Tout juste soixante-quinze ans se sont écoulés depuis la mort de John Maynard Keynes et ses travaux, notamment sa Théorie générale (1936), continuent de susciter différentes lectures ; la complexité (ou l'inachèvement) de sa réflexion et l’absence de modélisation mathématique ont contribué à empêcher l'émergence d'un quelconque consensus dans l’interprétation de son magnum opus.
Pour Michel De Vroey (2009), Keynes cherchait dans la Théorie générale à démontrer (i) que l’économie peut connaître du chômage involontaire, (ii) non pas en raison d’une rigidité des salaires, (iii) mais à cause d’une insuffisance de la demande sur le marché des biens et services, (iv) et qu’il ne peut être éradiqué que par une politique de relance adoptée par le gouvernement ou la banque centrale. Autrement dit, il a notamment cherché à montrer que le chômage ne pouvait être compris que comme un problème d’interdépendance des marchés et qu’il s’agit d’un phénomène d’équilibre. Keynes n’est pas parvenu au bout de sa démonstration. Par exemple, il suppose que les salaires étaient rigides ; il précise que cette hypothèse lui permet de simplifier l’exposé et qu’elle n’affecte en rien ses résultats, mais il ne le démontre guère, ne consacrant véritablement qu’un chapitre de sa Théorie générale (le dix-neuvième) à la flexibilité des prix et salaires.
Ce choix a suscité de vifs débats quant à savoir si l’existence du chômage involontaire tient ou non à la rigidité des salaires. Les keynésiens orthodoxes, notamment les divers architectes du modèle IS/LM, comme John Hicks et Franco Modigliani sont très souvent partis de l’hypothèse d’une rigidité des salaires et/ou fait de celle-ci une condition nécessaire pour faire apparaître du chômage involontaire. C’est un véritable recul par rapport au programme de Keynes, dans la mesure où les keynésiens ramenaient ainsi le chômage involontaire à un problème sur le marché du travail. Certains, comme Samuelson, ont évoqué une « synthèse néoclassique », mais celle-ci n’a guère eu de réalité tangible : les keynésiens de la synthèse estimaient finalement que le court terme était keynésien, mais qu’à long terme la théorie néoclassique retrouvait sa validité. La différence tenait au fait que les prix et salaires se sont pleinement ajustés à long terme, mais non à court terme.
Nul n’est peut-être parvenu à réaliser une véritable synthèse entre les cadres néoclassique et keynésien, mais Don Patinkin (1956, 1965) fut près d’y parvenir. Patinkin a cherché à faire apparaître une situation keynésienne de chômage involontaire dans un cadre walrasien d’équilibre général ; à ses yeux, il n’y avait guère incompatibilité dans la mesure où, la Théorie générale évoquant un chômage provoqué par une insuffisance de demande sur le marché des biens et services, c’est un cadre d’équilibre général qu’il faut adopter pour observer l’interdépendance des marchés et ainsi faire apparaître un chômage involontaire. En l’occurrence, Patinkin a considéré une économie initialement au plein emploi et supposé que celle-ci connaissait une baisse de la demande de biens et services. Dans un cadre néoclassique, ce choc entraîne immédiatement un ajustement des prix : les prix baissent, ce qui accroît la valeur réelle du stock de monnaie détenu par les agents, donc amène ces derniers à consommer davantage et permet de maintenir l’économie au plein emploi. Dans un cadre keynésien, Patinkin considère que le même mécanisme (qualifié d’« effet d’encaisses réelles » ou « effet Pigou ») est à l’œuvre, mais plus lentement, si bien que les entreprises réagissent à l’accumulation des stocks en licenciant et que l’économie s’éloigne du plein emploi. Le chômage involontaire apparaît donc bien comme un problème d’interdépendance des marchés : les ménages sont contraints dans leur offre de travail car les entreprises sont elles-mêmes contraintes, en l’occurrence par un manque de débouchés sur le marché des biens et services. Cela dit, Patinkin considère le chômage comme un phénomène de déséquilibre, subsistant tant que l’économie n’a pas rejoint son nouvel équilibre. Mais surtout, contrairement à ce qu’il a pu prétendre, Patinkin n’a pas réussi à faire apparaître un chômage involontaire indépendamment de l’hypothèse d’une viscosité des salaires. En définitive, il a certes offert ce qui constitue pour certains « l’épitomé de la synthèse néoclassique » [De Vroey, 2009], mais sa vision ne s’est guère imposée chez les keynésiens de la synthèse.
