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23 mars 2015 1 23 /03 /mars /2015 22:23

De nombreuses études suggèrent que les mesures budgétaires et monétaires associées au New Deal de Roosevelt ont contribué à la reprise américaine en stimulant la demande globale. L’impact sur l’offre est toutefois plus controversé. D’un côté, parmi les nouveaux keynésiens, Gauti Eggertsson (2012) a affirmé que la sortie de la déflation joua un rôle important dans la sortie de la dépression. En facilitant la collusion entre les travailleurs et les entreprises, le New Deal entraîna une hausse des prix et des salaires et mit ainsi un terme à la déflation. A l’opposé, des économistes comme Christopher Erceg, Michael Bordo et Charles Evans (2000) ou encore Harold Cole et Lee Ohanian (2004) affirment que ces mesures eurent des effets récessifs en accroissant les salaires réels et en restreignant la production.

Jérémie Cohen-Setton, Joshua Hausman et Johannes Wieland (2015) ont voulu éclairer ce débat en se penchant sur l’expérience française au milieu des années trente. En 1936, le gouvernement du Front populaire abandonna politiques déflationnistes que lui imposait l’étalon-or, il procéda à une dévaluation et il adopta plusieurs politiques d’offre ayant pour effet de stimuler l’inflation. En l'occurrence, avec les accords de Matignon de juin 1936, les salaires privés furent relevés de 7 à 15 %, les travailleurs bénéficièrent de deux semaines de congés payés et la durée hebdomadaire du travail fut ramenée à 40 %, à nouveau sans réduction de salaire. L’élection du Front populaire en mai 1936 conduisit à une forte révision à la hausse des anticipations d’inflation. Les prix de gros avaient chuté de 5 % en 1935, mais ils augmentèrent de 16 % en 1936, de 38 % en 1937 et de 14 % en 1938. La forte accélération de l’inflation, dans un contexte où les taux d’intérêt nominaux ne varièrent que faiblement, entraîna une chute des taux d’intérêt réels de près de 40 points de pourcentage. Selon les modèles des nouveaux keynésiens, cette baisse des taux d’intérêt réels aurait dû conduire à une hausse soutenue de la production. Pourtant, contrairement aux prédictions de ces modèles et à l’expérience des autres pays, la production française stagna : entre mai 1936 et novembre 1938, la production industrielle (corrigée des variations saisonnières) chuta de pratiquement 10 %.

Les données temporelles et transversales suggèrent que les politiques d’offre, en particulier les 40 heures, contribuèrent effectivement à la stagnation française. Comparé aux autres pays durant les années trente, la France fut quasiment la seule à connaître à la fois une forte accélération de l’inflation et une stagnation de la production. Les variations des prix et de la production au sein de l’économie française coïncidèrent véritablement avec les actions entreprises par le gouvernement. Les prix commencèrent à augmenter lorsque le gouvernement du Front populaire fut élu en mai 1936 et ils grimpèrent encore plus rapidement lorsque la France abandonna l’étalon-or en septembre 1936. La production chuta tout d’abord suite à la prise de pouvoir du gouvernement du Front populaire, puis elle se releva peu après que la France ait dévalué. Lorsque la réduction de la durée hebdomadaire du travail fut pleinement entrée en vigueur, la production chuta à nouveau.

Cohen-Setton et ses coauteurs proposent alors un modèle de déséquilibres qui soit cohérent, d’une part, avec les effets expansionnistes associés à la baisse des salaires réels et, d’autre part, avec les effets récessifs associés à la hausse des salaires réels. Ils supposent que les salaires ne peuvent chuter en-deçà d’un certain seul. Lorsque la productivité du travail chute en-deçà de ce seuil, les entreprises considèrent qu’il n’est plus rentable d’embaucher de nouveaux travailleurs et d’accroître la production. Il y aurait donc un niveau maximal de production. Aussi longtemps que l’économie n’est pas contrainte en termes d’offre, la production croît d’autant plus que les anticipations d’inflation sont révisées à la hausse. Par contre, une hausse excessive des salaires réels empêche les entreprises de répondre à une plus forte demande, même lorsque la production est bien inférieure à son niveau potentiel. Lorsque la demande des ménages est rationnée, même une large baisse des taux d’intérêt réels peut échouer à stimuler la production.

