit, la banque centrale risque d’assouplir sa politique monétaire quand l’économie est en expansion et les tensions inflationnistes fortes, accroissant le risque de surchauffe et d’instabilité financière ; et elle risque de resserrer sa politique monétaire dans un contexte de récession et de pressions déflationnistes, aggravant celles-ci.

 

(1) Le 29 septembre 2011, alors que le chômage s’élevait toujours à 9 %, Trump qualifia sur Twitter de dangereux le maintien des taux directeurs à un faible niveau et appela la Fed à abandonner cette politique, sous peine de générer un dérapage de l’inflation. Autrement dit, Trump appelle la Fed à resserrer sa politique monétaire lorsque le chômage est élevé et à l’assouplir lorsqu’il est faible.

 

Références

BALL, Laurence (2013), « The case for a long-run inflation target of four percent », FMI, working paper, n° 14/92.

BLANCHARD, Olivier, Giovanni DELL’ARICCIA & Paolo MAURO (2010), « Rethinking macroeconomic policy », FMI, staff position note, n° 10/03.

FRANKEL, Jeffrey (2007), « Responding to crises », in Cato Journal, vol. 27, n° 2.

FRANKEL, Jeffrey (2019), « Should the Fed be constrained? », Harvard Kennedy School, research working paper, n° 19-003.

FRIEDMAN, Milton (1948), « A monetary and fiscal framework for economic stability », in American Economic Review, vol. 38, n° 3.

HATZIUS, Jan (2011), « The case for a nominal GDP level target », in Goldman Sachs, US Economics Analyst, n° 11/41.

MEADE, James (1978), « The meaning of internal balance », in The Economic Journal, vol. 88.

ROMER, Christina (2011), « Dear Ben: It’s time for your Volcker moment », in The New York Times, 30 octobre.

SVENSSON, Lars (1999), « Inflation targeting as a monetary policy rule », in Journal of Monetary Economics, vol. 43, n° 3.

TAYLOR, John B. (1993), « Discretion versus policy rules in practice », Carnegie-Rochester Conference Series on Public Policy, vol. 39.

TOBIN, James (1980), « Stabilization policy ten years after », in Brookings Papers on Economic Activity, n° 1.

WOODFORD, Michael (2012), « Methods of policy accommodation at the interest-rate lower bound », document de travail présenté à la conférence de Jackson Hole.

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16 novembre 2018 5 16 /11 /novembre /2018 19:05
Petite macroéconomie des droits de douane

La Grande Récession et la faible reprise qui suivit ont alimenté les craintes que les gouvernements adoptent des mesures protectionnistes ; certains ont d’ailleurs soupçonné que la faiblesse du commerce international dans le sillage de la crise s'explique en partie par l’adoption de telles mesures. Mais malgré la violence de la crise financière, l’économie mondiale a été épargnée par une guerre commerciale. Du moins jusqu’à l’année dernière. Ces derniers mois, l’administration Trump a relevé les droits de douane sur plusieurs produits, notamment en provenance d’Europe et de Chine, ce qui a amené les pays visés à répliquer en retour, au risque de conduire à une guerre commerciale généralisée ; il faut dire qu'aux yeux de Trump, « les guerres commerciales sont bonnes et se gagnent facilement ».

En renchérissant le prix des biens importés, l’instauration de droits de douane vise à inciter les résidents à se détourner des biens importés pour acheter davantage de biens domestiques, ce qui permet aux entreprises domestiques de vendre plus, donc les incite à produire davantage et à embaucher. Au niveau agrégé, l’objectif est d’accroître la production nationale, de réduire le chômage et d'améliorer le solde commercial. Les pays qui connaissent un déficit commercial et une faible croissance économique sont donc particulièrement tentés d’adopter des mesures protectionnistes. La faiblesse de la reprise et surtout la persistance d’un important déficit commercial aux Etats-Unis, dans un contexte de désindustrialisation chronique, ont ainsi particulièrement exposé ce pays à la tentation protectionniste.

Ces mesures risquent toutefois de se révéler contre-productives [Krugman, 2018a ; 2018b]. Tout d’abord, une hausse des droits de douane est susceptible d’alimenter l’inflation. En effet, les résidents ont accès à des biens plus chers. D’un côté, les ménages voient ainsi directement leur pouvoir d’achat diminuer. De l’autre, comme le prix de leurs intrants augmente, les entreprises voient leurs coûts de production augmenter. Celles-ci risquent alors de relever leurs prix de vente pour tenter de préserver leurs marges, ce qui contribue à alimenter en retour l’inflation. En outre, comme les entreprises domestiques risquent de moins utiliser les technologies les plus efficaces, cela ralentit la diffusion du progrès technique. Dans tous les cas, les biens domestiques vont peu à peu perdre en compétitivité vis-à-vis des produits étrangers, non seulement sur le marché domestiques, mais également sur les marchés internationaux, ce qui pèse sur leurs ventes. Et comme les biens intermédiaires se renchérissent, augmentant les coûts de leur assemblage et donc de la production de biens finaux dans l’économie domestique, certaines entreprises vont réagir en délocalisant leur production à l’étranger, ce qui pénalise à nouveau l’emploi domestique.

