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21 décembre 2023 4 21 /12 /décembre /2023 22:04

Face à l’inflation que nous avons connue ces dernières années, les banques centrales n’ont initialement pas réagi parce qu’elles jugeaient comme transitoires les chocs à l’origine de cette inflation et leurs effets. Mais une fois qu’elles ont commencé à relever leurs taux directeurs, elles les ont relevés rapidement. A présent que l’inflation reflue, les banques centrales s’attribuent le crédit pour cette désinflation. L’un des débats est de savoir dans quelle mesure elles ont effectivement contribué à celle-ci et, surtout, si leurs resserrements passés ne risquent pas de faire basculer les économies dans la récession ces prochaines trimestres [Amatyakul et alii, 2023 ; Wren-Lewis, 2023]. Si la désinflation s’explique simplement par la disparition des chocs eux-mêmes, notamment la baisse des prix de l’énergie, les effets récessifs de la politique monétaire ne se sont peut-être pas encore pleinement faits sentir.

En effet, la politique monétaire n’affecte pas immédiatement l’activité économique et les prix. Milton Friedman (1961) estimait que la transmission de la politique monétaire souffre de « délais longs et variables ». Cela explique ses réticences à ce que les banques centrales cherchent à amortir le cycle d’affaires : le temps que leurs effets se matérialisent, les assouplissements monétaires risquent de stimuler une activité économique qui n’a plus besoin d’être stimulée, entraînant une surchauffe, et les resserrements monétaires risquent de déprimer une activité économique qui n’a plus besoin d’être déprimée, provoquant ou aggravant une récession ; autrement dit, la politique monétaire risque, selon Friedman, non pas d’atténuer, mais d’amplifier les fluctuations de l’activité. Ainsi, il est essentiel que les banques centrales anticipent un maximum les effets des chocs lorsqu’elles prennent leurs décisions de politique monétaire.

Les estimations varient fortement d'une étude à l'autre. Dans leur méta-analyse de soixante-sept études relatives à une trentaine d’économies, Tomas Havranek et Marek Rusnak (2013) concluaient que le délai de transmission moyen est de 29 mois environ. Dans une récente étude utilisant un échantillon de données relatives à 33 pays développés et émergents pour ces trois dernières décennies, Pragyan Deb, Julia Estefania-Flores, Melih Firat, Davide Furceri et Siddharth Kothari (2023) estiment qu’à la suite d’une hausse des taux directeurs de 100 points de base le PIB réel décline en moyenne de 0,3 % au cours des deux trimestres suivants et que les effets persistent jusqu’au huitième trimestre. Les effets sur les prix à la consommation se matérialisent plus lentement : ils ne sont significatifs qu’après le deuxième trimestre et ils atteignent leur pic autour du sixième trimestre (cf. graphique).

GRAPHIQUE  Transmission de la politique monétaire au PIB réel et aux prix à la consommation

La transmission de la politique monétaire : lente, hétérogène et asymétrique

En observant les données relatives à l’utilisation des cartes bancaires par les ménages allemands, Francesco Grigoli et Damiano Sandri (2022) estiment que les effets des hausses des taux d’intérêt sur les dépenses des ménages se matérialisent après un délai d’environ six mois. Ils notent aussi que les hausses des taux d’intérêt de court terme semblent avoir des effets plus rapides sur les dépenses des ménages que les hausses des taux d’intérêt de long terme, ce qui suggère que la politique monétaire conventionnelle (agissant via les taux d’intérêt de court terme) est plus efficace que les mesures non conventionnelles de politique monétaire (comme l’assouplissement quantitatif et le forward guidance, agissant via les taux d’intérêt de long terme).

