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20 novembre 2013 3 20 /11 /novembre /2013 20:38

En entrant dans les années quatre-vingt-dix, le Japon a connu un effondrement des prix de l’immobilier et des cours boursiers. La crise financière atteint son pic en 1997. Depuis, il est enlisé dans la stagnation économique. Les Etats-Unis et plusieurs pays européens ont également connu un effondrement des prix d’actifs à partir de 2007 et ils basculèrent l’année suivante dans la plus grave récession qu’ils aient subie depuis la Grande Dépression des années trente. Si les gouvernements et les banques centrales ont rapidement assoupli leurs politiques budgétaire et monétaire au cours de la récente crise mondiale, c’est précisément pour éviter que l’ensemble des pays avancés connaissent la même décennie perdue que le Japon. Il n’en demeure pas mois que les économies avancées font toujours potentiellement face à une stagnation durable de leur activité, en particulier en Europe où les autorités budgétaires ont privilégié l’assainissement de leurs finances en lieu et place de consolider la reprise de l’activité.

GRAPHIQUE 1  Prix immobiliers (en indices base 100 pour l’année de crise)

Hoshi, prix immobiliers

source : Hoshi et Kashyap (2013)

La décennie perdue du Japon et la Grande Récession présentent de nombreuses similarités et ce sont précisément celles-ci que Takeo Hoshi et Anil Kashyap ont cherché à mettre en avant lors d’une récente conférence organisée par le FMI. Tout d’abord, ces deux épisodes historiques suivent une hausse rapide des prix de l’immobilier (cf. graphique 1). Ensuite, la crise financière a fortement érodé le capital des institutions financières, mais les Etats ont eu tendance à ne les recapitaliser que lentement. De plus, les économies ont connu une forte contraction de leur PIB et une forte hausse de leur taux de chômage, suivies par une reprise lente (cf. graphique 2). Mis à part en Allemagne, la croissance économique ne parvient pas à retrouver sa tendance d’avant-crise. A l’extrême, l’Espagne et l’Italie ne sont même pas parvenues à retrouver le niveau de leur PIB d’avant-crise. Cette évolution n’est pas anormale : les récessions sont en effet plus sévères et les reprises plus lentes lorsqu’elles font suite à une crise financière. Le secteur financier perd alors sa capacité à financer l’activité économique, ce qui déprime l'activité à court terme et détériore la croissance potentielle à long terme. Au cours des deux épisodes, la récession a entraîné une forte hausse de l’endettement public, dans un contexte où le vieillissement démographique va fortement peser sur les finances publiques. Enfin, tous ces pays ont connu un fort ralentissement de l’inflation, mais seul le Japon a véritablement basculé dans la déflation. Les taux directeurs de la Banque du Japon étaient déjà à un faible niveau avant la crise, si bien qu’ils butèrent rapidement à leur borne inférieure zéro (zero lower bound). Au cours de la récente crise mondiale, les banques centrales ont agi plus agressivement, notamment en élargissant la taille de leur bilan et ce précisément pour éviter de connaître un scénario de croissance à la japonaise. Cette réaction des autorités monétaires ne se révèle toutefois pas suffisante pour assurer une croissance soutenue aux Etats-Unis et aux pays européens.

GRAPHIQUE 2  PIB réel (en indices base 100 pour l’année de crise)

Hoshi--PIB.png

source : Hoshi et Kashyap (2013)

Pour Hoshi et Kashyap, le retard accumulé dans la recapitalisation des banques et le manque de réformes structurelles ont retardé la reprise au Japon, ce qui explique pourquoi celui-ci a connu une stagnation durable de son activité. L’impopularité d’un précédent sauvetage bancaire a amené les autorités nippones à hésiter longuement avant de véritablement recapitaliser les établissements financiers. Elles ont également été réticentes à annoncer la taille des pertes bancaires par peur de déclencher une panique. En raison de la faible croissance économique, l’environnement macroéconomique ne s’est pas révélé favorable à la mise en place de réformes structurelles. Pour les deux auteurs, l’Europe fait face aujourd’hui aux mêmes obstacles que le Japon a rencontrés quelques décennies plus tôt dans la réforme du système bancaire. La recapitalisation bancaire a été particulièrement lente en Espagne, en France et en Italie, si bien que ces trois pays sont susceptibles de connaître une stagnation économique à la japonaise. 