Par exemple, les taxes supplémentaires adoptées par l’administration Trump sur l’acier et l’aluminium vont peut-être bénéficier au secteur de la métallurgie et y créer des emplois, mais cela alourdit les coûts dans les nombreux secteurs utilisant en aval l’acier et l’aluminium comme intrants et ainsi y détruire des emplois. Les premiers secteurs y tireront certes un gain, mais au détriment des autres secteurs, en particulier des secteurs exportateurs, mais aussi des travailleurs et des consommateurs américains. Au final, les taxes supplémentaires sur les importations auront les mêmes effets qu’une hausse de la fiscalité sur les résidents [DeLong, 2018].

Ces effets seront aggravés par la réaction du taux de change : les droits de douane vont entraîner une appréciation de la monnaie, ce qui ampute les gains de compétitivité que les producteurs domestiques pouvaient en tirer. L’appréciation est d’autant plus probable que la banque centrale (soucieuse de la stabilité des prix) risque de réagir aux pressions inflationnistes en resserrant sa politique monétaire, ce qui alimente les entrées de capitaux.

Enfin, les partenaires à l’échange sont susceptibles de réagir en adoptant également des droits de douane en représailles ; c'est tout particulièrement le cas ces derniers de la Chine vis-à-vis des Etats-Unis. Les économistes ne sont pas forcément d’accord quant à savoir si les guerres commerciales ont été à l’origine de la Grande Dépression dans les années trente ; par contre celles-ci ont bien contribué à aggraver la contraction de l’activité mondiale.

Au final, l’économie va certes moins importer, mais elle risque également de moins exporter, si bien que le solde commercial a peu de chances de s’améliorer. En fait, le solde extérieur dépend étroitement du rapport entre l’investissement et l’épargne : un déficit extérieur s’explique par une épargne domestique insuffisante. Autrement dit, si un pays importe plus qu’il exporte, c’est avant tout parce qu’il n’épargne pas assez ou dépense de trop. La politique commerciale influence certes le volume des importations et celui des exportations, mais pas la différence entre ces deux valeurs. Ainsi, si l’administration Trump désire améliorer le solde extérieur de l’économie américaine, elle devrait chercher à accroître le taux d’épargne. Tant que ce dernier reste faible, le déficit extérieur persistera. A cet égard, l’expansion budgétaire adoptée par l’administration Trump risque de se révéler contre-productive, dans la mesure où elle stimule la demande globale à un moment où l’économie américaine est relativement proche du plein emploi : les tensions inflationnistes peuvent fortement s’accentuer, la Réserve fédérale risque de resserrer sa politique monétaire plus rapidement que prévu, le dollar continuera de s’apprécier et le solde commercial va se dégrader.

Bien sûr, tout cela reste théorique et demande une vérification empirique. Or ces dernières décennies, les macroéconomistes se sont très peu penchés sur la question du protectionnisme ; le mouvement vers le libre-échange était considéré comme acquis. L’essentiel des études a en fait surtout cherché à évaluer les gains et coûts des accords commerciaux.

A l’occasion d’une conférence organisée par le FMI, Davide Furceri, Swarnali Hannan, Jonathan Ostry et Andrew Rose (2018) ont présenté une étude cherchant à identifier les répercussions macroéconomiques des droits de douane. Pour cela, ils ont étudié un échantillon de données relatives à 151 pays, en l’occurrence 34 pays développés et 117 pays en développement, au cours de la période allant de 1963 à 2014. Ils constatent que les relèvements des droits de douane se traduisent à moyen terme par des baisses significatives de la production et de la productivité domestiques. Ces mesures se traduisent aussi par une hausse du chômage, un creusement des inégalités de revenu et une appréciation du taux de change. Par contre, ils n’ont que de faibles effets sur le solde commercial, notamment en conséquence de l’appréciation du taux de change qui renchérit les prix des biens exportés.

Les répercussions exactes dépendent toutefois étroitement de la position de l'économie dans le cycle d'affaires et de son niveau de développement. En effet, Furceri et ses coauteurs notent que les effets sur la production et la productivité tendent à être amplifiés lorsque les droits de douane augmentent durant les récessions. De plus, les répercussions des hausses de droits de douane sont plus nocives pour les pays développés que pour les pays pauvres. Enfin, il apparaît que le protectionnisme et la libéralisation commerciale ont des effets asymétriques : les répercussions sur la production à moyen terme suite à une hausse des droits de douane ne sont pas symétriques à ceux observés suite à une baisse des droits de douane.

 

Références

DELONG, Bradford (2018), « Trump’s Tax on America », in Project Syndicate, 6 mars. Traduction française, « Les taxes de Trump sur l'Amérique ».

FURCERI, Davide, Swarnali A. HANNAN, Jonathan D. OSTRY & Andrew K. ROSE (2018), « Macroeconomic consequences of tariffs », document de travail présenté à la dix-neuvième conférence Jacques Polak.

KRUGMAN, Paul (2018a), « The macroeconomics of trade war », 3 mars 2018. Traduction française, « La macroéconomie de la guerre commerciale ».

KRUGMAN, Paul (2018b), « Trump’s negative protection racket », 10 mars. Traduction française, « La surtaxe des importations américaines d’acier ? Un racket de protection peu efficace... ».

KRUGMAN, Paul (2018c), « Trade wars, stranded assets, and the stock market », 4 avril. Traduction française, « Les guerres commerciales, les actifs épaves et le marché boursier ».

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