Dans leur méta-analyse de la littérature empirique, Havranek et Rusnak (2013) concluaient que les délais de transmission de la politique monétaire tendent à être plus longs dans les pays développés que dans les pays en transition : ils seraient compris entre 25 et 50 mois pour les premiers et entre 10 et 20 mois pour les seconds. Selon eux, cette différence s’explique par le degré de développement financier : lorsque le niveau de développement financier est avancé, les agents ont davantage d’opportunités pour se couvrir contre les décisions de politique monétaire, ce qui devrait retarder et atténuer les effets de ces dernières. A l’inverse, Georgios Georgiadis (2014) estime que plus le secteur financier est concurrentiel, plus les banques sont promptes à répercuter les variations des taux directeurs sur leurs propres taux d’intérêt. Pragyan Deb et alii (2023) observent que la politique monétaire semble être plus efficace dans les pays présentant un niveau élevé de développement financier, ce qui pourrait s’expliquer par le fait que ce dernier favorise le canal du crédit.

Le taux de change joue également sur la vitesse de transmission. Pragyan Deb et alii (2023) constatent que la production et les prix réagissent beaucoup moins dans un régime de change fixe que dans un régime de change flexible. En l’occurrence, si le taux de change est flexible, il aura tendance à s’apprécier lorsque la banque centrale resserre sa politique monétaire, ce qui, d’une part, déprimera le volume des exportations et par ce biais la production et, d’autre part, réduira les prix des produits importés, donc poussera l’inflation à la baisse. 

Enfin, la transmission de la politique monétaire semble asymétrique : ses effets diffèrent selon son orientation et la position de l’économie dans le cycle : un resserrement monétaire déprimerait l’activité économique lors des expansions, mais un assouplissement monétaire ne stimulerait guère l’activité économique lors des récessions. Keynes développait déjà cette idée ; plusieurs travaux empiriques portant sur les effets de la politique monétaire américaine la confirment [Tenreyro et Thwaites, 2016 ; Angrist et alii, 2018 ; Barnichon et Matthes, 2018 ; Forni, 2020]. En étudiant les données relatives à l’utilisation de la carte bancaire des ménages allemands, Francesco Grigoli et Damiano Sandri (2022) constatent que les baisses des taux d’intérêt ne stimulent pas les dépenses des ménages, mais que les hausses des taux d’intérêt entraînent en revanche une baisse significative de ces dépenses. Les résultats sont en revanche bien ambigus sur une éventuelle asymétrie des effets de la politique monétaire sur l’inflation.

Selon Tenreyro et Thwaites, l’asymétrie des effets de la politique monétaire pourrait notamment s’expliquer par le comportement de la politique budgétaire, qui tendrait à contrer la politique monétaire dans les récessions, mais aurait tendance à la renforcer lors des booms de l’activité. Ils notent également que les chocs récessifs sont plus puissants que les chocs expansionnistes, mais dans la mesure où leur fréquence est la même lors des récessions que lors des expansions, il leur apparaît douteux que cela explique la moindre efficacité de la politique monétaire lors des récessions. D’autres explications ont été avancées, mettant l’accent sur de possibles changements de comportement des entreprises en matière de fixation des prix quand l’inflation augmente [Nakamura et Steinsson, 2008] et sur l’existence de rigidités nominales à la baisse, notamment sur les salaires [Forni et alii, 2020]. Le comportement des banques commerciales pourrait également être asymétrique : elles seraient plus promptes à relever leurs taux d’intérêt quand la banque centrale augmente les siens qu’à les baisser quand la banque centrale baisse les siens.

 

Références

AMATYAKUL, Pongpitch, Fiorella DE FIORE, Marco Jacopo LOMBARDI, Benoit MOJON & Daniel Rees (2023), « The contribution of monetary policy to disinflation », BRI, BIS Bulletin, n° 82. 

ANGRIST, Joshua D., Oscar JORDÀ & Guido M. KUERSTEINER (2018), « Semiparametric estimates of monetary policy effects: String theory revisited », Journal of Business & Economic Statistics, vol. 36, n° 3.

BARNICHON, Regis, & Christian MATTHES (2018), « Functional approximation of impulse responses », in Journal of Monetary Economics, vol. 99.

DEB, Pragyan, Julia ESTEFANIA-FLORES, Melih FIRAT, Davide FURCERI & Siddharth KOTHARI (2023), « Monetary policy transmission heterogeneity: Cross-country evidence », FMI, working paper, n° 23/204.