Cette étude est particulièrement éclairante pour les politiques économiques menées aujourd’hui. De nombreuses banques centrales, incapables de baisser leurs taux d’intérêt en raison de la borne inférieure zéro, cherchent à relever les anticipations d’inflation, notamment la Banque du Japon en déployant la « première flèche » de l’abenomics. Cohen-Setton et ses coauteurs considèrent qu’un relèvement des anticipations d’inflation est essentiel pour sortir l’économie d’une trappe à liquidité. Leur étude les amène toutefois à conclure qu’il y a de bonnes et de mauvaises manières de les relever. En l’occurrence, la dévaluation du franc fut une bonne manière de stimuler les anticipations d’inflation ; elle permit ainsi à l’économie française de renouer avec une expansion, même de courte durée. Ce résultat est cohérent avec la conclusion de Barry Eichengreen et Jeffrey Sachs (1985) selon laquelle la plupart des pays connurent une reprise, suite à la Grande Dépression, que lorsqu’ils procédèrent à une dévaluation. Malheureusement le gouvernement du Front populaire s’appuya également sur une mauvaise manière pour relever les anticipations d’inflation : il imposa une hausse des salaires et des restrictions d’offre.  En l’absence de contraintes du côté de l’offre la France aurait connu une reprise rapide après avoir abandonné l’étalon-or. Ils confirment ainsi l’hypothèse de Barry Eichengreen (1992) selon laquelle les politiques d’offre du Front populaire ont pu annuler les gains que la France tira de la dévaluation.

Cohen-Setton et ses coauteurs soulignent que leur étude se contente d’observer les conséquences macroéconomiques des politiques d’offre françaises et non leurs répercussions sur le bien-être de la population. Ces politiques ont peut-être été la meilleure option qui se présentait au gouvernement français au vu des contraintes sociales et politiques auxquelles il faisait face. En d’autres termes, elles ont pu être un « moindre mal ».

 

Références

COHEN-SETTON, Jérémie, Joshua K. HAUSMAN & Johannes F. WIELAND (2015), « Supply-side policies in the Depression: Evidence from France », document de travail, 26 février.

COLE, Harold L., & Lee E. OHANIAN (2004), « New Deal policies and the persistence of the Great Depression: A general equilibrium analysis », in Journal of Political Economy, vol. 112, n° 4.

EGGERTSSON, Gauti B. (2012), « Was the New Deal contractionary? », in American Economic Review, vol. 102, février.

EICHENGREEN, Barry (1992), Golden Fetters: The Gold Standard and the Great Depression, 1919-1939.

EICHENGREEN, Barry, & Jeffrey SACHS (1985), « Exchange rates and economic recovery in the 1930s », in Journal of Economic History, vol. 45, n° 4.

ERCEG, Christopher J., Michael D. BORDO & Charles L. EVANS (2000), « Money, sticky wages, and the Great Depression », in American Economic Review, vol. 90, n° 5.

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31 janvier 2015 6 31 /01 /janvier /2015 22:37

Certains suggèrent que la crise de la zone euro trouve ses origines dans le laxisme budgétaire des gouvernements et qu’il faut ainsi consolider les finances publiques pour la résoudre ; d’autres estiment que l’austérité budgétaire a prolongé la récession et qu’il faut stimuler la demande globale, en particulier au cœur de la zone euro. Pour certains, les pays de la périphérie souffrent de problèmes de compétitivité en raison de hausses de salaires excessives ; pour d’autres, l’Allemagne a eu un comportement opportuniste en modérant ses salaires et elle doit désormais laisser ses salaires augmenter pour combler l’écart de compétitivité qu’elle a creusé vis-à-vis des pays périphériques. Beaucoup considèrent que ces derniers ont connu une expansion excessive du crédit et que celle-ci a contribué à détériorer leurs performances extérieures en accroissant leur demande privée. Bref, plusieurs facteurs sont avancés pour expliquer la crise de la zone euro et ceux-ci ne sont pas forcément contradictoires entre eux. 