Insatisfait par l’état du keynésianisme orthodoxe et par la domination du modèle IS/LM, c’est Robert Clower (1956, 1965) qui a ouvert la voie à une reprise du programme de Patinkin. Alors que les économistes faisaient habituellement l’hypothèse que les ménages décident simultanément de leurs comportements sur le marché du travail et le marché des biens et services, Clower introduit l’hypothèse de « décision duale » : les ménages décident du montant de leur consommation en fonction du revenu qu’ils gagnent de leur participation sur le marché du travail. Clower s’inspire ici directement de la fonction de consommation que développe Keynes dans la Théorie générale ; c’est cette idée d’une consommation contrainte par le revenu qui constitue selon lui la clé de voûte de la réflexion keynésienne et il reproche précisément aux keynésiens de la synthèse de l’avoir écartée. Cette hypothèse permet à Clower de montrer qu’un éventuel rationnement sur le marché du travail affecte la situation sur le marché des biens et services. En outre, il introduit d’un échec de coordination : il n’y a guère de commissaire-priseur pour coordonner les décisions des échangistes et les amener à reformuler leurs offres et demandes si les marchés ne sont pas équilibrés. Par conséquent, si un rationnement apparaît sur le marché du travail, un rationnement apparaîtra également sur le marché des biens et services et aucun des deux marchés ne s’apurera.
Les travaux de Patinkin et de Clower, approfondis par les réflexions d’Axel Leijonhufvud (1968), ont ouvert la voie à un nouveau courant de pensée macroéconomique que l’on a initialement qualifié de « théorie du déséquilibre », avant que l’on évoque des « modèles d’équilibre non walrasien » [De Vroey, 2009]. Les approches de Patinkin et de Clower étaient en effet complémentaires. Tous deux évoquaient un effet de report : le rationnement sur un marché entraîne un rationnement sur un autre marché. Mais alors que Patinkin se focalisait sur les entreprises et observait comment celles-ci changeaient de comportement en matière de demande de travail du fait d’un rationnement sur le marché des biens et services, Clower se focalisait sur les ménages et observait comment ces derniers changeaient de comportement sur le marché des biens et services du fait d’un rationnement sur le marché du travail. Ce sont Robert Barro et Herschel Grossman (1971, 1976) qui ont généralisé les apports de Patinkin et de Clower dans un même modèle, à prix fixes. De nombreux modèles ont été développés dans la cadre de la théorie du déséquilibre ; nous pouvons notamment compter ceux d’Antoine d’Autume, de Jean-Pascal Benassy, de Jacques Drèze et d’Edmond Malinvaud, mais aussi de John Hicks, qui confirmait ainsi son éloignement par rapport à ses propres positions quelques décennies plus tôt. Les prix étant considérés visqueux, les ajustements passent désormais avant tout par les quantités. Mais alors que Barro et Grossman se contentaient avant tout de faire l’hypothèse d’une fixité des prix, les contributeurs ultérieurs à la théorie du déséquilibre cherchèrent par la suite à l’expliquer et à l’endogénéiser.
La théorie du déséquilibre n’a pas réussi à retrouver les conclusions keynésiennes en se débarrassant de l’hypothèse d’une viscosité des salaires, chose que recherchaient initialement Patinkin, Clower et Leijonhufvud ; elle ne s’est pas non plus écartée du cadre walrasien, contrairement à ce que désiraient Clower et Leijonhufvud. Mais elle a bien proposé un « paradigme » concurrent à celui des keynésiens orthodoxes pour expliquer le chômage involontaire, avec un sérieux avantage sur celui-ci, celui d’avoir des microfondations.