FORNI, Mario, Davide DEBORTOLI, Luca GAMBETTI& Luca SALA (2020),« Asymmetric effects of monetary policy easing and tightening », CEPR, discussion paper, n° 15005.

FRIEDMAN, Milton (1961), « The lag in effect of monetary policy », in Journal of Political Economy, vol. 69, n° 5.

GEORGIADIS, Georgios (2014), « Towards an explanation of cross-country asymmetries in monetary transmission », in Journal of Macroeconomics, vol. 39.

GRIGOLI, Francesco, & Damiano SANDRI (2023), « Monetary policy and credit card spending », BRI, working paper, n° 1064.

HAVRANEK, Tomas, & Marek RUSNAK (2013), « Transmission lags of monetary policy: A meta-analysis », in International Journal of Central Banking.

NAKAMURA, Emi, & Jón STEINSSON (2008), « Five facts about prices: A reevaluation of menu cost models », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 123, n° 4. 

TENREYRO, Silvana, & Gregory THWAITES (2016), « Pushing on a string: US monetary policy is less powerful in recessions », in American Economic Journal: Macroeconomics, vol. 8, n° 4.

WREN-LEWIS, Simon (2023), « Lessons (so far) from the inflation bubble of 2021-3 », in Mainly Macro (blog), 12 décembre.

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26 novembre 2023 7 26 /11 /novembre /2023 13:59

Il y a une dizaine d’années, Arvind Subramanian et Martin Kessler (2013) qualifiaient d’« hypermondialisation » (hyperglobalization) la forte croissance qu’a connue le commerce mondiale entre 1992 et 2008 : alors que le PIB mondiale n’augmentait en moyenne « que » de 6 % par an, les exportations mondiales augmentaient au rythme moyen de 10 % par an. En conséquence, la part des exportations dans le PIB mondial et les PIB nationaux est passée de moins de 20 % à plus de 30 % au cours de la période (cf. graphique 1). L’un des moteurs de cette croissance du commerce mondial a été l’allongement des chaînes de valeur internationales, c’est-à-dire le fait que de plus en plus tâches de production d’un bien donné soient réalisées à l’étranger : en 1993, les marchandises traversaient en moyenne 1,5 fois les frontières avant que le produit final ne soit exporté ; en 2011, ce ratio atteignait 1,92.

GRAPHIQUE 1  Exportations mondiales (en % du PIB mondial)

L’hypermondialisation est morte ! Mais à quoi a-t-elle laissé place ?

La hausse des échanges commerciaux à partir de la Seconde Guerre mondiale, puis son accélération à partir des années 1980, s’expliquent avant tout par des facteurs technologiques : des canaux transocéaniques aux conteneurs, en passant par l’informatique, les avancées technologiques en matière de transport et de communication ont permis de fortement réduire les coûts de transport et les délais de livraison. Mais la baisse des barrières à l’échange tient aussi au retrait des barrières commerciales : au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les Etats ont cherché à éviter que se reproduisent les guerres commerciales de l’entre-deux-guerres, si bien qu’ils ont notamment entrepris plusieurs cycles de négociations pour réduire les droits de douane. L’accession de la Chine à l’OMC en 2001 marque notamment une date charnière dans l’histoire de la libéralisation commerciale : elle a été suivie d'une forte hausse des exportations des produits à bas coûts en provenance de Chine.

Quant aux spécialisations des pays, elles s'expliquent assez bien par le modèle Heckscher-Ohlin : selon ce dernier, les pays qui n'ont pas les mêmes dotations factorielles n'ont pas les mêmes avantages comparatifs, ce qui les amène à commerce davantage ensemble. Ainsi, les pays en développement, relativement bien dotés en main-d'œuvre non qualifiée, tendent à exporter des produits relativement intensifs en travail non qualifié, tandis que les pays développés, relativement bien dotés en main-d'œuvre qualifiée, tendent à exporter des produits relativement intensifs en travail qualifié. 

