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17 avril 2014 4 17 /04 /avril /2014 18:02

Les mécanismes qui ont conduit à la crise de la zone euro sont aujourd’hui plutôt bien identifiés, même s’ils ne suscitaient pas vraiment d’inquiétude avant qu’éclate la crise. L’unification monétaire a entraîné une baisse des taux d’intérêt dans les pays périphériques, en l’occurrence l’Espagne, la Grèce, l’Irlande, l’Italie et le Portugal. Ces derniers ont vu leurs primes de risque converger vers celles des pays du cœur de la zone euro, notamment sur les titres publics. Ils ont alors bénéficié d’amples entrées de capitaux et engrangé de larges déficits courants, ce qui se traduisit en leur sein par des booms du crédit (Chen et alii, 2013). Certains d’entre eux connurent une envolée des prix d’actifs (notamment sur les marchés immobiliers), mais ceux-ci s’effondrèrent lorsque les afflux de capitaux étrangers s’interrompirent brutalement avec la Grande Récession. Le dénouement des déséquilibres n’affecta pas les seuls pays périphériques ; il menaça l’existence même de la monnaie unique. L’ensemble de la zone euro connut des crises bancaires et des turbulences sur les marchés de la dette publique, les premières ayant tendance à interagir avec les secondes selon un véritable cercle vicieux.

Les études empiriques se sont jusqu’à présent essentiellement concentrées sur les flux financiers internes à l’Union Economique et Monétaire (UEM) pour identifier les divers enchaînements qui ont mené à la crise européenne et les mécanismes à l'œuvre lors de celle-ci. Galina Hale et Maurice Obstfeld (2014) élargissent la focale et observent la géographie des flux financiers internationaux. Ils mettent en évidence que les banques du cœur de la zone euro ont joué un rôle crucial dans la formation des déséquilibres en prêtant massivement aux pays périphériques tout en empruntant en dehors de l’UEM. En l’occurrence, l’instauration de la monnaie unique n’a pas seulement bouleversé les flux financiers entre les pays-membres de l’UEM, mais également entre ceux-ci et le reste du monde. 

Selon Hale et Obstfeld, quatre facteurs ont pu contribuer à donner aux institutions financières du cœur de la zone euro un avantage comparatif dans l'activité de prêt aux pays périphériques et ainsi à réorienter les flux financiers internationaux. Premièrement, les investisseurs financiers ont interprété l’approfondissement de l’intégration européenne comme signifiant un moindre risque à investir. Deuxièmement, l’instauration de l’euro entraîna une baisse des coûts de transaction et le risque de change disparaît pour les investisseurs financiers de tout pays-membre désirant effectuer un placement dans un autre pays-membre. Troisièmement, la demande des institutions financières de la zone euro pour la dette publique des pays périphériques s’accrut avec la décision de la BCE à accepter tous les titres publics de la zone euro comme collatéraux équivalents, malgré les différences de notation souveraine, et le fait que tous ces titres soient considérés comme non risqués au regard du cadre réglementaire. Quatrièmement, les réglementations financières furent harmonisées au sein de l’union européenne et la mise en place du mécanisme TARGET permit à la zone euro de se doter d’un système de règlement des plus efficaces. 

Hale et Obstfeld constatent effectivement une forte croissance des passifs extérieurs nets des pays périphériques entre 1999 et 2007. Avec l’unification monétaire, les flux financiers partant du cœur de la zone euro pour alimenter la périphérie se sont amplifiés, que ce soit via les marchés de dette ou via le crédit bancaire. Il y a eu une essor du prêt aux pays périphériques à travers le marché obligataire pour tous les pays du cœur de la zone euro, mais en particulier pour la France ; parallèlement, ce sont essentiellement les banques françaises et allemandes qui ont offert le supplément de prêts bancaires. Les flux financiers en provenance des principaux centres financiers (en l’occurrence, le Canada, le Danemark, les Etats-Unis, le Japon, le Royaume-Uni, la Suède et la Suisse) se sont également accrus à destination du cœur de l’UEM, en particulier sous la forme de prêts bancaires, tandis qu’ils déclinèrent à destination de la périphérie. D'une certaine manière, les centres financiers participèrent au financement des déficits des pays périphériques, mais par l’intermédiaire des institutions du cœur de la zone euro. Ces dernières gonflèrent leur bilan pour financer les déficits courants de la périphérie, ce qui accentua leur propre fragilité. C’est cette concentration des risques associés aux pays périphériques dans le bilan des prêteurs au cœur de la zone euro qui explique la funeste interaction entre risque bancaire et risque souverain qui mena l’union monétaire au bord de l’éclatement.

