Keynésiens et néoclassiques tendent à s’accorder à l’idée que le vieillissement démographique devrait freiner la croissance, mais pas pour les mêmes raisons. Pour les analyses d’obédience néoclassique, le vieillissement devrait freiner la croissance en réduisant l’épargne, dans la mesure où les personnes âgées risquent de consommer davantage qu’elles ne gagnent de revenu lors de leur retraite, mais aussi en réduisant le réservoir de main-d’œuvre disponible. Robert Gordon (2012) estime pour cette raison que le vieillissement est l’un des « vents contraires » susceptibles de mettre « fin » à la croissance économique.
Pour les analyses keynésiennes, le vieillissement démographique risque au contraire de freiner la croissance en déprimant la demande globale : les entreprises devraient moins investir, puisqu’il y a moins de main-d’œuvre à équiper, tandis que les ménages risquent de moins consommer, dans la mesure où l’anticipation de leur plus longue espérance de vie devrait les amener à épargner davantage lors de leur vie active. Ces dernières années, certains ont estimé que le vieillissement démographique que connaissent les pays développés est l’un des facteurs susceptibles de piéger ceux-ci dans une stagnation séculaire [Summers, 2015], renouant ainsi avec une thèse que développaient certains keynésiens au sortir de la Deuxième Guerre mondiale [Hansen, 1938].
Tous les économistes n’aboutissent pas à des conclusions aussi pessimistes. Par exemple, David Cutler, James Poterba, Louise Sheiner et Larry Summers (1990) reconnaissent que le vieillissement démographique peut réduire la part des travailleurs en emploi dans la population, ce qui tend à réduire la production par tête. Mais, d’un autre côté, il peut accroître l’intensité capitalistique, c’est-à-dire le volume d’équipement par travailleur, via l’approfondissement du capital. De plus, il peut stimuler le progrès technique dans la mesure où la pénurie de main-d’œuvre devrait inciter les entreprises à chercher à économiser en main-d’œuvre, donc à substituer des machines à celle-ci. C’est l’idée que développait déjà John Habakkuk (1962) il y a un demi-siècle : les incitations à innover sont plus forte lorsque la main-d’œuvre est rare relativement aux autres facteurs de production. Au final, l’impact net du vieillissement sur la croissance dépendra de l’équilibre entre, d’une part, le premier effet (négatif) et, d’autre part, les deux derniers (l’approfondissement du capital et la stimulation de l’innovation).
Selon Daron Acemoglu et Pascual Restrepo (2017), les données ne révèlent d’ailleurs pas de relation négative entre vieillissement et croissance économique : en fait, il y a une corrélation positive entre la hausse du ratio de nombre de personnes âgées sur le nombre de jeunes et la croissance de la production par tête après 1990. En l’occurrence, les pays qui ont vu leur population vieillir rapidement sont ceux qui ont eu tendance à connaître la plus forte croissance ces dernières décennies.
Pour expliquer leur constat, Acemoglu et Restrepo mettent l’accent sur la troisième force mise en avant par Cutler et alli : une raréfaction de travailleurs d’âge intermédiaire est susceptible d’inciter les entreprises à automatiser les tâches assurées jusqu’à présent par ceux-ci. En utilisant les données américaines, Acemoglu et Restrepo (2018) constatent que la hausse du ratio rapportant le nombre de travailleurs âgés sur le nombre de travailleurs d’âge intermédiaire est associée à une plus grande adoption de robots. En étudiant les données internationales, ils observent que les technologies d’automatisation tendent à se déployer d’autant plus rapidement dans le secteur manufacturier d’un pays que ce dernier connaît un vieillissement rapide. Le vieillissement pourrait en l’occurrence expliquer 40 % des écarts en termes d’adoption de robots industriels que l’on peut constater d’un pays à l’autre.
GRAPHIQUE 1 Corrélation entre vieillissement démographique et croissance économique entre 1990 et 2008

source : Eggertsson et alii (2018)
Pour Acemoglu et Restrepo, leurs données amènent à rejeter la thèse de la stagnation séculaire. Ce n’est pas le cas selon Gauti Eggertsson, Manuel Lancastre et Larry Summers (2018). D’une part, la relation positive entre le vieillissement démographique et la croissance économique pourrait s’expliquer avant tout par le fait que le vieillissement est associé à un approfondissement du capital et à une baisse des taux d’intérêts réels ; effectivement, les taux d’intérêt ont eu tendance à baisser à travers le monde depuis 1990. D’autre part, il faut tenir compte du fait que les taux d’intérêt nominaux ne peuvent pas pleinement s’ajuster à la baisse : ils peuvent buter sur une borne inférieure. Tant que les taux d’intérêt peuvent s’ajuster, l’économie est dans un « régime néoclassique ». La thèse de la stagnation séculaire amène à prédire que, lorsqu’une crise éclate, les pays qui connaissaient le vieillissement le plus rapide et une faible inflation ont tendance à connaître les plus amples excès d’épargne et donc une forte récession lorsque les taux d’intérêt butent effectivement sur leur borne inférieure. Dans ce cas, les économies se retrouvent dans un « régime keynésien ».
GRAPHIQUE 2 Corrélation entre vieillissement démographique et croissance économique entre 2008 et 2015

source : Eggertsson et alii (2018)
Pour vérifier leur théorie, Eggertsson et ses coauteurs se sont alors tournés vers les données empiriques relatives à 168 pays. Ils font apparaître une corrélation positive entre vieillissement et croissance économique entre 1990 et 2008, ce qui suggère que les économies étaient alors dans un « régime néoclassique » (cf. graphique 1). Ce faisant, ils confirment les constats empiriques d’Acemoglu et Restrepo (2017). Par contre, après 2008, l’impact du vieillissement sur la croissance économique s’est révélé être négatif ; les économies où les taux d’intérêt ont été contraints par leur borne inférieure avaient ainsi basculé dans un « régime keynésien » (cf. graphique 2). Le lien entre croissance et vieillissement n’est donc pas systématiquement positif. Malheureusement, le vieillissement risque de nuire à la croissance une grande partie de ces prochaines décennies : selon Michael Kiley et John Roberts (2017), la borne inférieure pourrait désormais contraindre les taux d’intérêt de 30 % à 40 % du temps.
Références
HABAKKUK, Hrothgar John (1962), American and British Technology in the Nineteenth Century, Cambridge University Press.
HANSEN, Alvin H. (1938), Full Recovery or Stagnation?
commenter cet article …