L’hypermondialisation a permis une convergence des niveaux de vie des pays : après plusieurs décennies de stagnation, voire de divergence, les niveaux de vie des pays pauvres ont eu tendance à rattraper ceux des pays riches [Patel et alii, 2021]. En conséquence, les inégalités mondiales de revenu ont diminué ces dernières décennies, pour la première fois depuis le milieu du dix-neuvième siècle [Milanovic, 2022]. Ces évolutions tiennent tout particulièrement à l’essor de l’économie chinoise : son ouverture au commerce international dans les années 1980 lui a permis de connaître plusieurs décennies de croissance à deux chiffres, ce qui permis à des centaines de millions de personnes de sortir de la pauvreté extrême.

Mais d’un autre côté, l’hypermondialisation a pu aussi avoir des effets négatifs sur les salaires et l’emploi dans les pays développés, notamment y accroître les inégalités de revenu [Krugman, 2019 ; Dorn et Levell, 2021]. L'intégration de la Chine, de l'Inde et des anciens pays du bloc soviétique au commerce international a conduit, selon Freeman (2006), à doubler le nombre de travailleurs disponibles dans l'économie mondiale, mais ce sont surtout les rangs de la main-d'œuvre non qualifiée qui s'en sont trouvés grossis. Soumis à une plus forte concurrence, les travailleurs les moins qualifiés ont constitué les « perdants » de la mondialisation dans les pays développés. Cela n’aurait pas dû surprendre les économistes : le modèle Heckscher-Ohlin amène à prédire un creusement des inégalités de revenu entre qualifiés et non-qualifiés dans les pays développés, les premiers étant davantage demandés, donc davantage en position de force pour réclamer des hausses de salaires, et les seconds moins demandés, donc exposés à la stagnation salariale et au chômage. Aux Etats-Unis, le « choc chinois » (China shock) aurait ainsi expliqué une part substantielle de la désindustrialisation [Autor et alii, 2013 ; Autor et alii, 2016 ; Autor et alii, 2021], mais l'emploi français n’a pas non plus été épargné par la concurrence chinoise [Malgouyres, 2016].  

La crise financière mondiale de 2008 a mis un terme à l’hypermondialisation. Les échanges se sont fortement contractés lors de la récession mondiale [Baldwin, 2009]. Ensuite, les échanges commerciaux ont rebondi rapidement et vigoureusement, puis ils ont continué de croître, mais cette croissance a été plus lente qu’avant-crise. Depuis 2011, le ratio exportations mondiales sur PIB n’augmente plus ; il a ponctuellement baissé, pour ensuite rebondir, lors d’événements comme la pandémie de Covid-19 en 2020 ou la reprise de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 (cf. graphique 1).

Pol Antràs (2020) et Pinelopi Goldberg et Tristan Reed (2023) écartent le terme de « démondialisation » pour décrire l’ère ouverte par la crise financière mondiale. Certes, les flux commerciaux, les flux de capitaux et les flux humains ralentissent depuis celle-ci, voire semblent stagner, mais il n’est pas clair qu’ils déclinent. Le commerce international s’est révélé finalement assez résilient durant l’épidémie de Covid-19. Certes, la pandémie de Covid-19 a suscité des inquiétudes quant à la résilience des chaînes d’approvisionnement internationales, conduisant à des appels à la relocalisation (reshoring) d’une partie de la production ; la montée des tensions géopolitiques, en particulier autour du conflit ukrainien ou entre la Chine et les Etats-Unis, a à la fois exprimé et alimenté des inquiétudes relatives à la sécurité nationale, si bien que certains responsables ont appelé à une réorientation de l’approvisionnement en provenance de pays hostiles vers des pays jugés plus sûrs géopolitiquement (friendshoring). Mais pour l’instant, cela s’est davantage traduit par une réorganisation des échanges internationaux plutôt que par leur contraction.

GRAPHIQUE 2  Exportations mondiales de biens manufacturés et de services (en % du PIB mondial)

L’hypermondialisation est morte ! Mais à quoi a-t-elle laissé place ?

