La Banque des règlements internationaux (BRI) a remis ce dimanche son rapport pour l'année écoulée. Elle y déplore le faible rythme de la croissance. Celle-ci ne tient toutefois pas seulement à la crise. Les économies avancées font face, selon elle, à de profonds problèmes structurels. Ces dernières années, les gains de productivité ont été faibles, en particulier dans les pays où les déséquilibres ont été les plus aigus. En s’hypertrophiant, les secteurs de la finance et de l’immobilier ont non seulement été à l’origine des déséquilibres qui ont mené à la crise, mais ils ont par également détourné de nombreuses ressources hors de l’innovation ; leur forte contraction a par la suite donné un coup d’arrêt à la croissance. Aujourd’hui, les rigidités structurelles, qui touchent aussi bien les marchés des produits que le marché du travail, contrarient la réallocation du travail et du capital, ce qui empêche la destruction créatrice de suivre pleinement son cours. Les autorités publiques doivent alors mettre en œuvre les réformes structurelles permettant d’allouer les ressources économiques vers les secteurs les plus productifs.
Le surendettement des ménages et des entreprises continue de peser sur la croissance. Par conséquent, les agents privés doivent poursuivre le nettoyage de leur bilan. La crise mondiale a aussi fortement creusé les déficits publics et amené la dette publique à des niveaux historiques. A moyen terme, le vieillissement des populations va elle-même fortement peser sur les finances publiques. A très court terme, les taux à long terme sont susceptibles de brutalement s'élever, ce qui accroîtrait fortement le fardeau de la dette. Les pertes sur les seuls titres du Trésor américain pourraient atteindre mille milliards de dollars si les rendements grimpent de 300 points de base. La France, l’Italie, le Japon et le Royaume-Uni pourraient alors perdre entre 15 à 35 % de leur PIB. Les déséquilibres budgétaires menacent ainsi directement la stabilité financière. Même si les marchés obligataires ne connaissent pas de turbulences, un niveau élevé de dette publique est susceptible de nuire à la croissance. La BRI estime alors crucial que les Etats redoublent leurs efforts de consolidation pour maintenir leur endettement sur une trajectoire soutenable, préserver la stabilité financière et favoriser la croissance économique. Retarder les efforts d’assainissement ne pourrait qu’en accroître les coûts à l’avenir. Un vaste plan d’assainissement budgétaire concentré sur sa phase initiale préserverait la confiance des épargnants et maintiendrait les primes de risque souverain à un faible niveau, ce qui réduirait la probabilité que les Etats aient à procéder à des plans d’austérité désordonnés sous la pression des marchés.
Pourtant, la BRI estime que les Etats n’ont pas profité du temps de répit apporté par les autorités monétaires pour mettre en œuvre les réformes structurelles nécessaires, ni même pour assainir les finances publiques. En ramenant leur taux directeur au plus proche de leur niveau plancher et en procédant à de larges achats d’actifs, les banques centrales ont en effet permis de stabiliser les conditions de financement. Ces mesures exceptionnelles ont enrayé les tensions financières et amorti la chute de l’activité lors de la Grande Récession. Depuis 2007, l’actif de l’ensemble des banques centrales a doublé et atteint désormais 30 % du PIB mondial. Or, la BRI considère que les taux zéro et l’assouplissement quantitatif nuisent désormais davantage à l’activité qu’ils ne la favorisent. D’une part, le potentiel de l’économie est certainement surestimé, puisque le boom d’avant-crise a dissimulé une mauvaise allocation des ressources. En outre, l’analyse des précédentes crises financières suggère qu’elles réduisent en général fortement la production potentielle. Puisque l’écart de production (output gap) est plus faible qu’attendu, les banques centrales ne peuvent que faiblement stimuler l’activité, et ce d’autant plus que les primes de risque et les taux d’intérêt sont déjà historiquement bas. D’autre part, la persistance du taux d’intérêt à un faible niveau peut créer des distorsions à long terme, en favorisant une prise de risque excessive sur les marchés financiers, en alimentant des bulles et déséquilibres sectoriels ou justement en incitant les Etats à retarder les efforts de consolidation budgétaire. La politique monétaire avait déjà été excessivement accommodante tout au long des années deux mille, ce qui avait alimenté les déséquilibres qui ont conduit à la Grande Récession. Avec les taux directeurs exceptionnellement bas dans les pays avancés, les pays émergents ont dû faire face à l’appréciation de leur taux de change et à des afflux de capitaux potentiellement déstabilisateurs. En raison de ces diverses inquiétudes, la BRI recommande aux banques centrales non seulement de ne plus chercher à stimuler l’activité, mais au contraire de relever les taux directeurs. Cette manœuvre renforcerait la stabilité financière plus qu’elle ne la menacerait. Certes le resserrement de la politique monétaire américaine avait conduit à une crise sur les marchés obligataires en 1994, mais aujourd’hui les banques centrales sont bien plus transparentes et savent mieux gérer les anticipations. En outre, le développement des innovations financières a permis aux investisseurs de se couvrir plus efficacement.