 

Référence

HOSHI, Takeo, & Anil K. KASHYAP (2013), « Will the U.S. and Europe avoid a lost decade? Lessons from Japan’s post crisis experience », article présenté lors de la 14ième conférence annuelle Jacques Polak, à Wasington, octobre.

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5 novembre 2013 2 05 /11 /novembre /2013 14:10

La Grande Récession a fortement creusé les déficits budgétaires dans les pays avancés, alors même que le niveau des dettes publiques était initialement élevé. Bien que la reprise de l’activité n’était pas encore assurée, les Etats-membres de la zone euro ont resserré leur politique budgétaire en 2010 pour réduire l’endettement public, en particulier dans la « périphérie ». Or selon une conception qui fait plutôt consensus parmi les économistes, les gouvernements doivent adopter une politique expansionniste lors d’une récession afin de stimuler la demande globale et ramener l’économie au plein emploi. Même si l’Etat doit s’endetter pour financer son plan de relance, la stimulation subséquente de l’activité lui permet d’accroître ses recettes fiscales. A l’extrême, pour certains, le plan de relance est même susceptible de s’autofinancer entièrement, si bien que même les Etats endettés peuvent utiliser l’arme budgétaire face aux crises économiques [DeLong et Summers, 2012]. Inversement, la mise en œuvre d’un plan d’austérité lors d’une récession ne peut qu’accélérer le déclin de la demande globale, donc réduire les recettes fiscales et conduire finalement à une envolée des ratios d'endettement public. Dans cette optique, c’est bien lors des épisodes d’expansion et non de récession que l’Etat doit consolider ses finances publiques. 

A l’opposé, d’autres nourrissent l’idée d’une « austérité expansionniste » (expansionary austerity). Selon Alberto Alesina, qui en est le principal promoteur, il n’est pas rare que des périodes de forte expansion suivent les resserrements budgétaires. Une baisse des dépenses publiques peut susciter de la confiance chez les agents privés et les inciter à dépenser en leur suggérant que de moindres efforts budgétaires seront nécessaires à l’avenir. En l’occurrence, l’austérité peut conduire à une baisse des primes de risque favorable à l’investissement. Lors d’une récession, non seulement la stimulation de l’activité privée compense la baisse des dépenses publiques, mais elle est susceptible d’entraîner au final, non pas un freinage, mais une accélération de la croissance. Cet effet expansionniste serait d’autant plus important que l’Etat est initialement endetté. Si la thèse d’Alesina est loin d’être soutenue par l’ensemble des travaux réalisés autour de la politique budgétaire, elle s’est toutefois révélée influente ces dernières années, notamment auprès des autorités européennes [Coy, 2010].

Le débat s’est parfois cristallisé autour de la taille des multiplicateurs budgétaires : s’ils sont élevés, la politique budgétaire est susceptible de puissamment affecter l’activité économique. Or, Olivier Blanchard et Daniel Leigh (2013), parmi d’autres, ont montré que les multiplicateurs étaient beaucoup plus élevés lors de la Grande Récession qu'auparavant, ce qui suggère que les économies avancées ont été particulièrement sensibles aux évolutions budgétaires lors de la crise mondiale.

