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21 mai 2012 1 21 /05 /mai /2012 20:48

Thomas Sargent (2012), le dernier lauréat du Prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel, s’est récemment penché sur l’histoire étasunienne et en particulier la période s'écoulant entre 1781 et 1788 qu’il estime riche d’enseignements pour l’Europe. Avec les Articles de la Confédération, ratifiés en 1781, le gouvernement central des Etats-Unis ne se vit doter que d’un pouvoir d’imposition limité. Il lui était par conséquent difficile de dépenser ou d’emprunter. Parallèlement, la dette accumulée avec la guerre d’indépendance ne s’échangeait qu’avec de fortes décotes, ce qui provoqua une crise budgétaire durant les années 1780. Celle-ci fut résolue avec l’adoption en 1788 de la Constitution des Etats-Unis qui conféra au Congrès la pleine autorité pour lever l’impôt et récupérer ainsi suffisamment de recettes pour assurer le service de la dette gouvernementale. Les obligations étatiques furent transférées au gouvernement central, qui renfloua de cette manière les Etats subordonnés. Cette reconfiguration institutionnelle permit au gouvernement central d’acquérir une réputation d’emprunteur solvable et ainsi de réduire ses coûts d’emprunt. Les détenteurs d’obligations publiques devinrent alors les partisans d’une plus large imposition de la part du gouvernement central. Les Etats subordonnés accumulèrent les décennies suivantes de larges déficits, anticipant d’éventuels renflouements en cas de sévères difficultés budgétaires. En 1829, alors que cet endettement se révélait effectivement insoutenable, l’Etat fédéral décida de ne pas renflouer cette fois-ci les Etats fédérés. Cette mesure radicale eut pour effet d’accentuer la discipline fiscale parmi eux.

Sargent tire plusieurs leçons de sa lecture de cet épisode historique. Premièrement, un gouvernement peut difficilement émettre des titres si leurs potentiels détenteurs anticipent qu’il recevra insuffisamment de revenus pour assurer le service de la dette. Sans revenu actuel, ni capacité à emprunter, il ne pourra que difficilement fournir les biens publics et assurer de larges dépenses lorsque celles-ci s’avèrent nécessaires. Deuxièmement, la coexistence d’un gouvernement central avec des gouvernements subordonnés suscite des problèmes de passagers clandestins dans le financement des biens publics : chaque Etat est incité à refuser de fournir volontairement des revenus au gouvernement central, en espérant que les autres Etats accepteront le fardeau. Troisièmement, il est coûteux d’acquérir de bonnes réputations. Un gouvernement doit en effet se montrer crédible dans sa capacité à rembourser ses futures dettes. Pour acquérir une telle crédibilité, il peut lui être nécessaire de rembourser les dettes contractées avant sa prise de fonction. Quatrièmement, il peut être utile, quoique difficile, pour le gouvernement d’entretenir des réputations distinctes auprès des différents groupes sociaux. Cinquièmement, une coordination confuse entre le cadre monétaire et le cadre budgétaire est source de coûteuses incertitudes pour les marchés et pour la population.

Ces diverses leçons pourraient éclairer d’après Sargent la situation actuelle en Europe et fournir des pistes de réflexion sur les réformes institutionnelles à y mener, tant l’Europe d’aujourd’hui présente des similarités avec les Etats-Unis des années 1780. L’Union européenne fait face à des dynamiques insoutenables d’endettement et à des comportements de passagers clandestins, dans un contexte institutionnel instable, inachevé. Seuls les Etats-membres ont le pouvoir d’imposition. Toute action budgétaire de large échelle requiert le consensus parmi les Etats-membres. Les deux situations, en l’occurrence celle des Etats-Unis à la fin du dix-huitième siècle et celle de l’Europe en ce début de vingt-et-unième siècle, possèdent toutefois certaines différences fondamentales que ne manque pas de relever Sargent. En l’occurrence, l’union budgétaire au Etats-Unis fut antérieure à l’union monétaire. La question d’une union fiscale n’est pas à l’ordre du jour en Europe.

Selon Daron Acemoglu et James Robinson (2012), les changements institutionnels survenus lors des années 1780 ne se sont pas produits pour la seule raison qu’ils apparaissaient aux yeux des citoyens américains comme porteurs de plus grandes efficacité et stabilité économiques, chose que laisse penser Sargent. Si la Constitution des Etats-Unis fut ratifiée, c’est avant tout car certains groupes sociaux trouvant profit à l’adoption de cette constitution (en l’occurrence les créditeurs, les manufacturiers, les marchands et les politiciens) furent alors suffisamment puissants pour imposer sa ratification.