Pourtant, lorsque le keynésianisme de la synthèse fut remis en cause dans les années soixante-dix, lors de la stagflation, au motif qu’il n’était pas microfondé, il ne fut pas supplanté par la théorie du déséquilibre, mais par l’approche de Robert Lucas. Celle-ci, développée tout d’abord par les nouveaux classiques, c’est-à-dire Lucas (1972, 1975, 1977) lui-même ou encore Thomas Sargent et Neil Wallace (1975), puis par les théoriciens des cycles réels (real busines cycles), notamment Finn Kydland et Edward Prescott (1982), se singularisait avec l’adoption de deux hypothèses, à savoir celle d’un ajustement permanent des marchés et celle d’anticipations rationnelles. A la fin des années soixante-dix, Barro et Grossman, qui avaient particulièrement contribué à faire progresser la théorie du déséquilibre, s’étaient déjà détournés de celle-ci pour embrasser l’approche de Lucas ; la théorie du déséquilibre continua d’être développée en Europe dans les années quatre-vingt, avant d’y tomber également en désuétude. De leur côté, les keynésiens de la synthèse tentèrent eux-mêmes dans les années soixante-dix de proposer des approches microfondées alternatives à celle de Lucas, mais ils ne parvinrent à l’imposer [Goutsmedt et alii, 2017]. Le keynésianisme orthodoxe se maintint à partir des années quatre-vingt essentiellement à travers les travaux des « nouveaux keynésiens », qui développèrent des modèles microfondés, mais en acceptant l’approche de Lucas, notamment l’usage des anticipations rationnelles.
Selon le récit qui en est habituellement fait, par exemple par les nouveaux keynésiens Greg Mankiw (1990), Michael Woodford (1999) et Olivier Blanchard (2000), l’approche des nouveaux classiques se serait imposée, notamment face à la théorie du déséquilibre, en raison de la plus grande rigueur de sa modélisation mathématique et de la supériorité de son explication de la stagflation des années soixante-dix. Or, il n’est pas certain que les macroéconomistes aient embrassé l’approche de Lucas au motif que les modèles des nouveaux classiques en proposaient une qui soit crédible [Goutsmedt, 2017] ; les explications de la stagflation avancées par les nouveaux classiques n’étaient d’ailleurs guère reprises par les autres économistes avant les années quatre-vingt-dix et celles qui dominaient durant les années soixante-dix étaient jugées à l’époque tout à fait satisfaisantes [Goutsmedt, 2020]. Dans une nouvelle étude, Romain Plassard (2021) note que les théoriciens du déséquilibre, notamment Barro et Grossman, ont proposé des explications cohérentes de la stagflation et eux-mêmes les jugèrent crédibles.
Afin de contribuer à expliquer pourquoi le programme de recherche de Lucas a fini par supplanter la théorie du déséquilibre, Plassard s’est penché sur Barro et Grossman pour comprendre ce qui les a amenés à changer de trajectoire intellectuelle. Selon Roger Backhouse et Mauro Boianovsky (2013), Barro et Grossman déploraient le fait que la viscosité des prix dans la théorie du déséquilibre ne résultait pas de comportements optimisateurs. Kevin Hoover (2012) juge cette interprétation correcte, mais incomplète. Plassard a donc davantage creusé dans les travaux et la correspondance de Barro et Grossman. Il apparaît que ces derniers n’ont pas adopté la macroéconomie de Lucas pour des questions de rigueur ou de réalisme ; par exemple, ils jugeaient les modèles de déséquilibre plus réalistes que les modèles avec anticipations rationnelles, en l’occurrence que ces derniers avaient gagné en rigueur en perdant en réalisme, mais ils considéraient que le réalisme des hypothèses était secondaire par rapport à l’évaluation des modèles. Barro et Grossman ont notamment été séduits par les modèles avec anticipations rationnelles pour une question de simplicité pratique : ces modèles se révélaient plus malléables que les modèles de déséquilibre, notamment pour prendre en compte les anticipations. Ils semblaient également offrir la possibilité de s'attaquer à un éventail plus large de questions.
Plassard ne s’est pas contenté d’éclairer les bifurcations dans la production même de Barro et de Grossman ; il constate que les deux chercheurs ont contribué autrement que par leur seule production à populariser l’approche de Lucas tout en poussant la théorie du déséquilibre sur la voie du déclin. Dès le milieu des années soixante-dix, Barro et Grossman cessèrent d’enseigner la théorie du déséquilibre, mais ils présentèrent par contre à leurs étudiants les travaux adoptant l’approche de Lucas et ils acceptèrent de superviser avant tout les thèses de doctorat qui l’adoptaient. Ensuite, dès le début des années quatre-vingt, les adeptes de l’approche de Lucas, notamment Barro et Grossman, se retrouvèrent aux comités éditoriaux des revues les plus prestigieuses, ce qui facilita la publication des travaux épousant cette approche et incita davantage le reste des macroéconomistes, notamment les ultimes théoriciens du déséquilibre (Plassard prend l’exemple d’Antoine d’Autume), à l’embrasser.
Références
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