De leur côté, au lieu de comparer les épisodes de consolidation budgétaire pour mettre les différentes thèses en concurrence, Anusha Chari et Peter Blair Henry (2013) mettent en parallèle les performances d’économies déprimées où un plan de relance fut mis en œuvre avec celles où des mesures d’austérité furent au contraire adoptées. En l’occurrence, les auteurs ont comparé la crise asiatique de 1997-1998 avec la récente crise de la zone euro, en reliant les performances macroéconomiques aux évolutions de la politique budgétaire. Ils rappellent qu’au début de la crise asiatique, le FMI a exhorté les pays touchés de consolider leurs finances publiques afin d’améliorer leur solde courant. Puisqu’ils étaient sur le point de perdre l’accès aux marchés financiers, les pays asiatiques ont accepté les conditions posées par le FMI pour obtenir une aide. Toutefois, selon Chari et Henry, l’ajustement budgétaire en Asie fut beaucoup plus modeste qu’on ne le pense habituellement. Surtout, même si le FMI conseilla aux pays est-asiatiques de resserrer leur politique budgétaire au début de la crise, l'institution changea d’avis un an après et leur préconisa finalement de l’assouplir.

Les autorités budgétaires ont fait l'inverse en Europe lors de la récente crise. Dès l’automne 2008, le FMI a encouragé les gouvernements des pays avancés à assouplir leur politique budgétaire pour amortir le puissant choc que subissait l’économie mondiale. Les pays européens ont ainsi procédé dans un premier temps à une relance de leur activité, mais avant d’opter brutalement pour l’austérité deux ans après, lorsque la crise grecque amena les marchés à douter de la soutenabilité des dettes publiques. En outre, l’ampleur des consolidations que la BCE, la Commission européenne et le FMI ont exigées des pays périphériques de la zone euro en contrepartie de prêts d’urgence est moindre que l’ampleur des ajustements initialement mis en œuvre en Asie. Or, selon Chari et Henry, ce sont précisément ces différences dans l’orientation de la politique budgétaire qui expliquent la divergence des trajectoires de la production et l’emploi entre les deux régions.

GRAPHIQUE 1  Taux de croissance du PIB réel (en %)

Chari--Henry--croissance--zone-euro--asie--Martin-Anota-.png

source : Chari et Henry (2013)

La crise asiatique et la crise de la zone euro se sont toutes les deux immédiatement traduites par une contraction de l’activité. Le graphique 1 représente le taux de croissance, d’une part, de la Corée du Sud, de l’Indonésie, de la Malaisie et de Thaïlande lors de la crise asiatique (ligne bleue) et, d’autre part, de l’Espagne, de la Grèce, de l’Irlande, l’Italie et du Portugal durant la crise de la zone euro (ligne rouge). Lors des deux épisodes, la croissance ne suit pas la même trajectoire suite au choc. Les pays est-asiatiques connaissaient un taux de croissance moyen de 7 % lors des quatre années précédant la crise. Le PIB a diminué de 9 % lors de l’année de crise. La reprise a toutefois été rapide et soutenue, puisque le taux de croissance s’élevait en moyenne à 5 % au cours des quatre années suivantes. Les pays est-asiatiques ont ainsi connu une reprise en V. 

Les événements furent différents dans les pays périphériques de la zone euro. Le taux de croissance annuel moyen s’élevait à 3 % lors des quatre années avant la crise. La production diminua de 5 % lors de la première année de crise, puis la contraction ralentit au cours des deux années suivantes. Malheureusement, la contraction s’accélère à nouveau trois ans après la crise, et le PIB diminua de 2,5 % au cours de la quatrième année. Non seulement la périphérie de la zone euro a ainsi ainsi une récession en double creux (double dip), mais elle peine toujours aujourd’hui à amorcer une véritable reprise.

GRAPHIQUE 2 Taux de chômage (en %)

Chari--Henry--chomage--zone-euro--asie--Martin-Anota-.png

source : Chari et Henry (2013)

L’emploi a suivi les mêmes dynamiques que le PIB lors des deux épisodes : tandis que le chômage reflue rapidement suite à la crise asiatique, il continue à progresser suite à la crise de la zone euro et atteint aujourd’hui des niveaux insoutenables (cf. graphique 2). Si besoin est, ces deux graphiques rappellent que l'évolution du taux de chômage dépend intimement de la croissance économique.