Le rapport de la BRI a suscité une vague de réactions hostiles. Qu’il s’agisse de l’analyse de la crise mondiale ou des recommandations en termes de politique économique, plusieurs économistes déplorent qu’elle entre en étroite résonance avec les théories de l’école autrichienne [Avent, 2012 ; Evans-Pritchard, 2013]. La conception du cycle que développe la BRI est hayékienne : le « malinvestissement » qui fut entrepris lors du boom doit à présent être sanctionné par une crise. Tant que les déséquilibres subsistent, la croissance ne pourra retrouver un rythme soutenable. Le retournement de l’activité apparaît comme une étape essentielle dans le processus de destruction créatrice, donc le premier doit arriver à son terme pour que le second puisse jouer à plein.
La BRI accepte l’idée selon laquelle la crise et la faiblesse de la reprise reposent (du moins en partie) sur une insuffisance de la demande globale. Toutefois, elle n’appelle pas à stimuler la demande, mais seulement à adopter des politiques structurelles, c’est-à-dire qui favorisent l’offre. Or, pour Antonio Fatas (2013), qu’il y ait effectivement ou non des problèmes structurels, les économies avancées font encore face à un large écart de demande. Fatas rejette également l’idée que les politiques budgétaire et monétaire se soient montrées extrêmement accommodantes que ce soit lors de la crise ou sur l'ensemble de la dernière décennie. Pour lui, au contraire, les politiques conjoncturelles poursuivies lors de la Grande Récession ont été moins expansionnistes que lors des précédents ralentissements de l'activité, ce qui expliquerait notamment la faiblesse de la reprise actuelle. En particulier, si la politique monétaire s’était effectivement montrée trop accommodante ces 13 dernières années, elle aurait provoqué une accélération de l’inflation, ce qui n’est pas le cas. Une politique monétaire est accommodante non pas quand le taux d’intérêt est faible en valeur absolue, mais lorsqu’il est inférieur au taux d’intérêt d’équilibre [Avent, 2012]. Avec la hausse de l’épargne et l’écroulement de l’investissement au niveau mondial, la crise s’est traduite par une chute de ce dernier. A partir de 2008, le taux d’intérêt tel que l’impliquait une règle de Taylor était (parfois substantiellement) négatif dans plusieurs économies, si bien que les banques centrales ont eu beau ramener leurs taux à leur niveau plancher, les politiques monétaires se sont révélées excessivement restrictives durant la Grande Récession. Si les banques centrales fixaient effectivement leur taux directeur à 3 % comme le suggère la BRI, l’impact restrictif de la politique monétaire sur l’activité en serait alors dramatiquement amplifié.
Scott Sumner estime que repousser la fin de l’assouplissement quantitatif et des taux zéro à une date ultérieure n’est pas en soi nuisible à l’activité ; le risque est plutôt celui de faire basculer l’économie mondiale dans la dépression en normalisant hâtivement les politiques conjoncturelles [Evans-Pritchard, 2013]. Lorsque la Fed retarda la normalisation de la politique monétaire en 1951, les dommages furent réduits et rapidement contenus. En revanche, aux Etats-Unis en 1937 ou au Japon en 2000, les autorités monétaires resserrèrent trop rapidement la politique monétaire et l’économie plongea à nouveau en récession. Sumner craint en particulier que la zone euro connaisse le même régime déflationniste que l’économie japonaise si elle suit les conseils de la BRI et persiste à mener des politiques d’austérité. La crise du crédit subprime démontre en outre que l’innovation financière n’a pas permis aux agents financiers de réduire leur exposition aux risques, mais plutôt d’en prendre davantage. Un resserrement précoce de la politique monétaire est donc bel et bien susceptible par entraîner une crise obligataire comme en 1994. En envisageant d’arrêter plus rapidement que prévu l’assouplissement monétaire, la dernière réunion de la Fed a déjà conduit à une plus forte volatilité sur les marchés financiers et une hausse rapide des rendements obligataires.