GRAPHIQUE 1  Taux d’emploi (normalisés à zéro en 2005)

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La zone euro et les Etats-Unis ont basculé en 2008 dans la Grande Récession, avant de connaître une reprise en 2009. Si la reprise s’est ensuite poursuivie aux Etats-Unis, elle s’est interrompue en 2010 en zone euro. Pour illustrer cette divergence, Philippe Martin et Thomas Philippon (2014a, b) prennent l’exemple de l’Arizona et de l’Irlande qui ont tout deux connu la même hausse soutenue du ratio dette des ménages sur revenu durant la prériode de boom avant 2008. L’emploi dans ces deux économies a évolué de la même manière jusqu’à 2010 avant de diverger (cf. graphique 1). Si les mêmes mécanismes ont pu être à l’œuvre jusqu’à cette date, ce ne fut plus le cas après. Pour Martin et Philippon, la divergence s’explique essentiellement par le fait que l’Arizona n’a pas connu d’arrêt soudain (sudden stop) dans l’afflux des capitaux, ni n’a suscité de craintes en ce qui concerne la soutenabilité de sa dette publique ou bien son maintien dans la zone dollar. La divergence de 2010 est encore plus visible lorsqu’ils comparent l’Espagne avec la Floride.

GRAPHIQUE 2  Première phase de la Grande Récession : l’endettement des ménages prédit l’effondrement de l’emploi aux Etats-Unis et en zone euro

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Durant la Grande Récession, aux Etats-Unis comme en zone euro, les régions qui ont connu les plus fortes hausses de l’emprunt des ménages durant le boom ont aussi subi par la suite les plus forts déclins de l’emploi et de la production (cf. graphique 2). La similitude des dynamiques que l’on a pu observer des deux côtés de l’Atlantique suggère, d’une part, que les deux économies subirent le même choc et, d’autre part, que les paramètres structurels qui façonnent la manière par laquelle elles réagissent à un choc de désendettement sont similaires. Par contre, à la différence des (Etats composant les) Etats-Unis, plusieurs pays de la zone euro ont connu un reflux des capitaux et une hausse des coûts d’emprunt à partir de 2010. A la différence des pays-membres de la zone euro, les Etats américains n’ont pas connu de hausse des primes sur les coûts d’emprunt, ni la crainte d’une sortie de la zone dollar. La reprise s’est poursuivie (lentement) dans l’ensemble des Etats américains, alors que les dynamiques de croissance ont fortement divergé en zone euro (cf. graphique 3). Les pays-membres au sein desquels les dépenses de transfert (et les dépenses publiques) se sont le plus accrues entre 2003 et 2008 sont ceux qui ont connu la récession la plus sévère par la suite, ce qui suggère que durant la deuxième période, la politique budgétaire passée, en alimentant la dette publique, a affecté l’économie en accroissant les primes de risques et en contraignant la politique budgétaire après 2010.

GRAPHIQUE 3  Seconde phase de la Grande Récession : les déséquilibres budgétaires prédisent le double creux en zone euro

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Martin et Philippon constituent un ensemble de données pour 11 pays-membres entre 2000 et 2012. Ils modélisent chaque pays-membre comme une économie ouverte appartenant à une union monétaire et ils analysent alors les dynamiques de l’endettement privé, de la politique budgétaire et des primes de risque. Leur modèle peut répliquer les séries temporelles pour le PIB nominal, l’emploi et les exportations nettes des pays de la zone euro. Ils se demandent alors comment chaque pays se serait comporté s’il avait mis en œuvre des politiques budgétaires plus conservatrices durant le boom, s’il avait déployé des outils macroprudentiels pour contrôler l’endettement privé, si la banque centrale avait agi plus tôt pour contenir les primes de risque sur les titres publiques et s’il était possible après la crise de regagner la compétitivité perdue durant le boom. Pour réaliser ces expériences contrefactuelles, ils utilisent les Etats-Unis comme groupe de contrôle qui n’aurait pas subi d’arrêt soudain des afflux de capitaux. 

