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23 mars 2012 5 23 /03 /mars /2012 23:38

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Paul Krugman (source : AFP/Getty Images)

Gauti B. Eggertsson et Paul Krugman ont mis en ligne fin février une nouvelle version de leur article « Debt, Deleveraging, and the Liquidity Trap » où la déstabilisation croissante de l’économie est intimement liée à la dynamique de l’endettement ; les deux auteurs montrent alors que la crise résultante sera d’autant plus sévère que le processus de désendettement contracte le niveau d’activité. Si l'on peut regretter qu'ils n'aient pas pioché du côté des apports post-keynésiens à la modélisation de l'instabilité financière (notamment en prolongement des travaux de Minsky), Eggertsson et Krugman offrent toutefois l'une des analyses les plus stimulantes de la plus récente littérature nouvelle keynésienne. 

Dans leur modèle, à un instant donné, les agents « s’accordent » sur le montant maximal d’endettement considéré comme « sûr » et cette limite à l’endettement (debt-limit) est susceptible d’être réévaluée au cours du temps. Une période prolongée de prospérité économique et d’élévation des prix d’actifs va encourager un relèvement du niveau de levier considéré comme acceptable. Surviendra un moment où les agents se rendront compte que les actifs sont surévalués et que les contraintes imposées en termes de collatéraux furent trop laxistes. Les agents qui se seront endettés durant la phase ascendante du cycle réduisent alors leurs dépenses pour consolider leur bilan, ce qui provoque une baisse des prix. Le taux d’intérêt nominal buttera sur sa limite inférieure zéro (zero lower bond) et le taux d’intérêt réel deviendra négatif, faisant basculer l’économie dans une situation de « trappe à liquidité ». Si la dette est définie en termes nominaux, la déflation va accroître la valeur réelle de la dette existante. Et si la limite à l’endettement est définie en termes réels, alors l’impératif de désendettement devient toujours plus important. Plus large sera le mouvement de désendettement, plus sévère sera la chute des niveaux de production et des prix. Parmi les déterminants de la demande globale, les dépenses d’investissement seront plus sensibles au choc de désendettement que celles de consommation.

En décrivant de tels enchaînements, les deux auteurs se réclament explicitement des travaux de Fisher, Minsky et Koo :

Selon Irving Fisher (1933), si après une période d’endettement excessif les entreprises procèdent massivement à des ventes en catastrophe pour restaurer la liquidité de leur bilan, les prix seront poussés à la baisse et l’économie basculera dans un régime durable de déflation. Cependant, même si le volume nominal de la dette se réduit, son montant en termes réels peut au contraire augmenter. Autrement dit, « plus les débiteurs remboursent, plus ils doivent ». L’alourdissement de la dette en valeur réelle conduit à son tour à une nouvelle vague de ventes, donc à une nouvelle poussée déflationniste, etc. Un tel processus de « déflation par la dette » (debt-deflation) aurait été à l’œuvre durant la Grande Dépression.

Hyman Minsky intègrera les intuitions de Fisher dans son cadre théorique. Selon son « hypothèse d’instabilité financière », le capitalisme exhibe une tendance endogène à se muer en un système instable. Une période de prospérité économique amène les agents à sous-estimer les risques et à se tourner vers des modes de financement de plus en plus spéculatifs. La montée des prix d’actifs, notamment en gonflant la valeur des collatéraux, encourage les emprunteurs à utiliser un levier toujours plus élevé. L’innovation financière joue ici un rôle fondamental puisqu’elle permet aux banques de contourner les contraintes institutionnelles pour toujours prêter davantage. Avec le retournement des prix d’actifs, l’endettement devient insoutenable et s’enclenche alors un processus fishérien de déflation par la dette.

Récemment, Richard Koo compara la crise actuelle avec la Grande Dépression et la Décennie perdue du Japon. Durant ces divers épisodes historiques, l’éclatement d’une bulle alimentée par l’endettement a entraîné une « récession de bilan » : comme les agents sont contraints de réduire leur niveau d’endettement pour restaurer leur bilan, ils réduisent leurs dépenses, ce qui déprime alors l’activité économique et retarde finalement la reconsolidation des bilans.