De leur côté, Arvind Subramanian, Martin Kessler et Emanuele Properzi (2023) confirment que l’hypermondialisation a pris fin. Selon eux, la nouvelle ère qui s’est ouverte avec la crise financière mondiale se caractérise, d’une part, par une démondialisation des biens et, d’autre part, par une mondialisation des services ralentie. En effet, entre 2011 et 2019, le ratio exportations mondiales de biens manufacturés sur PIB mondial est passé de 15,6 % à 14,5 %, tandis que le ratio exportations mondiales de services sur PIB passait de 6 à 7 %.

Pour Subramanian et ses coauteurs, plusieurs forces ont été à l’œuvre pour mettre un terme à l’hypermondialisation :

(i) Des pays de même taille échangent davantage que des pays de tailles différentes. Avec la convergence des niveaux de vie, les pays ont eu tendance à commercer davantage entre eux ; la plus grande égalité dans la répartition de la production expliquerait 30 % de la hausse du ratio exportations sur PIB mondial [Patel et alii, 2021]. Par contre, à partir de la crise financière mondiale, la convergence a ralenti, si bien qu’elle a moins contribué à soutenir les échanges.

(ii) La part de la valeur ajoutée qui a été échangée dans le secteur manufacturier est passée de 55 % à 87 % entre le milieu des années 1990 et 2008. Les services sont certes moins échangeables que les biens, mais la part des services échangée a tout de même augmenté sur la même période, en l’occurrence de 5 points de pourcentage environ. Après la crise financière mondiale, la part échangée des biens manufacturés a baissé, tandis que celle des services a stagné. Cela s’explique notamment par les changements dans l’économie chinoise : celle-ci a pendant longtemps réexporté des biens qu’elle avait importés ; désormais, elle produit l’essentiel de ses intrants [Baldwin, 2022]. Or, cela augmente la part de la Chine dans l’activité manufacturière mondiale tout en réduisant la part échangée des biens manufacturiers. 

(iii) Par le passé, la mondialisation commerciale a été corrélée avec la globalisation financière et l’accélération de la mondialisation commerciale observée à partir des années 1980 a elle-même été synchrone avec une puissante vague de globalisation financière. Or, avec la crise financière mondiale, certains flux financiers mondiaux ont eu tendance à décliner ; c’est particulièrement le cas des flux de portefeuille et des investissements directs à l’étranger.

(iv) Alors que les précédentes décennies étaient marquées par un retrait des barrières commerciales, ces dernières se sont renforcées après la crise financière mondiale. Ce fut le cas dans le monde développé, par exemple avec le Brexit au Royaume-Uni, amorcé par le référendum de 2016, et la guerre commerciale lancée par l’administration Trump, mais aussi dans le monde en développement, notamment en Chine et en Inde.

(v) L’hypermondialisation a tenu à l’ouverture de grands émergents, notamment l’Inde et surtout la Chine, au commerce international. Peut-être que l’économie mondiale a atteint son niveau optimal d’échanges avec la Chine, si bien que le niveau d’ouverture commerciale de cette dernière a atteint son niveau d’équilibre. De même, les entreprises des pays développés ont peut-être atteint leur niveau optimal d’intégration aux chaînes de valeur avec les pays émergents. 

L’hypermondialisation a été le produit de forces à la Heckscher-Ohlin. Mais Subramanian et ses coauteurs estiment que celles-ci tendent désormais à s’atténuer. En effet, pour les pays développés, le commerce avec les pays à bas revenu stagne, mais le revenu relatif de leurs partenaires à l’échange augmente, à mesure que les niveaux de vie convergent à travers le monde. Le commerce à la Heckscher-Ohlin n’a pas pour autant disparu, mais il s’est stabilisé. Ses pressions sur les salaires et l’emploi des moins qualifiés dans les pays développés se sont ainsi atténuées.

 

Références

ACEMOGLU, Daron, David AUTOR, David DORN, Gordon H. HANSON & Brendan PRICE (2016), « Import competition and the great U.S. employment sag of the 2000s », in Journal of Labor Economics, vol. 34.