L’analyse contrefactuelle permet de quantifier le rôle des différents mécanismes de la crise de la zone euro pour l’Irlande, l’Espagne, la Grèce et le Portugal. Le boom d’endettement privé apparaît être le principal élément déclencheur de la crise, en particulier en Espagne et en Irlande. La politique budgétaire a globalement été procyclique durant le boom, si bien qu’elle aggrava la situation en accroissant les primes de risque et en contraignant les gouvernements lorsque le secteur privé amorça son désendettement et surtout lors de l’épisode d’arrêt soudain. C’est en particulier le cas pour la Grèce et, dans une moins mesure, pour l’Espagne et l’Irlande. Les pays périphériques auraient stabilisé leur emploi s’ils avaient suivi des politiques budgétaires plus restrictives durant le boom. C’est en particulier le cas de la Grèce. Pour l’Irlande, par contre, au vu de l’ampleur du boom de l’endettement privé, une telle politique aurait nécessité d’effacer quasiment toute la dette publique. Martin et Philippon en concluent que la politique budgétaire contracyclique contribue à atténuer les booms d’endettement privé durant les booms, mais qu'elle ne peut y parvenir seule.

La politique macroprudentielle aurait contribué à contenir le chômage en limitant l’endettement privé durant le boom, en particulier en Irlande et en Espagne. La politique macroprudentielle aurait stabilisé l’emploi en Irlande, car elle aurait entraîné une plus faible recapitalisation durant l’effondrement, si bien qu’elle aurait réduit les primes de risque souverain et permis d’assouplir davantage la politique budgétaire durant l’effondrement. Cependant, à cause d’un biais dépensier dans les règles budgétaires, les politiques macroprudentielles auraient amené les gouvernements à adopter des politiques budgétaires moins prudentes durant le boom, ce qui aurait fortement alimenté l’endettement public. C’est en particulier le cas en Espagne où la dette publique se serait entièrement substituée à la dette privée. Martin et Philippon insistent ainsi sur le fait que la politique budgétaire et la politique macroprudentielle sont complémentaires et non substituables lorsqu’il s’agit de stabiliser l’activité.

L’arrêt soudain dans l’afflux de capitaux aggrava la crise en contraignant davantage la réaction budgétaire des gouvernements durant la récession. Si la BCE avait joué plus tôt son rôle de prêteur en dernier ressort envers les Etats-membres (en annonçant plus rapidement qu’elle ferait « tout ce qui est nécessaire » et en déployant plus rapidement le programme OMT) pour réduire les primes de risque souverain, les quatre pays périphériques de la zone euro auraient pu écourter leur récession, mais ils n’auraient pas pu éviter une large hausse de leur endettement public.

L’impossibilité de dévaluer et la difficulté de regagner en compétitivité durant l’effondrement pesèrent fortement sur l’emploi en Espagne et surtout en Irlande. Martin et Philippon poursuivent leur analyse contrefactuelle en imaginant que les taux de change sont flexibles et qu'ils peuvent se déprécier rapidement lors d’une récession. Ils constatent que, si les pays périphériques avaient été capables, durant l’effondrement, de regagner la compétitivité qu’ils avaient perdue durant le boom, ils auraient connu une récession plus courte et moins sévère. 

 

Références

MARTIN, Philippe, & Thomas PHILIPPON (2014a), « Inspecting the mechanism: Leverage and the Great Recession in the eurozone », NBER, working paper, n° 20572, octobre.

