Lors de la Grande Récession, l’économie mondiale a subi une pénurie d’actifs sûrs (safe asset shortage). Avec la remontée brutale de l’aversion au risque, le taux d’intérêt naturel (c’est-à-dire le taux d’intérêt qui équilibre l’offre et la demande globales dans la littérature nouvelle keynésienne) a fortement chuté. Or, comme la monnaie est un actif sans risque, les taux d’intérêt nominaux ne peuvent descendre en dessous de zéro. Par conséquent, si la chute du taux d’intérêt naturel sur les actifs sûrs est suffisamment forte pour que celui-ci devienne négatif, le taux d’intérêt nominal ne pourra suffisamment baisser pour équilibrer à nouveau l’offre et la demande globales. Dans une telle situation, les capacités de production ne sont pas pleinement utilisées, la production s’éloigne de son potentiel et le chômage augmente. En d’autres termes, comme l’équilibre ne peut pas être atteint avec une baisse des taux d’intérêt nominaux, il tend à se restaurer via une contraction de la production. Or, rien ne certifie que la chute de la production n’entraîne pas avec elle une nouvelle chute de la demande globale (ne serait-ce que par les effets dépressifs que la montée du chômage entretient sur la consommation des ménages), auquel cas l’écart de production (output gap) ne se résorbe pas et l’économie continue à s’éloigner du plein emploi. Dans ce cadre, une crise de la dette souveraine aggrave la situation car elle réduit davantage la quantité d’actifs jugés sans risque dans l’économie.
Selon Ricardo Caballero et Emmanuel Farhi (2014), une telle pénurie, qu'ils qualifient de « trappe à sûreté » [1] (safety trap) est susceptible de générer des phénomènes macroéconomiques qui s'apparentent à ceux que l’on observe dans une trappe à liquidité, notamment une forte contraction de l’activité et des taux d’intérêt si faibles sur les obligations et la monnaie qu’ils deviennent de parfaits substituts. Or, ces deux situations conservent suffisamment de différences pour ne pas appeler les mêmes politiques économiques. En d’autres termes, même si les deux maladies ont les mêmes symptômes, elles ne peuvent être traitées avec les mêmes remèdes. [2]
Alors que les bulles spéculatives et l’endettement public sont susceptibles de relancer l’économie lorsque celle-ci est confrontée à une trappe à liquidité, seul l’endettement public se révèle efficace dans une trappe à sûreté. Un plan de relance financé par émission de titres publics a en effet deux avantages. D’une part, le gouvernement génère un surcroît de demande globale et ramène par là l’économie vers le plein emploi. D’autre part, en émettant des actifs sans risques, il offre précisément aux agents privés les actifs qu’ils désirent.
Les banques centrales n’ont pas intérêt à adopter les mêmes politiques monétaires selon que l’économie soit confrontée à l’une ou l’autre de ces situations. Lorsque leurs taux directeurs butent sur la borne inférieure zéro (zero lower bound) avant qu’elles aient pu suffisamment assouplir leur politique monétaire pour ramener l’économie au plein emploi, les banques centrales doivent se tourner vers des politiques « non conventionnelles » si elles désirent davantage stimuler l’activité économique. L’assouplissement quantitatif consiste à substituer des actifs risqués par des actifs sans risque (de la dette publique) pour réduire les taux d’intérêt de long terme ; le forward guidance consiste pour les banques centrales à indiquer clairement aux agents privés quelle sera la trajectoire future de leurs taux directeurs de manière à mieux ancrer leurs anticipations et ainsi à renforcer l’efficacité de la politique monétaire.
Plusieurs auteurs suggèrent que la pratique du forward guidance est plus efficace que l’assouplissement quantitatif dans une trappe à liquidité. En l’occurrence, pour que le forward guidance s’avère pleinement efficace dans une trappe à liquidité, les banques centrales doivent clairement indiquer aux agents privés qu’elles maintiendront une politique accommodante plus longtemps que ne l’exigeraient les conditions macroéconomiques, c’est-à-dire s’engager finalement à laisser un boom se former au sortir de la trappe à liquidité ; si les ménages et les entreprises anticipent une telle expansion, ils sont incités à investir dès aujourd’hui, ce qui tend précisément à stimuler l’activité économique [Krugman, 1998 ; Eggertsson et Woodford, 2003 ; Werning, 2011].
Selon Caballero et Farhi, c’est précisément l’inverse dans une trappe à sûreté : l’assouplissement quantitatif devient plus efficace que le forward guidance. En effet, en période de boom (en particulier si des bulles se forment), l’économie génère des actifs risqués, alors que les agents privés désirent acquérir des actifs sans risque. En revanche, en substituant les actifs risqués par des actifs sûrs via les opérations d’assouplissement quantitatif, les banques centrales offrent aux agents privés ce qu’ils recherchent.
[1] Le terme n'est pas très joli, mais je ne vois pas comment le traduire autrement...
[2] Caballero et Farhi n’excluent pas la possibilité que l’économie puisse à la fois connaître une trappe à liquidité et une « trappe à sûreté ». Ils considèrent la seconde comme une forme plus aigue de la première. En l’occurrence, selon les deux auteurs, les récessions les plus sévères risquent de débuter en prenant la forme d’une trappe à sûreté avant de se muer en trappe à liquidité au fur et à mesure que la reprise se dessine.
Références
CABALLERO, Ricardo J., & Emmanuel FARHI (2014), « The safety trap », National Bureau of Economic Research, working paper, n° 19927, février.
EGGERTSSON, Gauti B., & Michael WOODFORD (2003), « The zero bound on interest rates and optimal monetary policy », in Brookings Papers on Economic Activity, vol. 34, n° 1.
KRUGMAN, Paul (1998), « It’s baaack! Japan’s slump and the return of the liquidity trap », in Brookings Papers on Economic Activity, vol. 29, n° 2.
WERNING, Iván (2011), « Managing a liquidity trap: Monetary and fiscal policy », National Bureau of Economic Research, working paper, n° 17344, août.