Les leçons pour l’Europe sont en outre plus complexes selon les deux auteurs. Tout d’abord, les conditions en faveur d’une plus forte union fiscale peuvent différer aujourd’hui de celles prévalant aux Etats-Unis. De plus, les mêmes intérêts économiques peuvent s’avérer aujourd’hui insuffisamment puissants. Ensuite, tendre vers une union budgétaire implique de la part des Européens une massive redistribution et de considérables renflouements. Enfin, l’hétérogénéité institutionnelle des pays européens complique la réalisation d’une union fiscale et la rend moins attractive aux yeux des Etats-membres. Les tentatives d’unions fiscales opérées par les pays d’Amérique latine au sortir de leurs guerres d’indépendance sont elles aussi sources d’enseignement. Ces nations furent confrontées à des problèmes similaires à ceux auparavant affrontés par les Etats-Unis. L’Argentine réussit à créer un Etat fédéral, mais sa Constitution eut de nombreux effets pervers et généra les problèmes auxquels le pays dû faire face quelques décennies plus décennies. La République Fédérale d’Amérique Centrale ne dura qu’entre 1823 et 1838, tandis que la Grande Colombie, instaurée en 1821, éclata une décennie après. En définitive, ce qui constitua un équilibre politique aux Etats-Unis s’avéra instable en Amérique latine.

 

Références Martin Anota

ACEMOGLU, Daron, & James ROBINSON (2012), « American lessons (for Europe) », in Why Nations Fail, 17 mai.

SARGENT, Thomas J. (2012), « United then, Europe now », février.

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6 avril 2012 5 06 /04 /avril /2012 00:02

Patrick Artus (2012) raisonnait « à l’envers » pour savoir ce qu’il faudrait faire puisque l’euro n’explose pas ; Arnab Das et Nouriel Roubini (2012) anticipent de leur côté, dans un article du Financial Times, quelle stratégie adopter pour mener à bien l’éclatement de la zone euro et proposent l’ébauche d’un « divorce à l’amiable ». Un démantèlement partiel et coordonné de la zone euro peut être réalisé en minimisant les pertes, mais le retarder accroît ces dernières. Il apparaît même aux yeux des deux auteurs comme une issue moins dommageable que les tentatives de sauvetage de la configuration actuelle, incapable de résoudre ses profonds déséquilibres. L’idéal, selon Das et Roubini, serait que l’Espagne, la Grèce, l’Irlande, l’Italie et le Portugal sortent de la zone euro et adoptent un régime de croissance tiré par l’exportation ; la dévaluation de leurs nouvelles devises participerait en outre à leur donner un surcroît de compétitivité. Les membres restants de la zone euro rééquilibreront quant à eux leur croissance sur leur demande domestique. La transition consistera à renverser le processus ayant mené à l’euro. Les banques centrales sortantes cibleraient un taux de change ; les marges de fluctuation de ce taux seraient élargies au fur et à mesure que l’inflation et les primes de risque reviennent à des niveaux jugés normaux. La BCE participerait activement à l’ensemble du processus.

Après la transition, toutes les banques centrales adopteraient des cibles convergentes d’inflation pour réduire les risques de protectionnisme ou de dévaluation compétitive. Les pays sortants constitueront de petites économies ouvertes et seraient par conséquent réticents à mener de puissantes dévaluations, car les amples mouvements des taux de change peuvent facilement entraîner une forte inflation. La BCE achèterait les nouvelles devises lorsque le taux atteint son niveau plancher pour éviter leur effondrement. Les membres restants de la zone euro supporteront certes le fardeau de l’ajustement, mais une telle transition consolidera en définitive la cohésion de l’Union Européenne.

Les contrats auxquels s'applique la législation domestique seront libellés en nouvelles devises ; les contrats relevant de la législation étrangère seront libellés en euro. Les pays sortants devront accélérer la domestication des dettes externes avant même de sortir de la zone euro pour réduire les disparités de bilans, ainsi que les risques de crédit et de change. La BCE et les banques centrales sortantes négocieront ensemble pour dénouer les déséquilibres dans les systèmes de paiements. Nationaliser les banques, limiter les retraits de dépôts et restaurer un contrôler des capitaux seront diverses mesures temporaires qui s’avéreront nécessaires pour éviter une fuite des capitaux.