ANTRAS, Pol (2020), “De-globalisation? Global value chains in the post-COVID-19 age », NBER, working paper, n° 28115.

AUTOR, David H., David DORN & Gordon H. HANSON (2013), « The China syndrome: Local labor market effects of import competition in the United States », in American Economic Review, vol. 103, n° 6.

AUTOR, David H., David DORN & Gordon H. HANSON (2021), « On the persistence of the China shock », NBER, working paper, n° 29401.

BALDWIN, Richard (2009), The Great Trade Collapse: Causes, Consequences and Prospects, CEPR.

BALDWIN, Richard (2022), « Globotics and macroeconomics: Globalisation and automation of the service sector », NBER, working paper, n° 30317.

DORN, David, & Peter LEVELL (2021), « Trade and inequality in Europe and the US », IZA, discussion paper, n° 14914.

FREEMAN, Richard B. (2006), The Great Doubling: The Challenge of the New Global Labour Market. In Ending Poverty in America: How to Restore the American Dream, New Press.

GOLDBERG, Pinelopi K., & Tristan REED (2023), « Is the global economy deglobalizing? And if so, why? And what is next? », Banque mondiale, policy research working paper, n° 10392.

KRUGMAN, Paul (2019), « Globalization: What did we miss? », in Luís Catão & Maurice Obstfeld (dir.), Meeting Globalization's Challenges

MALGOUYRES, Clément (2016), « The impact of Chinese import competition on the local structure of employment and wages: Evidence from France », Banque de France, document de travail, n° 603.

MILANOVIC, Branko (2022), « The three eras of global inequality, 1820-2020 with the focus on the past thirty years », Stone Center on Socio-Economic Inequality, working paper, n° 59.

PATEL, Dev, Justin SANDEFUR & Arvind SUBRAMANIAN (2021), « The new era of unconditional convergence », Center for Global Development, working paper, n° 566.

SUBRAMANIAN, Arvind, & Martin KESSLER (2013), « The hyperglobalization of trade and its future », PIIE, working paper, n° 13-6.

SUBRAMANIAN, Arvind, Martin KESSLER & Emanuele PROPERZI (2023), « Trade hyperglobalization is dead. Long live…? », PIIE, working paper, n° 23-11.

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5 novembre 2023 7 05 /11 /novembre /2023 11:48

Les articles et livres d’économistes comme Thomas Piketty et Branko Milanovic n’ont pas seulement aiguisé l’intérêt du grand public et des décideurs politiques pour la question des inégalités de revenu et de richesses ; ils ont également remis l’étude de la répartition et du long terme au centre de l’agenda de recherche économique. Cela a notamment conduit de nombreux chercheurs à fournir des estimations de la répartition du revenu et des richesses remontant plusieurs siècles plus tôt. C’est cette littérature que Guido Alfani (2023) s'est proposé de passer en revue dans son dernier document de travail. 

GRAPHIQUE 1a  Part du patrimoine total des 10 % les plus riches (en %)

Comment ont évolué les inégalités de revenu et du patrimoine à très long terme ?

Alfani a rendu compte de la dynamique des inégalités de revenu et de richesse ces sept derniers siècles dans les quelques pays, occidentaux, pour lesquels nous disposons désormais des estimations antérieures à l’ère industrielle. En l’occurrence, ces estimations suggèrent que les inégalités de richesse présentent une tendance à croître à long terme (cf. graphiques 1a et 1b). En effet, du milieu du quinzième siècle à la veille de la Première Guerre mondiale, puis de nouveau à partir du début des années 1980, les inégalités ont augmenté de façon quasi monotone ; certains travaux, portant sur l’Italie, suggèrent que les inégalités ont également eu tendance à augmenter dans la période précédant immédiatement la Grande Peste [Alfani et alii, 2022]. Il y a toutefois quelques exceptions, comme le cas de l’Allemagne au dix-septième siècle.

GRAPHIQUE 1b  Indice de Gini de la répartition du patrimoine

Comment ont évolué les inégalités de revenu et du patrimoine à très long terme ?