MARTIN, Philippe, & Thomas PHILIPPON (2014b), « What caused the great recession in the Eurozone? What could have avoided it », in VoxEU.org, 11 novembre.

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3 octobre 2014 5 03 /10 /octobre /2014 17:43

Dans le discours qu'il a récemment prononcé lors de la conférence tenue en l’honneur du Français Jean-Paul Fitoussi, Joseph Stiglitz (2014) débute par un constat sévère : qu’il s’agisse de la science ou de son objet, la macroéconomie ne se porte pas très bien. Pourtant, en avril 2006, Anne Krueger, la directrice générale déléguée du FMI, affirmait que « l'économie mondiale a rarement été dans une meilleure forme ». De son côté, lorsqu’Olivier Blanchard (2008) se pencha sur « l’état de la macro » alors même que le marché du crédit subprime connaissait de fortes turbulences, il le jugea bon. Puis les pays avancés basculèrent dans la plus sévère crise économique depuis la Grande Dépression des années trente.

Non seulement les modèles standards n’ont pas prédit la Grande Récession, mais ils suggéraient tout simplement qu’un tel événement ne pouvait survenir. Dans le type d’économies dépeint par les modèles standards, les bulles n’existent pas ; l'approfondissement des marchés financiers est censée avoir dissolu les risques. Pourtant, ces deux derniers siècles ont été marqués par une volatilité récurrente des prix d’actifs et du crédit. Même après que la bulle immobilière ait éclaté, les modèles standards n’ont pas prédit l’ensemble de ses répercussions. Ils n’ont pas plus prédit l’occurrence de la crise de la zone euro ou ses conséquences. Ils n’ont pas pu fournir de bons conseils aux autorités monétaires pour agir efficacement face à la déstabilisation des marchés financiers et à la détérioration de l'activité. En effet, presqu'une décennie après l'éclatement de la bulle aux Etats-Unis, le chômage persiste à un niveau élevé dans les pays avancés. Puisque ce sont peu ou prou les mêmes responsables politiques qui sont en place et qu’ils travaillent toujours à partir des mêmes modèles, il n’est pas étonnant que la reprise soit si lente. Les pertes totales en production aux Etats-Unis et en Europe suite à la récente crise financière mondiale s’élèvent à plusieurs milliers de milliards de dollars et les pays développés semblent incapables de les effacer.

Les défendeurs des modèles standards suggèrent qu’ils ne sont pas élaborés pour traiter des événements qui ne surviennent qu’une fois tous les siècles et qui seraient par nature imprévisibles ; par contre, ces mêmes modèles fonctionneraient bien en « temps normal ». Stiglitz note pourtant que l’économie connaissait déjà de faibles performances avant qu'éclate la crise. En outre, la crise elle-même n’est pas qu’un simple accident indépendant du comportement des autorités publiques. Enfin, les bénéfices tirés des bonnes prédictions en périodes « normales » sont loin de compenser les échecs à prédire les profondes contractions.

Pour expliquer l’échec des autorités publiques à répondre à la Grande Récession, Stiglitz est amené à retracer tout un pan de l’histoire de la pensée macroéconomique. Il rappelle qu’avant Keynes les économistes partageaient la croyance que les marchés fonctionnaient, qu’ils étaient stables et efficiences. Ils ne purent expliquer pourquoi la Grande Dépression avait été un événement aussi violent, mais ils ne cessèrent pourtant pas de préconiser une non-intervention de l’Etat au cours de celle-ci, affirmant que les marchés s’auto-corrigeaient. Keynes sut expliquer pourquoi le chômage persistait, pourquoi la politique monétaire était inefficace lors des fortes contractions de l'activité et pourquoi la politique budgétaire pouvait stimuler l’économie, via les effets multiplicateurs. 