 

Références

CHEN, Ruo, Gian Maria MILESI-FERRETTI & Thierry TRESSEL (2012), « External imbalances in the euro area », FMI, working paper, n° 12/237, septembre.

HALE, Galina, & Maurice OBSTFELD (2014), « The euro and the geography of international debt flows », Federal Reserve Bank of San Francisco, working paper, n° 2014/10, mars.

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21 mars 2014 5 21 /03 /mars /2014 15:52

La Grande Récession a fortement creusé les déficits budgétaires des pays développés alors même que leurs ratios de dette publique étaient initialement élevés, soulevant rapidement des inquiétudes quant à la soutenabilité de leurs finances publiques. Les marchés de la dette publique de la zone euro subissent de fortes turbulences à partir de la fin de l’année 2009. Ce sont quelques Etats-membres qui cristallisent l’inquiétude des marchés. La crise de la dette souveraine mène rapidement l’union monétaire au bord de l’éclatement et menace de faire basculer l’économie mondiale dans une nouvelle crise économique. Malheureusement, les Etats-membres ne répondent que maladroitement à la déstabilisation des marchés obligataires et ne parviennent pas à se coordonner pour offrir une solution définitive.

Ce sont les autorités monétaires qui mettront fin aux turbulences obligataires. Après plusieurs mois de forte hausse des taux d’intérêt sur les obligations souveraines, Mario Draghi, le président de la Banque centrale européenne, s’engage le 26 juillet 2012 à faire « tout ce qui serait nécessaire » pour préserver la zone euro. Le programme Outright Monetary Transactions (OMT) est officiellement annoncé début septembre : la BCE s’engage à acheter de façon illimitée les titres publics des Etats-membres en difficulté, mais son intervention est conditionnée : les pays bénéficiaires devront adopter de sévères plans d’ajustement et ne pas dépendre de la seule BCE pour se financer. La déclaration de Draghi entraîne dès l’été une baisse significative et durable des primes de risque souverain dans les pays en difficulté de la zone euro. En l’occurrence programme OMT n’a pas eu à être effectivement appliqué pour stabiliser les marchés de la dette souveraine ; sa simple annonce suffit à se révéler efficace. Draghi considère ainsi le programme OMT comme « probablement la mesure de politique monétaire la plus réussie qui ait été récemment entreprise ».

Jens Weidmann, président de la Bundesbank et gouverneur à la BCE s’est immédiatement opposé au programme OMT, en affirmant que ce dernier dépassait le mandat de la BCE et violait l’article 123 du Traité sur le Fonctionnement de l'Union européenne : ce dernier interdit le financement monétaire d’Etats-membres en difficulté. Aux yeux de nombreux décideurs et économistes allemands, le programme OMT serait une sorte de chèque en blanc pour les pays du Club Med supporté par le contribuable allemand et il menacerait directement l’indépendance de la BCE. Weidmann a porté l’affaire devant la Cour constitutionnelle allemande installée à Karlsruhe. Celle-ci a finalement déclaré le 7 février 2014 que le programme OMT violait effectivement le Traité de Lisbonne et n’était pas compatible avec la constitution allemande. Les juges allemands ont renvoyé leur plainte devant la Cour européenne de justice en demandant à celle-ci d’ajouter des conditions au programme OMT pour qu’ils acceptent de reconsidérer leur jugement : selon eux, le programme OMT ne peut être légal que si le volume des achats est limité a priori, qu’il exclut toute perte sur les titres publics et ne perturbe pas la formation des prix sur les marchés obligataires.

