Plusieurs raisons ont amené certains à appeler l’Allemagne à laisser ses salaires augmenter. D’une part, une hausse des salaires allemands contribuerait à réduire l’écart de compétitivité que les pays périphériques accusent vis-à-vis de l’Allemagne. En effet, la zone euro a connu, suite à la création de la monnaie unique, une accumulation de déséquilibres des balances courantes : si les pays périphériques ont eu tendance à générer de larges déficits extérieurs, le cœur de la zone euro (en particulier l’Allemagne) a peu à peu générer de larges excédents extérieurs. Cette évolution asymétrique des soldes courants peut s’expliquer (du moins en partie) par des évolutions opposées du coût du travail : l’Allemagne a embrassé la modération salariale au début des années deux mille, tandis que les pays périphériques ont connu une forte hausse de ses salaires. En outre, si la modération salariale a permis de comprimer la demande domestique en Allemagne, donc de contenir les importations allemandes, les pays périphériques ont connu de leur côté un fort accroissement de la demande intérieure en raison du processus de rattrapage vis-à-vis du cœur, mais aussi du gonflement de bulles immobilières alimentées par le crédit, ce qui stimula au contraire leurs importations. Malheureusement les bulles spéculatives et déficits extérieurs de la périphérie se révélèrent insoutenables : avec la crise financière mondiale, les bulles immobilières finirent par éclater et les capitaux refluèrent des pays périphériques, si bien que ces derniers durent violemment rééquilibrer leur solde extérieur. Ils ont cherché à réduire leur coût du travail et à comprimer leur demande domestique pour gagner en compétitivité et accroître leurs exportations. Or, l’Allemagne continue de générer de larges excédents courants : ces derniers représentent près de 8 % de son PIB. Ainsi, les déséquilibres au sein de la zone euro résultent pour partie d’une politique non coopérative de la part de l’Allemagne : cette dernière désire exporter, mais refuse d’acheter, si bien qu’elle génère des pressions déflationnistes sur le reste de la zone euro, mais aussi tout simplement sur le reste du monde. Aujourd’hui, puisque le reste de la zone euro cherche à adopter le modèle allemand et comprime sa demande domestique, c’est désormais l’ensemble de la zone euro qui exerce des pressions déflationnistes sur le reste du monde, freinant la croissance mondiale. Pourtant, si l’Allemagne laissait son inflation salariale s’accélérer, alors cela réduirait l’écart de compétitivité qu’elle accuse vis-à-vis des pays périphériques et ces derniers pourraient davantage exporter vers l’Allemagne en raison de sa plus forte demande domestique allemande. Le reste du monde bénéficierait également d’un surcroît de demande extérieure.
Ainsi, une hausse des salaires allemands contribuerait à accélérer la reprise dans l’ensemble de la zone euro. En effet, la zone euro dans son ensemble et les pays périphériques en particulier connaissent une insuffisance de la demande globale : la production est toujours en-deçà de son potentiel et les taux de chômage demeurent élevés, tout du moins dans plusieurs pays-membres. Si la zone euro était une première fois tombée en récession en 2008 suite à l’effondrement de la bulle immobilière aux Etats-Unis, elle a de nouveau basculé en récession en 2011 avec la généralisation de l’austérité budgétaire : avec l’éclatement de la crise de la dette souveraine en 2010, les pays périphériques de la zone euro ont adopté des mesures d’austérité pour ramener leur dette publique sur une trajectoire plus stable et ramener la confiance sur leurs marchés obligataires, tandis que le reste de la zone euro a également adopté des mesures d’austérité pour éviter une contagion. Or, si les mesures d’austérité adoptées par les pays périphériques leur ont permis de réduire leurs importations, les mesures d’austérité adoptées par le cœur de la zone euro ont parallèlement contribué à réduire leurs exportations. Le cœur de la zone euro pourrait profiter de sa marge de manœuvre budgétaire pour au contraire embrasser la relance budgétaire, ce qui stimulerait les exportations des pays périphériques. Cette relance pourrait notamment prendre la forme d’un surcroît d’investissement public dans les infrastructures, ce qui stimulerait aussi bien la demande à court terme que le potentiel de croissance à long terme ; et cet investissement public serait d’autant plus le bienvenu que l’Allemagne connaît un vieillissement rapide de ses infrastructures publiques, ce qui ne manquera pas de peser sur ses perspectives de croissance à long terme. En l’absence d’une telle relance, une hausse des salaires allemands pourrait peut-être avoir le même effet bénéfique sur la périphérie.
Selim Elekdag et Dirk Muir (2015) ont modélisé les possibles répercussions d’une hausse des salaires allemands sur le reste de la zone euro. Ils concluent de leur analyse que les répercussions de la hausse salariale dépendent des causes sous-jacentes à cette dernière. En l’occurrence, Elekdag et Muir observent tout d’abord les répercussions d’une hausse exogène des salaires, provenant par exemple d’une réforme du marché du travail renforçant le pouvoir de négociation des travailleurs. Cette hausse salariale réduirait l’excédent du compte courant allemand, mais elle déprimerait l’activité au sein de l’Allemagne comme dans le reste de la zone euro. Elekdag et Muir observent ensuite les répercussions d’une hausse des salaires résultant d’une plus grande demande de travail. Cette hausse salariale stimulerait la consommation ou l’investissement privés allemands. Par ce biais, elle contribuerait à accroître le PIB allemand et à stimuler l’activité dans le reste de la zone euro et ces répercussions seront encore plus importantes si la politique monétaire est accommodante.
Références
BERNANKE, Ben S. (2015), « Germany's trade surplus is a problem », 3 avril.
The Economist (2014), « Germany’s economy: Watching the wages », 30 avril.
LEGRAIN, Philippe (2015), « The Eurozone’s German problem », in Project Syndicate, 23 juillet.