Après la guerre, les gouvernements américains adoptèrent des politiques keynésiennes et celles-ci fonctionnèrent. Mais au fur et à mesure que s'effaça le souvenir de la Grande Dépression, les partisans de la dérégulation des marchés surent mener une contre-attaque à partir des années soixante. La macroéconomie moderne est avant tout une tentative de réconciliation entre la macroéconomie keynésienne et la microéconomie. Pour être exact, les économistes cherchèrent à adapter la macroéconomie au modèle microéconomique en vogue, précisément au moment où la microéconomie standard était l’objet de profondes remises en cause, notamment de la part des théories de l’information imparfaite, de la théorie des jeux et de l’économie comportementale. 

Ces dernières décennies, la macroéconomie mainstream a fini par être dominée par deux « églises ». Une première école retourna aux doctrines des économistes classiques, affirmant que les marchés fonctionnaient bien et que l’intervention publique n’était pas nécessaire, qu’elle était inefficace et perturbatrice. Certains de ses partisans considèrent la hausse du chômage comme dénotant une plus grande demande de loisir de la part des travailleurs. Leurs modèles se basent notamment sur l’idée d’agent représentatif doté d’anticipations rationnelles. Difficile, dans un tel contexte, d’imaginer que l’information puisse être asymétrique. En outre, ces modèles suggèrent que la structure financière n’importe pas puisque c’est finalement le même agent qui prête et emprunte, c’est-à-dire qui supporte tous les risques. Puisque les banques ne jouent ici aucun rôle, ces modèles ne peuvent expliquer les crises bancaires, ni expliquer pourquoi elles affectent autant l’économie. Enfin, de tels modèles supposent que la répartition du revenu est sans aucune importance. Dans la réalité, non seulement la propension marginale à consommer diffère selon les agents (ce qui affecte directement la demande globale), mais les ménages les plus pauvres sont contraints en termes de crédit (ce qui explique notamment la sévérité de la Grande Récession).

Selon Stiglitz, la seconde « église » mainstream se débrouille un peu mieux que la première, mais juste un peu mieux. Elle s'est construite autour de l’interprétation hicksienne de Keynes. Ses partisans embrassent également les modèles à agent représentatif aux anticipations rationnelles. S’ils reconnaissent l’existence du chômage, ils cherchent par contre à réconcilier cette réalité avec le modèle d’équilibre standard. Selon eux, si le chômage apparaît, c’est parce que les prix (notamment les salaires) ne s’ajustent pas à leur niveau d’équilibre. En d’autres termes, les chômeurs apparaissent responsables de leur propre situation : s’ils acceptaient des baisses de salaires, les entreprises embaucheraient davantage. Encore une fois, un tel résultat empirique se concilie bien mal avec la réalité. Au cours de la Grande Récession, les Etats-Unis étaient l’un des pays avancés dont le marché du travail était le plus flexible, mais le chômage américain s’est toutefois fortement aggravé. 

Stiglitz n’est pas un économiste hétérodoxe, mais il souligne la nécessité de s’extraire du modèle standard d’équilibre concurrentiel pour expliquer les défaillances de marché. Le « théorème Greenwald-Stiglitz » renversa l'idée selon laquelle les marchés sont efficients : Bruce Greenwald et Joseph Stiglitz (1986) ont montré que les transactions marchandes peuvent certes se révéler profitables à leurs signataires, mais néfastes pour l’ensemble de la collectivité. Par exemple, les banques rendent de par leur activité le système économique plus instable. En outre, la flexibilité des prix et salaires peut, non pas atténuer, mais amplifier les contractions économiques : par exemple, la chute des prix et des salaires ne fait qu’aggraver le fardeau réel de la dette. Encore une fois, l’hypothèse d’un agent représentatif empêche de faire émerger de telles dynamiques. Les modèles standards ne parviennent pas à faire jouer un rôle aux banques et aux marchés financiers. Or, une simple crise de liquidité peut entraîner une puissante contraction de l’économie en générant un rationnement du crédit, comme lors de la Grande Dépression ou plus récemment lors de la Grande Récession.