Antonio Fatás (2012) déplore quatre fortes incertitudes dans le scénario proposé par Das et Roubini :

1. Les deux auteurs estiment que les pays périphériques ont perdu leur compétitivité et qu’un rééquilibrage des prix relatifs s’avère nécessaire. Fatás se montre sceptique quant à une éventuelle surélévation de prix et salaires des pays périphériques. Selon lui, les données ne permettent pas de conclure de manière tranchée à une perte de compétitivité de l’Espagne, de la Grèce ou du Portugal vis-à-vis des autres pays de la zone euro depuis la création de cette dernière. En revanche, l’Allemagne constitue véritablement une anomalie : ses exportations augmentent bien plus rapidement que pour tout autre membre de l’Union européenne, tandis que les différences dans l’évolution des exportations pour les autres pays sont plus réduites. En outre, les performances de l’Espagne à l’exportation se sont davantage améliorées que celles de la France ou du Royaume-Uni ;

2. La détermination des nouveaux taux de change, suite à la conversion aux nouvelles devises, reste dans l’ombre. Das et Roubini suggèrent une dépréciation contrôlée, mais le pilotage de celle-ci demeure imprécis ;

3. Avec la dépréciation, les importations seront plus chères, ce qui impactera la consommation et l’investissement. Rien ne certifie que les exportations se gonfleront rapidement. En l’absence de croissance, les problèmes budgétaires que rencontrent les Etats espagnols ou italiens demeureront, voire empireront ;

4. Enfin, si l’ensemble de la dette publique italienne (par exemple) est converti à la nouvelle lire, les détenteurs étrangers subiront une perte dans leur placement, tandis que rien n’aura changé pour le gouvernement italien : le ratio dette sur PIB sera le même qu’auparavant. L’incertitude et le manque de confiance suite à la sortie de la zone euro risquent même de se traduire par des taux d’intérêts plus élevés. Rien ne certifie que les exportations permettront de compenser ces coûts supplémentaires.

 

Références Martin Anota

DAS, Arnab, & Nouriel ROUBINI (2012), « A divorce settlement for the eurozone », in Financial Times, 2 avril.

FATAS, Antonio (2012), « The Euro Divorce », 3 avril.

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10 mars 2012 6 10 /03 /mars /2012 19:54

Suite à la restructuration sans précédent de dette souveraine conclue hier, Paolo Manasse tire deux enseignements de la gestion européenne de la crise grecque (« Two lessons from the Greek Crisis »).

Tout d’abord, indéniablement, « le retard est coûteux ». Il fallut au final attendre quatre ans pour qu’un plan de restructuration de la dette grecque voit enfin le jour. Durant ce laps de temps, la Grèce a connu une puissante contraction de son activité économique et une envolée de sa dette publique, deux événements qui, non seulement auraient été d’une moindre ampleur avec une restructuration immédiate, mais pèsent sur la pérennité de la solution adoptée cette semaine. Les politiques imposées par les créanciers n’ont qu’aggravé la situation. L’Europe apparaît comme la principale responsable dans cet atermoiement.

Ensuite, « plus d’Europe » ne constitue pas forcément une solution. La réponse européenne à la situation grecque fut la création de nouvelles institutions ad hoc (telles que le Fonds Européen de Stabilité Financière ou le Mécanisme Européen de Stabilité), insuffisamment financées, desservies par des règles contre-efficaces (par exemple les prises de décisions soumises au principe d’unanimité) et disposées à ne fournir leur aide qu’en la fractionnant en tranches. La création de ces nouvelles institutions se traduisit par un assujettissement des décisions techniques aux autorités publiques nationales et l’apparition de multiples conflits d’intérêts (que ce soit entre les banques et les contribuables européens ou entre les Etats-membres créditeurs et les Etats-membres débiteurs), qui eurent ainsi pour conséquences de retarder inutilement la restructuration de la dette grecque et d’amplifier dangereusement le risque d’une contagion de la crise au reste de la périphérie européenne.

Finalement, si le fédéralisme budgétaire au niveau de la zone euro est préférable à la multiplicité budgétaire, ces dernières années montrent que toute réforme ou innovation institutionnelle (telle que la création du FESF ou l’hypothétique émission d’euro-obligations) visant à passer du second cadre institutionnel au premier, ou du moins de s’en rapprocher, peut susciter davantage d’effets pervers que de gains pour la zone euro. Les configurations institutionnelles intermédiaires sont moins efficaces que les configurations extrêmes. En d’autres termes, tant que l’Union européenne s’attardera dans une configuration institutionnelle indéterminée, bâtarde, elle n’aura le choix qu’entre multiplier les décisions inadéquates et adopter un attentisme aggravateur.

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