La décision de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe renforce la position des Allemands et des autres Européens qui souhaitent une réduction de l'aide apportée aux pays en difficulté et qui s'opposent à un plus grand transfert de souveraineté au niveau européen. Mais par là même elle risque de bloquer les avancées institutionnelles en zone euro, elle rendrait l’union monétaire plus vulnérable aux chocs macroéconomiques et elle nourrirait en définitive le ressentiment populaire face au projet européen dans les autres pays-membres, en particulier ceux en difficulté. Les conditions supplémentaires exigées par la Cour constitutionnelle allemande dénueraient le programme OMT de tout efficacité et le rendrait totalement inutile si elles étaient effectivement ajoutées. Les marchés obligataires ont réagi calmement aux décisions de Karlsruhe, mais celles-ci ne manqueront pas de fortement contraindre l’action de BCE si les primes de risque souverain connaissent une nouvelle envolée. La zone euro risque à nouveau de connaître régulièrement des crises de la dette souveraine et par là même d’éclater. Même si les tensions ne ressurgissent pas sur les marchés obligataires et que la décision de Karlsruhe n’empêche pas la BCE d’acheter d’amples montants de titres, il devient difficile pour la BCE de mettre en œuvre l’équivalent d’un programme d’assouplissement quantitatif aussi audacieux que celui de la Fed, au moment même où la zone euro menace de basculer dans la déflation.

C’est précisément la conclusion à laquelle aboutit Paul De Grauwe (2014) lorsqu’il met en évidence les erreurs entachant le raisonnement économique des juges de Karlsruhe. Selon la Cour constitutionnelle allemande, les rendements obligataires expriment les évaluations du marché quant au défaut souverain. Les achats de titres publics opérés par la BCE, en réduisant les primes de risque souverain, perturbent ces évaluations. La BCE ne conduit plus alors la politique monétaire, mais la politique économique, auquel cas elle transgresse son mandat. Les juges de Karlsruhe supposent que les marchés obligataires évaluent correctement le risque de défaut souverain. Cette idée dépend finalement de la théorie des marchés efficients, selon laquelle les cours reflètent l’ensemble de l’information disponible et constituent par conséquent la meilleure évaluation possible du risque de défaut. [1]

Or, les études empiriques et surtout les crises financières qui ponctuent régulièrement l’histoire économique amènent à rejeter l’hypothèse de marchés efficients : dans la réalité, les marchés financiers sont imparfaits et les cours des titres ne reflètent pas forcément les fondamentaux économiques. En l’occurrence, la déconnexion entre le rendement et la valeur fondamentale est susceptible d’être particulière aigue sur les marchés de la dette publique d’une union monétaire. En effet, les Etats-membres émettent des titres dans une monnaie sur laquelle ils n’ont pas de contrôle. Les gouvernements ne peuvent alors garantir qu’ils fourniront la liquidité nécessaire pour rembourser les titres lorsqu’ils parviendront à maturité, puisqu’ils ne disposent pas d’une banque centrale pour fournir cette liquidité. Les marchés obligataires d’une union monétaire sont caractérisés par des équilibres multiples ; ils peuvent connaître des crises autoréalisatrices : une simple annonce est susceptible de faire basculer d’un bon équilibre, caractérisé par un faible taux d’intérêt, à un mauvais équilibre, caractérisé par un taux d’intérêt élevé. Même si l’endettement public est initialement soutenable, la simple crainte d’un défaut souverain amène les marchés obligataires à exiger de plus hauts taux d’intérêt et à refuser de fournir de la liquidité, ce qui contraint l’Etat à faire effectivement défaut s’il ne dispose pas d’un soutien financier extérieur. Cela explique notamment pourquoi ce sont certains pays de la zone euro et non pas les autres pays développés (disposant de leur souveraineté monétaire) qui ont connu une crise de la dette souveraine. 

Les marchés obligataires ne peuvent être maintenus à un bon équilibre que si la banque centrale de l’union monétaire joue son rôle de prêteur en dernier ressort pour les Etats, chose qu’a précisément cherché à faire la BCE en lançant son programme OMT. Dans la mesure où les primes de risque souverain n’étaient pas corrélés aux fondamentaux (tels que les ratios de dette publique), les turbulences observées sur les marchés obligataires de la zone euro entre 2010 et 2012 étaient de nature autoréalisatrice. En annonçant le programme OMT, la BCE a ramené les marchés de la dette publique à un bon équilibre. Pour agir, elle doit intervenir sur le marché secondaire (ou tout simplement se montrer prête à y intervenir) ; seule l’intervention sur le marché primaire est effectivement contraire aux traités de l’Union européenne. Réciproquement, en empêchant la BCE d’intervenir, la décision de la Cour constitutionnelle allemande expose à nouveau l’union monétaire à des crises autoréalisatrices. 