Dans le modèle d’Eggertsson et de Krugman, l’agrégation des comportements individuels conduit à de puissants sophismes de composition. Trois mécanismes à l’œuvre durant le processus de désendettement constituent des « paradoxes », tout du moins au regard des enseignements de la théorie néoclassique.

Tout d’abord, selon le « paradoxe de l’épargne » (paradox of thrift) déjà présent dans le corpus keynésien, les agents vont lors d'une crise être davantage incités à épargner. Bien qu’ils soient individuellement rationnels, de tels comportements adoptés collectivement et simultanément par l’ensemble des agents dépriment davantage l’activité économique, ce qui réduit finalement les montants agrégés de l’investissement et de l’épargne.

Ensuite, selon le « paradoxe du labeur » (paradox of toil), si survient un choc d’offre positif (suite par exemple à une hausse de la productivité ou une plus grande incitation à travailler), au lieu de se traduire par une élévation de l’output, va au contraire entraîner une chute des prix et par conséquent une contraction de l’activité selon le mécanisme de la déflation par la dette. La plus grande capacité ou volonté à travailler conduit à un moindre travail effectif.

Enfin, selon le « paradoxe de la flexibilité » (paradox of flexibility), lorsque l’économie connaît un processus de désendettement, une flexibilité accrue des prix et salaires ne facilite pas la reprise de l’activité économique, mais décuple au contraire les effets récessifs. La déflation n’accroît pas la demande, mais élève la valeur réelle de la dette et réduit la dépense des débiteurs.

Eggertsson et Krugman examinent les implications d’une telle situation en termes de politique économique. Le relèvement de l’inflation anticipée est une solution naturelle à un choc de désendettement, puisqu’alors le taux d’intérêt naturel réel cesse d’être négatif, même si le taux d’intérêt nominal actuellement en vigueur est à son niveau plancher. La banque centrale peut adopter une cible d’inflation plus élevée, mais cette mesure doit être crédible. La politique monétaire peut se révéler insuffisante à accroître effectivement le niveau des prix ou à relever les anticipations d’inflation. Une hausse des dépenses publiques dans les biens et services va permettre une élévation de l’output. L’expansion budgétaire soutient la demande, la production et l’emploi lorsque les agents privés assainissent leur bilan ; puis l’Etat rembourse sa propre dette une fois que le processus de désendettement privé est arrivé à son terme. L’équivalence ricardienne ne joue pas lorsque le taux d’intérêt a atteint sa limite inférieure de zéro : les hausses de revenus générées dans l’immédiat compensent les hausses futures de taxes. En outre, les débiteurs sont contraints en termes de liquidité, forcés à rembourser leur dette ; leurs dépenses ne dépendent donc pas de leur niveau anticipé de revenu, mais bien de leur revenu courant. Les multiplicateurs keynésiens retrouvent alors leur efficacité.

 

Références Martin Anota

DESMEDT, Ludovic, Pierre PIEGAY & Christine SINAPI (2009), « De 2009 à 1929 : les enseignements de Fisher, Keynes et Minsky », version préliminaire.

EGGERTSSON, Gauti B., & Paul KRUGMAN (2012), « Debt, Deleveraging, and the Liquidity Trap: A Fisher-Minsky-Koo Approach », Federal Reserve Bank of New York, 26 février.

FISHER, Irving (1933), « The Debt-Deflation Theory of Great Depressions », in Econometrica, vol. 1, n° 4, pp. 337-357. Traduction française, « La théorie des grandes dépressions par la dette et la déflation », in Revue française d'économie, vol. 3, n° 3, 1988, pp. 159-182.

KOO, Richard (2008), The Holy Grail of Macroeconomics - Lessons from Japan’s Great Recession, John Wiley & Sons.

KOO, Richard (2011), « The World in Balance Sheet Recession: Causes, Cure, and Politics », in Real-world economics review, n° 58.

MINSKY, Hyman P. (1986), Stabilizing an Unstable Economy, Yale University Press, New Haven.