Les tests empiriques que réalisent les auteurs confirment que les pays asiatiques ont tout d’abord resserré, puis assoupli leur politique budgétaire face à la crise, tandis que les pays périphériques de la zone euro ont fait l’inverse, adoptant des mesures d’austérité avant même qu’une reprise de l’activité soit à l’œuvre. Ces différences dans l’orientation de la politique budgétaire expliquent effectivement les comportements du PIB et du chômage. En Asie, les effets de la crise sur l’économie ont tout d'abord été accentués avec la prime consolidation, mais la politique budgétaire fut ensuite assouplie et contribua à une reprise rapide. En zone euro, il y a les répercussions de la crise mondiale sur les pays-membres furent tout d'abord amorties par la relance budgétaire, mais les mesures austérité qui furent par la suite adoptées se révélèrent particulièrement dommageables à l’activité.

Ces résultats confirment l’idée que les multiplicateurs sont beaucoup plus élevés lors des récessions qu’en temps normal. Pour Chari et Henry, les pays connaissent une reprise plus rapide lorsqu’ils poursuivent une politique budgétaire contracyclique. Ils rejettent en outre la thèse d’une austérité expansionniste si chère à Alesina. Ce n’est pas les efforts initiaux de consolidation, mais bien les efforts subséquents de relance qui ont permis aux économies est-asiatiques de renouer rapidement avec une croissance soutenue. Réciproquement, l’austérité adoptée par les pays périphériques n’a conduit qu’à accélérer la contraction de l’activité et empêcher l’amorce d’une reprise. Chari et Henry rejoignent ainsi les conclusions d’autres auteurs comme Paul De Grauwe et Yuemei Ji (2013) : les autorités budgétaires sont bel et bien responsables du basculement de la zone euro dans une nouvelle récession en 2011. 

 

Traductions

BLANCHARD, Olivier, & Daniel LEIGH (2013), « Growth forecast errors and fiscal multipliers », IMF working paper, n° 13/1, janvier.

CHARI, Anusha, & Peter Blair HENRY (2013), « Two tales of adjustment: East Asian lessons for European growth », présenté lors de la onzième conférence annuelle Jacques Polak du FMI, novembre. 

COY, Peter (2010), « Keynes vs. Alesina. Alesina who? », in Bloomberg Business Week, 29 juin.

DE GRAUWE, Paul, & Yuemei JI (2013), « The legacy of austerity in the eurozone », CEPS Commentary, 4 octobre.

DELONG, J. Bradford, & Lawrence H. SUMMERS (2012), « Fiscal policy in a depressed economy », 20 mars.

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25 juin 2013 2 25 /06 /juin /2013 21:59

La Banque des règlements internationaux (BRI) a remis ce dimanche son rapport pour l'année écoulée. Elle y déplore le faible rythme de la croissance. Celle-ci ne tient toutefois pas seulement à la crise. Les économies avancées font face, selon elle, à de profonds problèmes structurels. Ces dernières années, les gains de productivité ont été faibles, en particulier dans les pays où les déséquilibres ont été les plus aigus. En s’hypertrophiant, les secteurs de la finance et de l’immobilier ont non seulement été à l’origine des déséquilibres qui ont mené à la crise, mais ils ont par également détourné de nombreuses ressources hors de l’innovation ; leur forte contraction a par la suite donné un coup d’arrêt à la croissance. Aujourd’hui, les rigidités structurelles, qui touchent aussi bien les marchés des produits que le marché du travail, contrarient la réallocation du travail et du capital, ce qui empêche la destruction créatrice de suivre pleinement son cours. Les autorités publiques doivent alors mettre en œuvre les réformes structurelles permettant d’allouer les ressources économiques vers les secteurs les plus productifs.