En outre, pour Paul De Grauwe, les juges allemands se basent sur une conception incorrecte du fonctionnement des banques centrales lorsqu’ils considèrent les implications budgétaires du programme OMT. Selon la Cour constitutionnelle allemande, si la BCE a acheté des titres publics et si l’Etat qui les a émis fait défaut, alors la BCE perdra des fonds propres et les Etats-membres devront la recapitaliser, si bien que les contribuables européens (en particulier les Allemands) devront payer davantage d’impôts pour financer la recapitalisation sans qu’il y ait eu un quelconque vote démocratique. De Grauwe rejette cette vision des choses. En effet, si, par exemple, la BCE achète des titres de l’Etat italien, celui-ci lui versera des intérêts et ces derniers seront partagés entre les Etats-membres. Comme l’Allemagne détient une large part du capital de la BCE, elle recevra une large part des intérêts.  Non seulement le contribuable allemand n’a pas payé davantage d’impôts pour financer l’achat des titres italiens par la BCE, mais les besoins de financement de l’Etat allemand s’en trouveront réduits, si bien qu’il pourra utiliser les intérêts pour alléger la fiscalité. Si l’Etat italien fait défaut, la BCE cessera simplement de percevoir des intérêts et le contribuable allemand n’aura pas à payer plus d’impôts. Certes le montant des fonds propres de la BCE diminuera, mais une banque centrale ne peut faire défaut aussi longtemps qu’elle dispose du pouvoir de monopole pour émettre de la monnaie. Mais si, malgré tout, les Etats-membres décident de recapitaliser la BCE, la recapitalisation ne sera qu’un simple jeu d’écriture comptable sans, encore une fois, que cela ait impliqué le contribuable allemand. 

Paul De Grauwe reconnaît toutefois que le programme n’est pas sans risques. D’une part, les achats de titres publics accroissent le risque d’une accélération de l’inflation en accroissant la base monétaire. Mais, à court terme, il est probable que l’économie fasse plutôt face au risque de déflation lorsque la BCE est contrainte de mettre à l’œuvre le programme OMT. Et, une fois la reprise amorcée, la BCE peut relever les exigences en réserve pour éviter une expansion excessive du crédit. D’autre part, le programme OMT est source de possibles aléas moraux : il incite les Etats à moins chercher à contrôler leurs finances publiques. Toutefois, c’est à la Commissions européenne de contenir le risque moral. 

 

[1] Paul De Grauwe note qu’il est étrange que le programme LTRO lancé dès 2011 et consistant à fournir de larges montants de liquidité aux banques n’ait pas également été jugé illégal. La cour constitutionnelle allemande n’applique pas aux interventions de la BCE dans le secteur bancaire la même logique qu’elle applique pour les interventions sur les marchés de la dette publique. 

 

Références

DE GRAUWE, Paul (2014), « Economic theories that influenced the judges of Karlsruhe », in VoxEU.org, 13 mars.

DE GRAUWE, Paul, & Yuemei JI (2012), « Self-fulfilling crises in the eurozone. An empirical test », CAMA working paper, août. 

DE GRAUWE, Paul, & Yuemei JI (2013), « Panic-driven austerity in the Eurozone and its implications », in VoxEU.org, 21 janvier.

EVANS-PRITCHARD, Ambrose (2014), « German court parks tank on ECB lawn, kills OMT bond rescue », in The Telegraph, 7 février. 

EVANS-PRITCHARD, Ambrose (2014), « Paralysed ECB leaves Europe at the mercy of deflation shock from China », in The Telegraph, 12 mars.

GODIN, Romaric (2014), « Comment les juges de Karlsruhe ont tué l’OMT de la BCE », in La Tribune, 11 février.

MODY, Ashoka (2014), « The ECB’s bridge too far », in Project Syndicate, 11 février. Traduction française, « Le pas de trop de la BCE ». 

MÜNCHAU, Wolfgang (2014), « Germany’s constitutional court has strengthened the eurosceptics », in Financial Times, 9 février. 

