Thomas Sargent (2012), le dernier lauréat du Prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel, s’est récemment penché sur l’histoire étasunienne et en particulier la période s'écoulant entre 1781 et 1788 qu’il estime riche d’enseignements pour l’Europe. Avec les Articles de la Confédération, ratifiés en 1781, le gouvernement central des Etats-Unis ne se vit doter que d’un pouvoir d’imposition limité. Il lui était par conséquent difficile de dépenser ou d’emprunter. Parallèlement, la dette accumulée avec la guerre d’indépendance ne s’échangeait qu’avec de fortes décotes, ce qui provoqua une crise budgétaire durant les années 1780. Celle-ci fut résolue avec l’adoption en 1788 de la Constitution des Etats-Unis qui conféra au Congrès la pleine autorité pour lever l’impôt et récupérer ainsi suffisamment de recettes pour assurer le service de la dette gouvernementale. Les obligations étatiques furent transférées au gouvernement central, qui renfloua de cette manière les Etats subordonnés. Cette reconfiguration institutionnelle permit au gouvernement central d’acquérir une réputation d’emprunteur solvable et ainsi de réduire ses coûts d’emprunt. Les détenteurs d’obligations publiques devinrent alors les partisans d’une plus large imposition de la part du gouvernement central. Les Etats subordonnés accumulèrent les décennies suivantes de larges déficits, anticipant d’éventuels renflouements en cas de sévères difficultés budgétaires. En 1829, alors que cet endettement se révélait effectivement insoutenable, l’Etat fédéral décida de ne pas renflouer cette fois-ci les Etats fédérés. Cette mesure radicale eut pour effet d’accentuer la discipline fiscale parmi eux.
Sargent tire plusieurs leçons de sa lecture de cet épisode historique. Premièrement, un gouvernement peut difficilement émettre des titres si leurs potentiels détenteurs anticipent qu’il recevra insuffisamment de revenus pour assurer le service de la dette. Sans revenu actuel, ni capacité à emprunter, il ne pourra que difficilement fournir les biens publics et assurer de larges dépenses lorsque celles-ci s’avèrent nécessaires. Deuxièmement, la coexistence d’un gouvernement central avec des gouvernements subordonnés suscite des problèmes de passagers clandestins dans le financement des biens publics : chaque Etat est incité à refuser de fournir volontairement des revenus au gouvernement central, en espérant que les autres Etats accepteront le fardeau. Troisièmement, il est coûteux d’acquérir de bonnes réputations. Un gouvernement doit en effet se montrer crédible dans sa capacité à rembourser ses futures dettes. Pour acquérir une telle crédibilité, il peut lui être nécessaire de rembourser les dettes contractées avant sa prise de fonction. Quatrièmement, il peut être utile, quoique difficile, pour le gouvernement d’entretenir des réputations distinctes auprès des différents groupes sociaux. Cinquièmement, une coordination confuse entre le cadre monétaire et le cadre budgétaire est source de coûteuses incertitudes pour les marchés et pour la population.
Ces diverses leçons pourraient éclairer d’après Sargent la situation actuelle en Europe et fournir des pistes de réflexion sur les réformes institutionnelles à y mener, tant l’Europe d’aujourd’hui présente des similarités avec les Etats-Unis des années 1780. L’Union européenne fait face à des dynamiques insoutenables d’endettement et à des comportements de passagers clandestins, dans un contexte institutionnel instable, inachevé. Seuls les Etats-membres ont le pouvoir d’imposition. Toute action budgétaire de large échelle requiert le consensus parmi les Etats-membres. Les deux situations, en l’occurrence celle des Etats-Unis à la fin du dix-huitième siècle et celle de l’Europe en ce début de vingt-et-unième siècle, possèdent toutefois certaines différences fondamentales que ne manque pas de relever Sargent. En l’occurrence, l’union budgétaire au Etats-Unis fut antérieure à l’union monétaire. La question d’une union fiscale n’est pas à l’ordre du jour en Europe.
Selon Daron Acemoglu et James Robinson (2012), les changements institutionnels survenus lors des années 1780 ne se sont pas produits pour la seule raison qu’ils apparaissaient aux yeux des citoyens américains comme porteurs de plus grandes efficacité et stabilité économiques, chose que laisse penser Sargent. Si la Constitution des Etats-Unis fut ratifiée, c’est avant tout car certains groupes sociaux trouvant profit à l’adoption de cette constitution (en l’occurrence les créditeurs, les manufacturiers, les marchands et les politiciens) furent alors suffisamment puissants pour imposer sa ratification.
Les leçons pour l’Europe sont en outre plus complexes selon les deux auteurs. Tout d’abord, les conditions en faveur d’une plus forte union fiscale peuvent différer aujourd’hui de celles prévalant aux Etats-Unis. De plus, les mêmes intérêts économiques peuvent s’avérer aujourd’hui insuffisamment puissants. Ensuite, tendre vers une union budgétaire implique de la part des Européens une massive redistribution et de considérables renflouements. Enfin, l’hétérogénéité institutionnelle des pays européens complique la réalisation d’une union fiscale et la rend moins attractive aux yeux des Etats-membres. Les tentatives d’unions fiscales opérées par les pays d’Amérique latine au sortir de leurs guerres d’indépendance sont elles aussi sources d’enseignement. Ces nations furent confrontées à des problèmes similaires à ceux auparavant affrontés par les Etats-Unis. L’Argentine réussit à créer un Etat fédéral, mais sa Constitution eut de nombreux effets pervers et généra les problèmes auxquels le pays dû faire face quelques décennies plus décennies. La République Fédérale d’Amérique Centrale ne dura qu’entre 1823 et 1838, tandis que la Grande Colombie, instaurée en 1821, éclata une décennie après. En définitive, ce qui constitua un équilibre politique aux Etats-Unis s’avéra instable en Amérique latine.
Références Martin Anota
SARGENT, Thomas J. (2012), « United then, Europe now », février.