Cette hausse tendancielle des inégalités de richesses n’a été vraiment inversée qu’au cours de deux brèves périodes, toutes deux ouvertes par une catastrophe majeure. La première catastrophe est celle de la Peste noire, la pandémie qui toucha l’Europe entre 1347 et 1352 en y décimant la moitié de la population [Alfani et Murphy, 2017]. La seconde période au cours de laquelle les inégalités refluèrent débuta avec la Première Guerre mondiale ; cette baisse se poursuivit durant l’entre-deux-guerres et durant la Seconde Guerre mondiale.

GRAPHIQUE 2a  Part du revenu total des 10 % les plus riches (en %)

Comment ont évolué les inégalités de revenu et du patrimoine à très long terme ?

Les faits stylisés notés dans le cas des inégalités de patrimoine s’observent également dans le cas des inégalités de revenu (cf. graphiques 2a et 2b). Ces dernières ont eu tendance à augmenter à long terme ; elles n'ont baissé qu'au cours des quelques décennies qui ont suivi la Première Guerre mondiale. Les estimations ne remontent pas assez loin pour donner une idée du profil des inégalités de revenu autour de la Peste noire. Certains travaux portant sur les salaires réels suggèrent toutefois que les inégalités de revenu ont aussi fortement baissé dans le sillage de cette pandémie [Alfani, 2022]. 

GRAPHIQUE 2b  Indice de Gini de la répartition du revenu

Comment ont évolué les inégalités de revenu et du patrimoine à très long terme ?

Ces divers constats apportent un démenti à la « courbe de Kuznets ». Selon Simon Kuznets (1955), le passage d’une économie essentiellement agricole à une économie industrialisée nécessite un creusement des inégalités des revenus (notamment pour favoriser l’accumulation du capital productif), puis la poursuite de la croissance à partir d’un certain seuil de niveau de vie impliquerait une baisse des inégalités (notamment parce qu’elle mobiliserait de plus en plus le travail qualifié ou nécessiterait l'apparition d'une consommation de masse), si bien que l’évolution des inégalités présenterait le profil d’un U inversé. Du point de vue de Kuznets, la croissance des inégalités est finalement un sous-produit de la croissance économique et, en conséquence, le revers d'un phénomène positif. Les données dont il disposait étaient cohérentes avec la courbe de Kuznets. Mais la hausse des inégalités observée à partir des années 1980 l'a rendu obsolète : les inégalités ne diminuent pas forcément dans l’ère postindustrielle. Les estimations que l’on a récemment obtenues concernant l’époque préindustrielle montrent quant à elles que les inégalités ont eu tendance à augmenter avant l’industrialisation. Ce sont notamment pour ces raisons que Branko Milanovic (2016a) préfère parler de « vagues de Kuznets » [Milanovic, 2016b].

Les estimations relatives à la période préindustrielle apportent également un nouvel éclairage sur les causes de la dynamique des inégalités. Et, pour Alfani, elles amènent notamment à rejeter l’explication que Kuznets proposait de la hausse des inégalités aux débuts de l’industrialisation et de leur baisse subséquente.

La baisse des inégalités suite à la Peste noire n’est finalement guère surprenante [Alfani, 2022 ; Fleisher, 2022]. La pandémie a fortement réduit les disponibilités en main-d’œuvre, ce qui a entraîné une hausse des salaires réels. En outre, le fait qu’une grande partie de la population se soit alors retrouvée avec davantage de logements qu’elle n’en avait besoin, d’une part, et la hausse des revenus dont bénéficièrent alors les plus pauvres, d’autre part, permirent alors à ces derniers d’acquérir plus facilement un logement, ce qui contribua à égaliser la répartition du patrimoine. L’Europe a ensuite connu d’autres pandémies au cours de l’ère préindustrielle, mais aucune ne semble avoir eu le même effet égalisateur que la Peste noire. Pour Alfani, cela tient aussi pour beaucoup aux différences dans les normes en matière d’héritage.

