Malgré les critiques que la politique industrielle a pu susciter, notamment parmi les économistes, non seulement les Etats n’ont jamais totalement cessé d’y recourir, mais le contexte actuel la rend sûrement encore plus impérieuse : les perturbations des chaînes de valeur internationales provoquées par la pandémie et l’aggravation des tensions géopolitiques ont pu démontrer la nécessité d’une certaine relocalisation des activités économiques, tandis que la lutte contre le changement climatique impose un verdissement de l’économie. Ces problèmes ont précisément conduit l’administration Biden à adopter un vaste plan de soutien à l’industrie américaine, notamment le secteur des microprocesseurs, à travers l’Inflation Reduction Act et le CHIPS Act.
Réka Juhász, Nathan Lane et Dani Rodrik (2023) ont récemment passé en revue la littérature économique sur la politique industrielle. Ils ont tout d’abord pris soin de bien définir cette notion. Ils qualifient de politiques industrielles les politiques adoptées par les gouvernements qui ciblent explicitement la transformation de la structure de l’activité économique en vue d’atteindre un certain objectif public. Généralement, elles visent à stimuler la croissance économique, mais elles peuvent avoir d’autres objectifs. Par exemple, elles peuvent chercher à assurer la souveraineté énergétique, opérer la transition vers la neutralité carbone, à stimuler la création d’emplois de bonne qualité ou encore à réduire les écarts de développement entre les territoires.
La politique industrielle a typiquement cherché à promouvoir des activités industrielles comme la métallurgie, l’automobile et l’aéronautique, mais elle peut aussi chercher à promouvoir des activités tertiaires ou des types spécifiques de recherche-développement. Les politiques industrielles visent toujours à créer des incitations pour des acteurs du secteur privé, en particulier les entreprises. Elles passent généralement par des subventions, mais elles peuvent prendre d’autres formes, comme des barrières aux importations ou la formation publique. Pour Juhász et ses coauteurs, il n’est plus approprié, voire il n’a jamais été approprié, d’identifier la politique industrielle avec des politiques protectionnistes : les politiques industrielles cherchent généralement à promouvoir les exportations. Ils notent aussi que l’utilisation de la politique industrielle a été très répandue, mais aussi que les pays développés y ont davantage recours que les pays en développement, notamment parce qu’ils disposent de davantage de ressources pour ce faire.
Sur le plan théorique, Juhász et ses coauteurs estiment que le recours à la politique industrielle trouve trois grandes justifications, tenant généralement à l’idée qu’il existe des défaillances de marché. La première justification à la politique industrielle est qu’elle favorise les activités sources d’externalités positives : les producteurs pourraient être peu incités à développer certaines activités bénéfiques à l’ensemble de l’économie dans la mesure où ils ne sont qu’en partie rémunérés pour les bénéfiques qu’ils apportent à la collectivité. La littérature met souvent en avant les externalités associées à l’activité de recherche-développement et à l’apprentissage par la pratique et elle présente généralement les subventions publiques comme le principal remède pour les stimuler. Il existe d’autres externalités, moins souvent explorées notamment celles tenant à la sécurité nationale : un pays gagne en résilience lorsqu’il réduit sa dépendance vis-à-vis de ressources étrangères, par exemple les produits médicaux, les terres rares et les semi-conducteurs. La deuxième justification tient aux défauts de coordination tenant au fait que beaucoup de productions sont complémentaires à d’autres productions, si bien que l’économie risque de se retrouver à un équilibre sous-optimal : chaque producteur produit peu précisément car les autres producteurs produisent peu. L’intervention publique vise alors à pousser l’économie à un équilibre optimal, en l’occurrence une situation où chaque producteur produit beaucoup précisément parce que les autres producteurs produisent beaucoup. La troisième justification tient aux biens publics. Certains de ces derniers bénéficient à l'ensemble des producteurs ; c'est le cas des infrastructures et de l'Etat de droit par exemple. Cela dit, les producteurs peuvent avoir besoin de biens publics spécifiques à leur domaine d’activité ou à leur localisation. Par exemple, les entreprises ne nécessitent pas les mêmes types de qualifications, si bien que l’Etat doit décider quel type de formation il doit promouvoir en priorité.
Inversement, l’idée d’un recours à la politique industrielle suscite plusieurs critiques, des critiques qui mettent l’accent sur les défaillances de l’Etat [Wyplosz, 2019 ; Wyplosz, 2023]. La première concerne les problèmes d’asymétrie d’information : l’Etat manquerait d’informations pour identifier correctement les secteurs prometteurs dont il faut promouvoir le développement. En outre, il est susceptible d’alimenter les comportements de corruption et de se retrouver capturé par des intérêts particuliers, notamment sous l’effet du lobbying. Pour ces deux raisons, les ressources publiques sont susceptibles de se retrouver allouées dans des activités enrichissant des intérêts particuliers, au détriment de l’ensemble de la collectivité.
Pour démontrer la pertinence de la politique industrielle, ses partisans mettent en avant les miracles économiques que plusieurs pays asiatiques, en particulier le Japon, la Corée du Sud, Taïwan et la Chine, ont connus en y recourant massivement. Ses détracteurs estiment que ces réussites constituent des cas particuliers et qu’elles peuvent être difficilement répliquées ailleurs, dans la mesure où ces pays disposeraient d’une bureaucratie plus compétente et d’un Etat mieux à même de discipliner le secteur privé que les autres pays. Ils mettent également en avant des expériences historiques décevantes comme la pratique de la substitution aux importations, en vogue dans l’Amérique latine au milieu du vingtième siècle.
Les premiers travaux empiriques ont pu aboutir à des conclusions peu enthousiastes quant à l'opportunité de recourir à la politique industrielle. Ils ont par exemple noté une corrélation négative entre le montant des aides publiques et le niveau de productivité au niveau sectoriel, un résultat qui conforte l'hypothèse que l'Etat souffre d'un défaut informationnel ou que ses subventions nourrissent des comportements de chasse à la rente [Krueger et Tuncer, 1982 ; Harrison, 1994 ; Lee, 1996 ; Beason et Weinstein, 1996]. Juhász et ses coauteurs notent toutefois qu'une telle corrélation pourrait s'expliquer par la tendance de l'Etat à intervenir là où les défauts de marché sont précisément les plus importantes.
Ils soulignent ainsi les nombreuses difficultés méthodologiques que rencontrent les analyses empiriques cherchant à identifier le fonctionnement et l’impact de la politique industrielle, en l'occurrence ici l'endogénéité de l'intervention publique. Bénéficiant d’une méthodologie plus robuste, de nombreux travaux empiriques publiés ces dernières années ont apporté un nouvel éclairage sur le fonctionnement et les effets de la politique industrielle. En passant en revue cette récente vague d’études, Juhász et ses coauteurs concluent qu’elle offre une image plus positive de la politique industrielle que n’en donnaient les travaux antérieurs. Elle tend en effet selon eux à montrer que la politique industrielle mobilise plutôt efficacement les ressources et exercent des effets amples et durables sur la structure de l’économie.
Références
IRWIN, Douglas (2023), « The return of industrial policy », in FMI, Finance & Development, juin. Traduction française, « Le retour de la politique industrielle ».
WYPLOSZ, Charles (2019), « Retour de la politique industrielle », Télos, 4 mars.