Le rôle que doivent jouer les banques centrales face aux variations des prix d’actifs continue d’être débattu. Avant la récente crise financière mondiale, certains préconisaient l’adoption de politiques monétaires allant « à contre-sens du courant » (leaning against the wind), consistant à faire éclater une bulle spéculative le plus tôt possible : dans cette logique, plus une bulle éclate rapidement, moins elle affectera l’activité. Ils étaient toutefois minoritaires : le consensus d’avant-crise était que les autorités monétaires devaient ignorer les bulles lorsqu’elles gonflent, et ce pour de multiples raisons. En effet, les bulles sont difficiles à détecter. Ensuite, même si elles sont détectées, un resserrement de la politique monétaire pourrait ne pas parvenir à les faire éclater, mais pourrait par contre très certainement freiner l’activité économique. Enfin, rien n’assure que les bulles finissent forcément par éclater, si bien qu’il est alors inutile de resserrer la politique monétaire. Par contre les banques centrales doivent intervenir lorsque les bulles éclatent en assouplissant leur politique monétaire pour réduire les répercussions de leur effondrement sur l’activité et éviter qu’elles ne génèrent des pressions déflationnistes. Lorsque la bulle internet éclata au début des années deux mille, les banques centrales assouplirent leur politique monétaire et le krach n’eut au final qu’un impact limité sur l’activité, ce qui conforta l’idée que la politique monétaire est à même de gérer la contraction de la demande globale consécutive à un effondrement des prix d’actifs. La sévérité de la Grande Récession et la lenteur de la subséquente reprise ont fait quelque peu voler en éclats le consensus d’avant-crise. Par contre, si les banques centrales ne peuvent véritablement pas ignorer les bulles spéculatives, il n’est pas certain qu’elles doivent pour autant utiliser leur politique monétaire pour les faire éclater prématurément : si la politique macroprudentielle parvient à elle seule à contenir l’accumulation de déséquilibres financiers au cours des booms, la banque centrale peut continuer d’utiliser la politique monétaire exclusivement pour stabiliser l’activité et l’inflation.
Malheureusement, il est très difficile de trancher dans ce débat en raison du manque de données empiriques sur les bulles spéculatives. Puisque les cycles d’expansions et d’effondrements des prix d’actifs et les crises financières sont des événements relativement rares, ils ne peuvent être rigoureusement étudiés qu’à partir de données de très long terme. Pour pallier ce manque, Oscar Jordà, Moritz Schularick et Alan Taylor (2015) ont étudié le rôle que jouent le crédit et les bulles sur les marchés d’actifs dans l’émergence des crises financières, en observant des données relatives à 17 pays entre 1870 et 2012. Ce faisant, ils poursuivent directement leur précédente étude portant sur les interactions entre politique monétaire, les bulles immobilières et l'instabilité financière [Jordà et alii, 2014].
Jordà et ses coauteurs notent tout d’abord que les récessions couplées avec une crise financière survenaient régulièrement avant la Seconde Guerre mondiale : pratiquement un tiers des récessions (en l’occurrence 22 des 74 récessions qu’ils observent) ont été synchrones avec une crise financière. Après la Seconde Guerre mondiale, cette proportion diminue : 22 des 84 récessions d’après-guerre ont été couplées avec une crise financière. Les auteurs se demandent alors si les récessions couplées à une crise financière sont typiquement précédées par des booms sur les marches d’actifs. La moitié des récessions couplées à une crise financière qui sont survenues avant la Seconde Guerre mondiale ont été précédées par une hausse des cours boursiers ou des prix de l’immobilier. En effet, la spéculation a très souvent eu lieu dans d’autres marchés d’actifs, notamment des matières premières. Par contre, après la Seconde Guerre mondiale, 21 des 22 récessions couplées avec une crise financière sont synchrones avec une chute des cours boursiers ou des prix de l’immobilier. Si les booms sur les marchés boursiers jouent un rôle proéminant dans les récessions financières avant la Seconde Guerre mondiale, les récessions financières observées après celle-ci ont très souvent été précédées par des bulles simultanées sur les marchés boursiers et immobiliers. Jorda et ses coauteurs se tournent ensuite vers les récessions « normales », c’est-à-dire celles qui ne s’accompagnent pas d’une crise financière. Avant la Seconde Guerre mondiale, la grande majorité des récessions normales (en l’occurrence 45 des 52 récessions) n’avaient pas de liens avec les actions ou l’immobilier. Par contre, environ la moitié des récessions normales d’après-guerre (29 des 62 récessions normales) sont liées à des bulles boursières. Parmi ces 55 récessions normales d’après-guerre, 5 sont liées à des bulles immobilières et 6 sont liées à la fois à des bulles immobilières et boursières.
Ensuite, Jordà et ses coauteurs notent également que les cours boursiers sont plus volatils que les prix de l’immobilier : les bulles boursières sont plus fréquentes que les bulles immobilières. Il y a eu après la Seconde Guerre mondiale plusieurs bulles boursières qui n’ont pas entraîné de crise financière. Par contre, même si les bulles immobilières sont moins fréquentes que les bulles boursières, elles ont plus de chances d’être suivies par une crise financière. Parmi les 44 récessions couplées à une crise financière que les auteurs peuvent observer dans leur échantillon, 28 sont liées à une bulle boursière, tandis que 18 sont liées à une bulle immobilière. Le contraste est encore plus frappant avec les récessions normales : parmi les 114 récessions normales, 40 sont liées à une bulle boursière, tandis que 15 sont liées à une bulle immobilière.
Ainsi, certaines bulles sont plus dangereuses que d’autres mais, comme le démontrent ensuite Jordà et ses coauteurs, c’est surtout l’interaction entre les bulles d’actifs et la croissance du crédit qui génère les plus grands risques d’instabilité financière. En effet, les simples bulles résultant de l’exubérance irrationnelle des marches (comme la bulle internet à la fin du vingtième siècle) peut n’offrir qu’une menace limitée à la stabilité financière. Par contre, les bulles alimentées par le crédit (comme la récente bulle immobilière aux Etats-Unis) sont une dangereuse combinaison. Dans de telles bulles, de pernicieux effets rétroactifs apparaissent entre la croissance du crédit, les prix d’actifs et le levier d’endettement : les prix d’actifs incitent les banques à davantage prêter et l’ensemble des agents à davantage emprunter, mais le crédit stimule en retour les achats d’actifs, donc pousse leur prix à la hausse. Ensuite, en analysant les conséquences macroéconomiques d’un effondrement des prix d’actifs, les auteurs montrent que les pertes en production d’un tel effondrement sont plus importantes et plus durables et la reprise subséquente de l’activité plus lente si la hausse des prix d’actifs lors du boom interagit avec une forte expansion du crédit. Lorsque les bulles alimentées par le crédit éclatent, elles amorcent un processus de désendettement qui déprime les dépenses des ménages et des entreprises, freine l’activité et détériore davantage la situation financière des agents économiques, ce qui déstabilise davantage les banques et les désincite à prêter. Un tel désendettement peut effectivement expliquer pourquoi la reprise a été particulièrement lente suite à la récente crise financière mondiale.
Références