Pour sa part, Paul Krugman (2013) s’étonne que la BRI ignore plusieurs études qui ont récemment jeté un nouveau regard sur la politique économique, mais s’appuie par contre sur certains travaux (aujourd’hui discrédités) de Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff (2010) pour démontrer la dangerosité d’un niveau élevé d'endettement public pour l’activité économique. Simon Wren-Lewis (2013) rejette les arguments que la BRI avance pour justifier un resserrement immédiat de la politique budgétaire. Même si une réduction de la dette publique est favorable à la croissance, cela ne signifie aucunement que les Etats aient à consolider leurs finances au cœur d’une récession. Si les agents privés et publics se désendettent simultanément au niveau mondial, la remontée des taux d’épargne se traduira par une forte chute de la demande globale. Les ratios dette sur PIB sont alors susceptibles de s’élever à nouveau si le dénominateur chute plus rapidement que le numérateur. Non seulement l’austérité budgétaire est susceptible de pénaliser l’activité, mais les autorités risquent également d’atteindre le résultat opposé à celui recherché. La BRI déplore que les ratios de dette aient justement fortement augmenté dans plusieurs pays avancés, mais les pays avancés qui ont connu les plus fortes hausses du ratio (en l’occurrence l’Irlande, le Portugal, le Royaume-Uni et la Grèce) sont justement ceux qui poursuivent une austérité débridée. L’impact des plans d’austérité budgétaire sur l’activité économique pourrait être amorti avec un assouplissement de la politique monétaire, mais la BRI exclut cette possibilité en exigeant un relèvement des taux. Elle conteste ainsi l’idée largement répandue selon laquelle la politique monétaire expansionniste est nécessaire lorsque les gouvernements consolident leurs finances ou mettent en œuvre des réformes structurelles [Evans-Pritchard, 2013].
Matthew Yglesias (2013) s’interroge sur le lien que la BRI semble établir entre la politique monétaire et les autres volets de politique économique. Selon lui, l’idée de rendre les banques centrales indépendantes consistait finalement à donner une directive précise (en l’occurrence, celle de stabiliser la demande) à un groupe d’experts qui aurait toute latitude pour la respecter. Or, selon la conception de la banque centrale que semblent partager la BRI et la BCE, celle-ci joue un rôle de « super-gouvernement » en concevant un véritable programme de politique économique et en utilisant la politique monétaire comme levier pour le faire appliquer. La BRI estime en l’occurrence que les économies avancées nécessitent des politiques structurelles. Puisque la détente monétaire réduit l’incitation à mettre en œuvre les politiques structurelles, la banque centrale aurait alors à resserrer sa politique monétaire pour accélérer leur adoption. Ryan Avent retrouve dans les rapports de la BRI ce qu’il considère être comme l’une des plus graves erreurs que commettent actuellement les banquiers centraux, en l’occurrence celle de négliger leur champ d’action légitime (en l’occurrence celui de la demande) pour investir des territoires échappant à leur juridiction (notamment la politique budgétaire, la politique sociale, etc.) et pour influencer les décisions des autres institutions économiques, notamment celles qui ont été démocratiquement constituées.
Références
AVENT, Ryan (2012), « The twilight of the central banker », in Free Exchange (blog), 26 juin.
BRI (2013), rapport annuel, n° 83.
EVANS-PRITCHARD, Ambrose (2013), « BIS fears fresh bank crisis from global bond spike », in The Telegraph, 24 juin.
FATAS, Antonio (2013), « BIS: Bank for inconsistent studies », in Antonio Fatás and Ilian Mihov on the Global Economy (blog), 24 juin.
KRUGMAN, Paul (2013), « Dead-enders in dark suits », in The Conscience of a Liberal (blog), 24 juin.
REINHART, Carmen, & Kenneth ROGOFF (2010), « Growth in a time of debt », in American Economic Review, vol. 100, n° 2, mai.
WREN-LEWIS, Simon (2013), « The intellectual bankruptcy of the austerians », in Mainly Macro (blog), 24 juin.
YGLESIAS, Matthew (2013), « Bank for International Settlements calls on central banks to whip the naughty children into line”, in Money Box (blog), 24 juin.