Quant à la baisse singulière des inégalités observée en Allemagne au dix-septième siècle, Alfani estime qu’elle pourrait s’expliquer par la conjonction de deux catastrophes : d’une part, la plus grave peste depuis celle du quatorzième siècle ; d’autre part, le conflit le plus dévastateur que l’Europe ait connu dans l’ère préindustrielle, la Guerre de Trente ans, qui dura de 1618 à 1648. 

Des travaux comme ceux de Walter Scheidel (2017) dans le cas des sociétés préindustrielles et ceux de Thomas Piketty (2013) portant sur les deux guerres mondiales ont développé la thèse selon laquelle les grandes guerres ont pour conséquence de fortement niveler les inégalités. Alfani note toutefois que la Guerre de Trente est la seule occurrence du Moyen Age où un conflit a réduit les inégalités : certes, les destructions ont exercé un effet égalisateur, mais la hausse des impôts pour financer l’effort de guerre a souvent eu pour effet d’accentuer les inégalités, dans la mesure où la fiscalité était régressive. Si les deux guerres mondiales ont été accompagnées d’une baisse des inégalités, ce n’est pas seulement en raison des énormes destructions du patrimoine qu’elles ont provoquées ; elles se sont accompagnées d’une forte hausse des impôts, mais cette fois-ci dans le contexte d’une fiscalité progressive.

Ainsi, que ce soit dans le cas des pandémies ou des conflits, Alfani estime que l’impact de telles catastrophes sur les inégalités dépend étroitement du contexte historique et notamment du cadre institutionnel. Ce dernier joue également en « temps normal » : c’est notamment la moindre progressivité de la fiscalité au sommet de la répartition qui explique le retour des inégalités de revenu et de patrimoine depuis le début des années 1980. Et comme le cadre institutionnel qui a généré une croissance des inégalités ces quatre dernières décennies n’a guère été remis en cause, cela explique pourquoi des événements aussi catastrophiques que la crise financière mondiale de 2008 et la pandémie de Covid-19 de 2020 n’aient pas été suivis d’une chute des inégalités. 

Ainsi, en raison de l’importance du cadre institutionnel dans la dynamique des inégalités, il apparaît erroné pour Alfani de considérer la croissance des inégalités, d’une part, comme un simple sous-produit de la croissance économique et, d’autre part, comme un processus naturel, indépendant des choix humains. 

 

Références

ALFANI, Guido (2022), « Epidemics, inequality and poverty in preindustrial and early industrial times », in Journal of Economic Literature, vol. 60, n° 1.

ALFANI, Guido (2023), « Inequality in history: A long-run view », Stone Center on Socio-Economic Inequality, working paper, n° 74.

ALFANI, Guido, Francesco AMMANNATI & Nicoletta BALBO (2022), « Pandemics and social mobility: The case of the Black Death ».

ALFANI, Guido, & Tommy E. MURPHY (2017), « Plague and lethal epidemics in the pre-industrial world », in Journal of Economic History, vol. 77, n° 1.

FLEISHER, Chris (2022), « The great reset? », entretien avec Guido Alfani, American Economic Association.

KUZNETS, Simon (1955), « Economic growth and income inequality », in American Economic Review, vol. 45, n° 1.

MILANOVIC, Branko (2016a), Global Inequality: a new approach for the age of globalization, Harvard University Press. Traduction française, Inégalités mondiales, La Découverte.

MILANOVIC, Branko (2016b), « Introducing Kuznets waves: How income inequality waxes and wanes over the very long run », in VoxEU.org, 24 février.

MILANOVIC, Branko (2019), Capitalism, alone, Harvard University Press. Traduction française, Le Capitalisme, sans rival, La Découverte.

PIKETTY, Thomas (2013), Le Capital au XXIe siècle, Le Seuil.

SCHEIDEL, Walter (2017), The Great Leveler: Violence and the History of Inequality from the Stone Age to the Twenty-First Century, Princeton University Press. Traduction française, Une histoire des inégalités: De l'âge de pierre au XXIe siècle, Actes Sud.

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