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16 novembre 2013 6 16 /11 /novembre /2013 23:50

Après le Trésor américain et le FMI, c’est désormais à la Commission européenne de s’inquiéter des larges excédents de compte courant de l’Allemagne et de sa forte dépendance vis-à-vis de la demande extérieure, même si je doute toutefois qu’Oli Rehn ait saisi la pleine réalité des choses... En effet, la crise de la zone euro n’est pas une crise de la dette publique, du moins pas à l’origine, mais bien une crise des balances de paiement. Et l’Allemagne a non seulement contribué à ce que les déséquilibres s’accumulent dans la zone euro avant de se dénouer violemment, mais elle empêche aussi la zone euro de renouer aujourd’hui avec la reprise, tout comme elle contraint la croissance mondiale.

La création de l’union monétaire s’est traduite par l’apparition de larges déséquilibres entre les pays-membres. Depuis 2002, l’économie allemande accumule des excédents toujours plus larges de son compte courant et ceux-ci ont été supérieurs à 6 % du PIB depuis 2007, atteignant cette année 7 %. Cette performance extérieure ne reflète pas seulement une plus grande compétitivité de l’Allemagne vis-à-vis des autres pays. Les réformes structurelles et la modération salariale menées dans les années deux mille ont effectivement permis à l'Allemagne de gagner en compétitivité et celle-ci explique pourquoi l’Allemagne exporte beaucoup, mais elle n'explique pas la faiblesse de ses importations. Si l’Allemagne génère des excédents courants, c’est parce qu’elle épargne davantage qu’elle n’investit. Elle ne peut alors générer un excès d’épargne que si le reste du monde l’absorbe d’une manière ou d’une autre. Autrement dit, les excédents courants de l’Allemagne n’auraient pas été possibles s’il n’y avait pas eu symétriquement des déficits courants d’un même montant ailleurs dans le monde. Ce sont précisément les pays périphériques de la zone euro (l’Espagne, la Grèce, l’Irlande, l’Italie et le Portugal) qui ont absorbé cette épargne excédentaire.

Pendant de nombreuses années, de larges montants de capitaux sont allés du cœur de la zone euro (essentiellement l’Allemagne) vers la périphérie. Les capitaux extérieurs ont alimenté le crédit et celui-ci a lui-même nourri la formation de bulles, notamment sur les marchés immobiliers. Le boom de la demande domestique a conduit à une accélération de l’inflation dans les pays périphériques. Par conséquent, l’investissement dans les secteurs de biens non échangeables (en l’occurrence le logement) et la hausse rapide du niveau général des prix ont alors contribué à dégrader leur compétitivité, donc leur capacité à exporter.

Avec la Grande Récession, les pays périphériques ont subi un arrêt soudain (sudden stop) dans les entrées de capitaux. Privés de financement extérieur (du moins de la part du secteur privé), ils durent entreprendre un ajustement pour améliorer leur solde courant. Celui-ci prit la forme d’une contraction de la demande domestique via la mise en place de politiques déflationnistes. Les agents privés n’ont pas été les seuls à réduire leurs dépenses pour se désendetter ; les gouvernements ont également mis en œuvre des plans d’austérité et ceux-ci ont amplifié la contraction de l’activité. Loin d’assouplir leur politique budgétaire pour compenser l’impact de ces plans d’austérité sur les économies périphériques, les autres Etats-membres ont simultanément cherché à consolider leurs finances publiques. Par conséquent, c’est l’ensemble de la zone euro qui s’est révélée incapable de générer une croissance économique et les dommages économiques et sociaux ont été bien plus élevés que nécessaire. 

Pour être plus efficace et moins douloureux, l’ajustement aurait dû être symétrique au niveau de la zone euro. Les efforts menés par les pays périphériques en vue de réduire leur déficit courant auraient dû s’accompagner d’une réduction des excédents courants du centre. Or, l’Allemagne a continué d’accumuler de larges excédents extérieurs, si bien que les pays périphériques ont eu à accomplir de plus larges efforts. Si l’Allemagne possédait sa propre devise, celle-ci se serait alors appréciée, ce qui aurait naturellement éliminé l’avantage compétitif dont elle dispose vis-à-vis des autres pays européens. Mais dans une union monétaire, les pays-membres ne peuvent ajuster leur taux de change ; l’ajustement n’est possible que si l’inflation est plus forte en Allemagne que dans le reste de la zone euro. En l’occurrence, si la BCE ciblait effectivement un taux d’inflation de 2 % pour la zone euro dans son ensemble, l’inflation devrait dépasser 2 % en Allemagne, or la demande domestique est trop faible pour générer une telle accélération de l’inflation. Par conséquent, en refusant de stimuler son activité domestique et laisser l’inflation excéder 2 %, l’Allemagne force le reste de la zone euro à subir l’ajustement interne à travers la déflation, ce qui aggrave les problèmes d’endettement de la périphérie. 