Par conséquent, Stiglitz estime que la macroéconomie doit être reconstruite, notamment via le développement de modèles alternatifs. Une théorie expliquant les dépressions doit pouvoir identifier les sources des perturbations, expliquer pourquoi des chocs (a priori) de faible ampleur ont des effets aussi puissants et pourquoi ces derniers persistent, alors que nous disposons des mêmes ressources physiques et naturelles qu’avant la crise. Par exemple, cela pourrait s’expliquer en utilisant la notion d’équilibres multiples : avec la Grande Récession, nous serions passés d’un bon équilibre à un mauvais. Même dans un modèle où les agents sont supposés avoir des anticipations rationnelles, il est possible de faire apparaître des équilibres multiples ; c’est en revanche impossible sans abandonner l’hypothèse d’un agent représentatif.

En termes de politique économique, les modèles alternatifs ont de toutes autres implications que les modèles standards. Lors de la Grande Récession, le débat sur l’opportunité d’utiliser la politique budgétaire pour stimuler l’activité s’est cristallisé sur la taille du multiplicateur budgétaire. Les détracteurs de la relance suggèrent que le multiplicateur des dépenses publiques est faible, voire négatif, mais pour le calculer, ils considèrent des longues périodes, sans forcément distinguer les récessions des périodes de croissance rapide. Or il est évident que le multiplicateur risque d'être faible lorsque l'économie est proche du plein emploi. En fait, les études tendent plutôt à conclure qu’il atteint à long terme entre 1,5 et 2 lors des graves récessions ; certaines d’entre elles suggèrent même un multiplicateur encore plus élevé. Les détracteurs de la relance budgétaire affirment qu’elle déprime l’investissement privé via des effets d’éviction. C’est peut-être le cas en période de croissance soutenue, lorsque la banque centrale resserre sa politique monétaire pour contenir les pressions inflationnistes ; c’est moins probable en récession, où la banque cherche précisément à accélérer l’inflation pour éviter que l’économie bascule dans la déflation. En fait, il paraît plus réaliste que l’investissement public stimule l’investissement privé. De son côté, l’hypothèse de l’équivalence ricardienne suggère qu’une hausse de l’endettement publique incite les ménages à accroître leur épargne dans l’anticipation d’un relèvement des impôts, ce qui dégrade l’activité économique immédiate, mais les analyses empiriques échouent à la vérifier. L’équivalence ricardienne ignore les contraintes sur le capital et les effets sur la répartition des revenus. Si les gouvernements investissaient aujourd’hui, dans un contexte de taux d’intérêt réel négatif, leur bilan s’améliorerait. Le multiplicateur budgétaire est en outre plus élevé dans certains domaines (par exemple l’éducation ou la recherche) que dans d’autres. 

Quelques études ont suggéré que l’austérité budgétaire était susceptible de stimuler l’activité économique et il s’agit généralement des travaux d’Alesina. Cette idée d'une « austérité expansionniste » a été sérieusement contestée, notamment par les propres études du FMI. Dans les rares exemples où l’austérité a été suivie par une accélération de l’activité, l’économie a bénéficié d’une forte demande extérieure (notamment via la dépréciation du taux de change), or l’économie mondiale est aujourd’hui marquée par une demande insuffisante. L’austérité n’a pas fonctionné en Europe. La contraction de l’activité est peut-être arrivée à son terme, mais cela ne permet aucunement de qualifier les plans d’austérité comme une réussite. En effet, les niveaux de vie demeurent inférieurs à ceux d’avant-crise, tandis que les ratios d’endettement public se sont accrus, ce qui dénote précisément l'échec des consolidations budgétaires. Les économies de la zone euro demeurent entre 15 et 20 % en-deçà de ce qu’elles auraient atteint sans la crise et l’écart ne se réduit pas, au contraire. Le chômage atteint des niveaux insoutenables dans les pays-membres qui ont cherché à mettre en œuvre une « dévaluation interne » en pleine crise économique pour améliorer leur compétitivité. Même l’amélioration de leur solde extérieur ne s’explique pas par une meilleure performance à l’export, mais bien par la contraction des importations liée à l’effondrement de la demande domestique. En mettant en œuvre une dévaluation interne, un pays ne cherche pas à générer de la demande, mais bien à capter celle du reste du monde, ce qui déprime au final la demande mondiale.