Le surendettement des ménages et des entreprises continue de peser sur la croissance. Par conséquent, les agents privés doivent poursuivre le nettoyage de leur bilan. La crise mondiale a aussi fortement creusé les déficits publics et amené la dette publique à des niveaux historiques. A moyen terme, le vieillissement des populations va elle-même fortement peser sur les finances publiques. A très court terme, les taux à long terme sont susceptibles de brutalement s'élever, ce qui accroîtrait fortement le fardeau de la dette. Les pertes sur les seuls titres du Trésor américain pourraient atteindre mille milliards de dollars si les rendements grimpent de 300 points de base. La France, l’Italie, le Japon et le Royaume-Uni pourraient alors perdre entre 15 à 35 % de leur PIB. Les déséquilibres budgétaires menacent ainsi directement la stabilité financière. Même si les marchés obligataires ne connaissent pas de turbulences, un niveau élevé de dette publique est susceptible de nuire à la croissance. La BRI estime alors crucial que les Etats redoublent leurs efforts de consolidation pour maintenir leur endettement sur une trajectoire soutenable, préserver la stabilité financière et favoriser la croissance économique. Retarder les efforts d’assainissement ne pourrait qu’en accroître les coûts à l’avenir. Un vaste plan d’assainissement budgétaire concentré sur sa phase initiale préserverait la confiance des épargnants et maintiendrait les primes de risque souverain à un faible niveau, ce qui réduirait la probabilité que les Etats aient à procéder à des plans d’austérité désordonnés sous la pression des marchés. 

Pourtant, la BRI estime que les Etats n’ont pas profité du temps de répit apporté par les autorités monétaires pour mettre en œuvre les réformes structurelles nécessaires, ni même pour assainir les finances publiques. En ramenant leur taux directeur au plus proche de leur niveau plancher et en procédant à de larges achats d’actifs, les banques centrales ont en effet permis de stabiliser les conditions de financement. Ces mesures exceptionnelles ont enrayé les tensions financières et amorti la chute de l’activité lors de la Grande Récession. Depuis 2007, l’actif de l’ensemble des banques centrales a doublé et atteint désormais 30 % du PIB mondial. Or, la BRI considère que les taux zéro et l’assouplissement quantitatif nuisent désormais davantage à l’activité qu’ils ne la favorisent. D’une part, le potentiel de l’économie est certainement surestimé, puisque le boom d’avant-crise a dissimulé une mauvaise allocation des ressources. En outre, l’analyse des précédentes crises financières suggère qu’elles réduisent en général fortement la production potentielle. Puisque l’écart de production (output gap) est plus  faible qu’attendu, les banques centrales ne peuvent que faiblement stimuler l’activité, et ce d’autant plus que les primes de risque et les taux d’intérêt sont déjà historiquement bas. D’autre part, la persistance du taux d’intérêt à un faible niveau peut créer des distorsions à long terme, en favorisant une prise de risque excessive sur les marchés financiers, en alimentant des bulles et déséquilibres sectoriels ou justement en incitant les Etats à retarder les efforts de consolidation budgétaire. La politique monétaire avait déjà été excessivement accommodante tout au long des années deux mille, ce qui avait alimenté les déséquilibres qui ont conduit à la Grande Récession. Avec les taux directeurs exceptionnellement bas dans les pays avancés, les pays émergents ont dû faire face à l’appréciation de leur taux de change et à des afflux de capitaux potentiellement déstabilisateurs. En raison de ces diverses inquiétudes, la BRI recommande aux banques centrales non seulement de ne plus chercher à stimuler l’activité, mais au contraire de relever les taux directeurs. Cette manœuvre renforcerait la stabilité financière plus qu’elle ne la menacerait. Certes le resserrement de la politique monétaire américaine avait conduit à une crise sur les marchés obligataires en 1994, mais aujourd’hui les banques centrales sont bien plus transparentes et savent mieux gérer les anticipations. En outre, le développement des innovations financières a permis aux investisseurs de se couvrir plus efficacement. 