Pour Simon Wren-Lewis (2013), la présente situation de la zone euro ne marque pas seulement les erreurs commises par les autorités budgétaires, mais aussi l’échec de la Banque centrale européenne dans la gestion de la demande globale. Aujourd’hui, l’inflation est d’environ 2 % en Allemagne et elle est inférieure à 2 % dans la zone euro. C’est peut-être dans l’intérêt de l’Allemagne, mais pas dans celui de la zone euro dans son ensemble. Malgré l’austérité budgétaire menée par les Etats-membres, la BCE s’est montrée particulièrement réticente à l’idée d’assouplir sa politique monétaire, ne serait-ce que pour atteindre son objectif d’inflation. Les répercussions de la contraction budgétaire sur l’activité économique ne sont pas amorties par la politique monétaire, si bien que l'inflation s'éloigne de sa cible et l'activité est insuffisante pour faire refluer le chômage.

Lorsque l’Allemagne a mené son propre ajustement interne il y a une décennie, elle a bénéficié d’un environnement macroéconomique, notamment d’une forte demande mondiale, dont les pays périphériques de la zone euro sont actuellement privés. L’Allemagne a gagné en compétitivité sans avoir à subir une déflation. Cela n’a été possible que parce que l’Espagne et les autres pays périphériques ont laissé leur taux d’inflation s’élever bien au-dessus de 2 %. Maintenant que l’inflation sous-jacente de l’ensemble de la zone euro est inférieure à 1 % et que l'Allemagne refuse de stimuler sa demande domestique, les pays périphériques ne peuvent mener leur dévaluation interne qu’en essuyant une déflation. Pour Paul Krugman (2013d), l’Allemagne ne demande pas aux pays périphériques de faire ce qu’elle a fait une décennie plus tôt ; elle leur demande précisément de faire quelque chose qu’elle n’a pas fait.

Le Trésor américain n’a pas tort lorsqu’il affirme que la persistance des excédents allemands pèse sur la croissance mondiale. Ces dernières années, les pays périphériques ont amélioré leur solde extérieur, alors même que l’Allemagne accumulait un excédent toujours plus massif. Aujourd’hui, c’est l’ensemble de la zone euro qui génère un excédent courant. L’amélioration des comptes courants de la périphérie s’est donc faite au détriment du reste du monde. Autrement dit, c’est désormais la zone euro dans son ensemble qui génère des pressions déflationnistes : le reste du monde doit absorber la production que la zone euro ne désire ou ne peut consommer. Comme le note régulièrement Krugman, ce n’est ni plus ni moins que le paradoxe de l’épargne appliqué au niveau international : en cherchant à épargner davantage, les pays européens contribuent à appauvrir l’économie mondiale. Tant qu'ils refusent d'accroître leur demande, ils pèseront sur la croissance mondiale. 

 

Références

COHEN-SETTON, Jérémie (2013), « Blogs review: The deflationary bias of Germany’s current account », in Bruegel (blog), 6 novembre.

KRUGMAN, Paul (2013a), « The harm Germany does », in The Conscience of a Liberal (blog), 1er novembre.

KRUGMAN, Paul (2013b), « More notes On Germany », in The Conscience of a Liberal (blog), 1er novembre.

KRUGMAN, Paul (2013c), « Europe’s macro muddle », in The Conscience of a Liberal (blog), 11 novembre.

KRUGMAN, Paul (2013d), « Germany’s lack of reciprocity », in The Conscience of a Liberal (blog), 12 novembre.

WREN-LEWIS, Simon (2013), « The view from Germany », in Mainly Macro (blog), 10 novembre.

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