Beaucoup croient que les problèmes actuels découlent d’un endettement public excessif, ce qui les amène à déconseiller l'usage de la politique budgétaire comme outil de stabilisation de l'activité, voire à entretenir le fantasme d'une « austérité expansionniste ». Cette idée a gagné en crédibilité avec les travaux de Carmen Reinhart et de Kenneth Rogoff qui suggéraient que lorsque la dette publique excèdait 90 % du PIB, elle nuisait à la croissance économique. La causalité semble plutôt s’opérer dans l’autre sens : c’est parce que l'activité stagne que les finances publiques se détériorent. Au final, les études ne sont pas parvenues à déterminer un seuil ou un point critique dans la relation entre dette publique et croissance. Les Etats-Unis sont sortis de la Seconde Guerre mondiale avec une dette représentant 130 % du PIB, ce qui n’a pas empêché l’économie américaine de connaître plusieurs décennies de forte croissance. Il n’existe pas de théorie cohérente pour expliquer comment la dette publique pourrait affecter la croissance, à une exception près : si un gouvernement met en œuvre un plan d’austérité pour réduire sa dette, celui-ci pénalise effectivement la croissance. Par contre, l’endettement privé peut avoir de profondes répercussions sur l’économie en accroissant le risque d’instabilité financière ou en aggravant toute contraction de l’activité. Or les modèles standards fondés sur un agent représentatif ne parviennent pas à observer l’accumulation de tels déséquilibres. Ils ne peuvent pas non plus comprendre que les inégalités ont conduit à une hausse insoutenable de l’endettement avant la crise et qu’elles contraignent aujourd’hui la reprise de l’activité. 

Avant la crise financière mondiale, les économistes considéraient que la politique monétaire suffisait pour maintenir l’économie au plein emploi, qu’elle était non seulement plus efficace que la politique budgétaire, mais qu’elle perturbait également moins les décisions des agents. Stiglitz juge les arguments théoriques et empiriques qui soutiennent une telle idée comme insuffisants. Lors de la Grande Récession, les banques centrales ont ramené leur taux directeur au plus près de zéro sans pourtant restaurer le plein emploi. Ce qui importe vraiment, c'est l’écart entre le taux de prêt et le taux d’emprunt, mais cet écart est endogène ; il peut ne pas diminuer avec la baisse des taux d’intérêt des bons du Trésor. En l’occurrence, Stiglitz note que nous ne sommes pas dans la même situation de trappe à liquidité que lors de la Grande Dépression : durant cette dernière, le taux d’intérêt réel s’élevait à 10 % en raison de la déflation, alors qu’il atteint aujourd’hui -2 %. Si l’inflation s’accélérait et atteignait 4 ou 6 % ou si le taux d’intérêt passait à -4 ou -6 %, rien n’assure que cela stimulera vraiment l’investissement. D'une part, les études peinent à déterminer précisément la relation entre le taux d'intérêt réel et l'investissement. D'autre part, aujourd'hui, les capacités productives sont loin d’être pleinement utilisées dans plusieurs secteurs, si bien qu'il semble peu opportun de les accroître. L’inefficacité de la politique monétaire rend alors plus pressante l’utilisation de la politique budgétaire.

 

Références

BLANCHARD, Olivier (2008), « The state of macro », National Bureau of Economic Research, working paper, n° 14259, août.

GREENWALD, Bruce, & Joseph E. STIGLITZ (1986), « Externalities in economies with imperfect information and incomplete markets », in Quarterly Journal of Economics, vol. 101, n° 2.

STIGLITZ, Joseph E. (2014), « Reconstructing macroeconomic theory to manage economic policy », National Bureau of Economic Research, working paper, n° 20517, septembre.

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