Le rapport de la BRI a suscité une vague de réactions hostiles. Qu’il s’agisse de l’analyse de la crise mondiale ou des recommandations en termes de politique économique, plusieurs économistes déplorent qu’elle entre en étroite résonance avec les théories de l’école autrichienne [Avent, 2012 ; Evans-Pritchard, 2013]. La conception du cycle que développe la BRI est hayékienne : le « malinvestissement » qui fut entrepris lors du boom doit à présent être sanctionné par une crise. Tant que les déséquilibres subsistent, la croissance ne pourra retrouver un rythme soutenable. Le retournement de l’activité apparaît comme une étape essentielle dans le processus de destruction créatrice, donc le premier doit arriver à son terme pour que le second puisse jouer à plein. 

La BRI accepte l’idée selon laquelle la crise et la faiblesse de la reprise reposent (du moins en partie) sur une insuffisance de la demande globale. Toutefois, elle n’appelle pas à stimuler la demande, mais seulement à adopter des politiques structurelles, c’est-à-dire qui favorisent l’offre. Or, pour Antonio Fatas (2013), qu’il y ait effectivement ou non des problèmes structurels, les économies avancées font encore face à un large écart de demande. Fatas rejette également l’idée que les politiques budgétaire et monétaire se soient montrées extrêmement accommodantes que ce soit lors de la crise ou sur l'ensemble de la dernière décennie. Pour lui, au contraire, les politiques conjoncturelles poursuivies lors de la Grande Récession ont été moins expansionnistes que lors des précédents ralentissements de l'activité, ce qui expliquerait notamment la faiblesse de la reprise actuelle. En particulier, si la politique monétaire s’était effectivement montrée trop accommodante ces 13 dernières années, elle aurait provoqué une accélération de l’inflation, ce qui n’est pas le cas. Une politique monétaire est accommodante non pas quand le taux d’intérêt est faible en valeur absolue, mais lorsqu’il est inférieur au taux d’intérêt d’équilibre [Avent, 2012]. Avec la hausse de l’épargne et l’écroulement de l’investissement au niveau mondial, la crise s’est traduite par une chute de ce dernier. A partir de 2008, le taux d’intérêt tel que l’impliquait une règle de Taylor était (parfois substantiellement) négatif dans plusieurs économies, si bien que les banques centrales ont eu beau ramener leurs taux à leur niveau plancher, les politiques monétaires se sont révélées excessivement restrictives durant la Grande Récession. Si les banques centrales fixaient effectivement leur taux directeur à 3 % comme le suggère la BRI, l’impact restrictif de la politique monétaire sur l’activité en serait alors dramatiquement amplifié.

Scott Sumner estime que repousser la fin de l’assouplissement quantitatif et des taux zéro à une date ultérieure n’est pas en soi nuisible à l’activité ; le risque est plutôt celui de faire basculer l’économie mondiale dans la dépression en normalisant hâtivement les politiques conjoncturelles [Evans-Pritchard, 2013]. Lorsque la Fed retarda la normalisation de la politique monétaire en 1951, les dommages furent réduits et rapidement contenus. En revanche, aux Etats-Unis en 1937 ou au Japon en 2000, les autorités monétaires resserrèrent trop rapidement la politique monétaire et l’économie plongea à nouveau en récession. Sumner craint en particulier que la zone euro connaisse le même régime déflationniste que l’économie japonaise si elle suit les conseils de la BRI et persiste à mener des politiques d’austérité. La crise du crédit subprime démontre en outre que l’innovation financière n’a pas permis aux agents financiers de réduire leur exposition aux risques, mais plutôt d’en prendre davantage. Un resserrement précoce de la politique monétaire est donc bel et bien susceptible par entraîner une crise obligataire comme en 1994. En envisageant d’arrêter plus rapidement que prévu l’assouplissement monétaire, la dernière réunion de la Fed a déjà conduit à une plus forte volatilité sur les marchés financiers et une hausse rapide des rendements obligataires. 