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18 mars 2012 7 18 /03 /mars /2012 13:22

bulle

Noah Smith a déniché un intéressant travail de Gadi Barlevy sur l’apparition de « bulles spéculatives », qu'il définit comme ces situations où les prix d’actifs (par exemple, les cours boursiers ou les prix immobiliers) se déconnectent de leurs valeurs fondamentales selon une rapide élévation (boom) suivie par un brutal effondrement (bust). Si cette distinction entre prix et valeur fondamentale limite l’analyse, Barlevy offre toutefois un cadre théorique cohérent avec les récents épisodes observés sur les marchés financiers et le marché du logement. Il formalise ainsi comment les innovations financières adoptées par les prêteurs pour réduire leur exposition au risque peuvent se traduire par une instabilité croissante du système.

Comme nombre de modèles nouveaux keynésiens, celui de Barlevy met en scène des agents rationnels dans un contexte d’information imparfaite. Les potentiels acheteurs d’actifs n’ont pas les ressources nécessaires pour réaliser leur acquisition, ils doivent donc se financer auprès de prêteurs. Certains des emprunteurs sont motivés par la spéculation, or l’information est asymétrique entre les emprunteurs et les prêteurs : les prêteurs ne peuvent pas toujours vérifier quel usage leurs emprunteurs font de leur crédit ou bien ils sont incapables d’évaluer si les prix d’actifs correspondent aux fondamentaux. Le premier cas est fréquent sur les marchés boursiers, où les traders et surtout les gérants de hedge funds déploient des stratégies opaques dans leurs placements financiers, voire dissimulent la composition de leur portefeuille. Le second cas peut notamment correspondre aux marchés immobiliers.

L’auteur précise la relation entre les taux d’intérêt et les prix d’actifs. Si les spéculateurs sont prêts à échanger des actifs à un prix supérieur à leur valeur fondamentale, c’est parce qu’une partie du risque est transférée aux prêteurs. Ces derniers peuvent en réponse accroître leur prime de risque pour couvrir les pertes attendues. Toutefois, les épisodes historiques qualifiés de bulles coïncident très souvent par des conditions de crédit plus faciles. Barlevy va alors montrer pourquoi les taux d’intérêt peuvent, non sans paradoxe, demeurer à un faible niveau dans un contexte de surévaluation des prix d’actifs et de forte spéculation.

Les prêteurs sont disposés à fournir un crédit aux entrepreneurs, mais ils voudraient naturellement éviter de nouer des arrangements financiers avec des agents qui ont l’intention d’utiliser les fonds pour acheter des actifs surévalués. Ils vont alors concevoir un contrat spécifique destiné aux spéculateurs et minimisant leurs pertes. Comme les prêteurs ne peuvent distinguer les spéculateurs des autres emprunteurs, ils vont associer un faible taux d’intérêt à ce contrat pour inciter les spéculateurs à y souscrire. L’environnement devient alors propice à la spéculation.

L’ampleur de la bulle va dépendre du montant de financement auquel les spéculateurs ont accès. Plus ce montant sera élevé, plus les prix d’actifs seront surévalués. La vitesse avec laquelle les prix des actifs s’élèvent dépend quant à elle du risque que leur associent les traders : si les agents perçoivent les actifs comme risqués, impropres à se révéler profitables dans un avenir proche, ils vont les acquérir et s’en dessaisir très rapidement afin de réaliser un profit dans l’immédiat. Les spéculateurs sont tout à fait conscients du risque du l’actif ; pire, ils se porteront d’autant plus acquéreurs de l’actif à un instant donné qu’ils se montrent pessimistes sur la rentabilité future de l’actif. En outre, la spéculation ne peut donc vraiment apparaître que lorsque les prix d’actifs connaissent déjà une surévaluation par rapport à leurs fondamentaux. Le déséquilibre initial va s’amplifier toujours plus rapidement avec l’arrivée de nouveaux spéculateurs. La bulle éclatera lorsque les spéculateurs n’obtiendront plus de financement de la part des prêteurs et ne pourront donc plus leur transférer une part du risque.

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