Face à l’inflation que nous avons connue ces dernières années, les banques centrales n’ont initialement pas réagi parce qu’elles jugeaient comme transitoires les chocs à l’origine de cette inflation et leurs effets. Mais une fois qu’elles ont commencé à relever leurs taux directeurs, elles les ont relevés rapidement. A présent que l’inflation reflue, les banques centrales s’attribuent le crédit pour cette désinflation. L’un des débats est de savoir dans quelle mesure elles ont effectivement contribué à celle-ci et, surtout, si leurs resserrements passés ne risquent pas de faire basculer les économies dans la récession ces prochaines trimestres [Amatyakul et alii, 2023 ; Wren-Lewis, 2023]. Si la désinflation s’explique simplement par la disparition des chocs eux-mêmes, notamment la baisse des prix de l’énergie, les effets récessifs de la politique monétaire ne se sont peut-être pas encore pleinement faits sentir.
En effet, la politique monétaire n’affecte pas immédiatement l’activité économique et les prix. Milton Friedman (1961) estimait que la transmission de la politique monétaire souffre de « délais longs et variables ». Cela explique ses réticences à ce que les banques centrales cherchent à amortir le cycle d’affaires : le temps que leurs effets se matérialisent, les assouplissements monétaires risquent de stimuler une activité économique qui n’a plus besoin d’être stimulée, entraînant une surchauffe, et les resserrements monétaires risquent de déprimer une activité économique qui n’a plus besoin d’être déprimée, provoquant ou aggravant une récession ; autrement dit, la politique monétaire risque, selon Friedman, non pas d’atténuer, mais d’amplifier les fluctuations de l’activité. Ainsi, il est essentiel que les banques centrales anticipent un maximum les effets des chocs lorsqu’elles prennent leurs décisions de politique monétaire.
Les estimations varient fortement d'une étude à l'autre. Dans leur méta-analyse de soixante-sept études relatives à une trentaine d’économies, Tomas Havranek et Marek Rusnak (2013) concluaient que le délai de transmission moyen est de 29 mois environ. Dans une récente étude utilisant un échantillon de données relatives à 33 pays développés et émergents pour ces trois dernières décennies, Pragyan Deb, Julia Estefania-Flores, Melih Firat, Davide Furceri et Siddharth Kothari (2023) estiment qu’à la suite d’une hausse des taux directeurs de 100 points de base le PIB réel décline en moyenne de 0,3 % au cours des deux trimestres suivants et que les effets persistent jusqu’au huitième trimestre. Les effets sur les prix à la consommation se matérialisent plus lentement : ils ne sont significatifs qu’après le deuxième trimestre et ils atteignent leur pic autour du sixième trimestre (cf. graphique).
GRAPHIQUE Transmission de la politique monétaire au PIB réel et aux prix à la consommation
En observant les données relatives à l’utilisation des cartes bancaires par les ménages allemands, Francesco Grigoli et Damiano Sandri (2022) estiment que les effets des hausses des taux d’intérêt sur les dépenses des ménages se matérialisent après un délai d’environ six mois. Ils notent aussi que les hausses des taux d’intérêt de court terme semblent avoir des effets plus rapides sur les dépenses des ménages que les hausses des taux d’intérêt de long terme, ce qui suggère que la politique monétaire conventionnelle (agissant via les taux d’intérêt de court terme) est plus efficace que les mesures non conventionnelles de politique monétaire (comme l’assouplissement quantitatif et le forward guidance, agissant via les taux d’intérêt de long terme).
Dans leur méta-analyse de la littérature empirique, Havranek et Rusnak (2013) concluaient que les délais de transmission de la politique monétaire tendent à être plus longs dans les pays développés que dans les pays en transition : ils seraient compris entre 25 et 50 mois pour les premiers et entre 10 et 20 mois pour les seconds. Selon eux, cette différence s’explique par le degré de développement financier : lorsque le niveau de développement financier est avancé, les agents ont davantage d’opportunités pour se couvrir contre les décisions de politique monétaire, ce qui devrait retarder et atténuer les effets de ces dernières. A l’inverse, Georgios Georgiadis (2014) estime que plus le secteur financier est concurrentiel, plus les banques sont promptes à répercuter les variations des taux directeurs sur leurs propres taux d’intérêt. Pragyan Deb et alii (2023) observent que la politique monétaire semble être plus efficace dans les pays présentant un niveau élevé de développement financier, ce qui pourrait s’expliquer par le fait que ce dernier favorise le canal du crédit.
Le taux de change joue également sur la vitesse de transmission. Pragyan Deb et alii (2023) constatent que la production et les prix réagissent beaucoup moins dans un régime de change fixe que dans un régime de change flexible. En l’occurrence, si le taux de change est flexible, il aura tendance à s’apprécier lorsque la banque centrale resserre sa politique monétaire, ce qui, d’une part, déprimera le volume des exportations et par ce biais la production et, d’autre part, réduira les prix des produits importés, donc poussera l’inflation à la baisse.
Enfin, la transmission de la politique monétaire semble asymétrique : ses effets diffèrent selon son orientation et la position de l’économie dans le cycle : un resserrement monétaire déprimerait l’activité économique lors des expansions, mais un assouplissement monétaire ne stimulerait guère l’activité économique lors des récessions. Keynes développait déjà cette idée ; plusieurs travaux empiriques portant sur les effets de la politique monétaire américaine la confirment [Tenreyro et Thwaites, 2016 ; Angrist et alii, 2018 ; Barnichon et Matthes, 2018 ; Forni, 2020]. En étudiant les données relatives à l’utilisation de la carte bancaire des ménages allemands, Francesco Grigoli et Damiano Sandri (2022) constatent que les baisses des taux d’intérêt ne stimulent pas les dépenses des ménages, mais que les hausses des taux d’intérêt entraînent en revanche une baisse significative de ces dépenses. Les résultats sont en revanche bien ambigus sur une éventuelle asymétrie des effets de la politique monétaire sur l’inflation.
Selon Tenreyro et Thwaites, l’asymétrie des effets de la politique monétaire pourrait notamment s’expliquer par le comportement de la politique budgétaire, qui tendrait à contrer la politique monétaire dans les récessions, mais aurait tendance à la renforcer lors des booms de l’activité. Ils notent également que les chocs récessifs sont plus puissants que les chocs expansionnistes, mais dans la mesure où leur fréquence est la même lors des récessions que lors des expansions, il leur apparaît douteux que cela explique la moindre efficacité de la politique monétaire lors des récessions. D’autres explications ont été avancées, mettant l’accent sur de possibles changements de comportement des entreprises en matière de fixation des prix quand l’inflation augmente [Nakamura et Steinsson, 2008] et sur l’existence de rigidités nominales à la baisse, notamment sur les salaires [Forni et alii, 2020]. Le comportement des banques commerciales pourrait également être asymétrique : elles seraient plus promptes à relever leurs taux d’intérêt quand la banque centrale augmente les siens qu’à les baisser quand la banque centrale baisse les siens.
Références
FRIEDMAN, Milton (1961), « The lag in effect of monetary policy », in Journal of Political Economy, vol. 69, n° 5.