Pour sa part, Paul Krugman (2013) s’étonne que la BRI ignore plusieurs études qui ont récemment jeté un nouveau regard sur la politique économique, mais s’appuie par contre sur certains travaux (aujourd’hui discrédités) de Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff (2010) pour démontrer la dangerosité d’un niveau élevé d'endettement public pour l’activité économique. Simon Wren-Lewis (2013) rejette les arguments que la BRI avance pour justifier un resserrement immédiat de la politique budgétaire. Même si une réduction de la dette publique est favorable à la croissance, cela ne signifie aucunement que les Etats aient à consolider leurs finances au cœur d’une récession. Si les agents privés et publics se désendettent simultanément au niveau mondial, la remontée des taux d’épargne se traduira par une forte chute de la demande globale. Les ratios dette sur PIB sont alors susceptibles de s’élever à nouveau si le dénominateur chute plus rapidement que le numérateur. Non seulement l’austérité budgétaire est susceptible de pénaliser l’activité, mais les autorités risquent également d’atteindre le résultat opposé à celui recherché. La BRI déplore que les ratios de dette aient justement fortement augmenté dans plusieurs pays avancés, mais les pays avancés qui ont connu les plus fortes hausses du ratio (en l’occurrence l’Irlande, le Portugal, le Royaume-Uni et la Grèce) sont justement ceux qui poursuivent une austérité débridée. L’impact des plans d’austérité budgétaire sur l’activité économique pourrait être amorti avec un assouplissement de la politique monétaire, mais la BRI exclut cette possibilité en exigeant un relèvement des taux. Elle conteste ainsi l’idée largement répandue selon laquelle la politique monétaire expansionniste est nécessaire lorsque les gouvernements consolident leurs finances ou mettent en œuvre des réformes structurelles [Evans-Pritchard, 2013].

Matthew Yglesias (2013) s’interroge sur le lien que la BRI semble établir entre la politique monétaire et les autres volets de politique économique. Selon lui, l’idée de rendre les banques centrales indépendantes consistait finalement à donner une directive précise (en l’occurrence, celle de stabiliser la demande) à un groupe d’experts qui aurait toute latitude pour la respecter. Or, selon la conception de la banque centrale que semblent partager la BRI et la BCE, celle-ci joue un rôle de « super-gouvernement » en concevant un véritable programme de politique économique et en utilisant la politique monétaire comme levier pour le faire appliquer. La BRI estime en l’occurrence que les économies avancées nécessitent des politiques structurelles. Puisque la détente monétaire réduit l’incitation à mettre en œuvre les politiques structurelles, la banque centrale aurait alors à resserrer sa politique monétaire pour accélérer leur adoption. Ryan Avent retrouve dans les rapports de la BRI ce qu’il considère être comme l’une des plus graves erreurs que commettent actuellement les banquiers centraux, en l’occurrence celle de négliger leur champ d’action légitime (en l’occurrence celui de la demande) pour investir des territoires échappant à leur juridiction (notamment la politique budgétaire, la politique sociale, etc.) et pour influencer les décisions des autres institutions économiques, notamment celles qui ont été démocratiquement constituées.

 

Références

AVENT, Ryan (2012), « The twilight of the central banker », in Free Exchange (blog), 26 juin.

BRI (2013), rapport annuel, n° 83. 

EVANS-PRITCHARD, Ambrose (2013), « BIS fears fresh bank crisis from global bond spike », in The Telegraph, 24 juin.

FATAS, Antonio (2013), « BIS: Bank for inconsistent studies », in Antonio Fatás and Ilian Mihov on the Global Economy (blog), 24 juin.

KRUGMAN, Paul (2013), « Dead-enders in dark suits », in The Conscience of a Liberal (blog), 24 juin. 

REINHART, Carmen, & Kenneth ROGOFF (2010), « Growth in a time of debt », in American Economic Review, vol. 100, n° 2, mai.

WREN-LEWIS, Simon (2013), « The intellectual bankruptcy of the austerians », in Mainly Macro (blog), 24 juin.

YGLESIAS, Matthew (2013), « Bank for International Settlements calls on central banks to whip the naughty children into line”, in Money Box (blog), 24 juin.

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