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7 mars 2013 4 07 /03 /mars /2013 19:04

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A l’exception du Japon, les rendements nominaux sur les obligations souveraines à dix ans ont évolué de la même manière au cours de la dernière décennie pour les principales économies avancées. A long terme, ils ont connu une forte tendance à la baisse et demeurent toujours à des niveaux historiquement faibles (cf. graphique 1). Dans un discours prononcé à San Francisco, Ben Bernanke (2013), le président de la Réserve fédérale, s’est penché sur ces évolutions et a souligné les diverses menaces que celles-ci impliquent pour la stabilité macrofinancière. Il a ainsi précisé les multiples contraintes qui pèsent sur l’orientation future de la politique monétaire américaine.

GRAPHIQUE 2  Rendements nominaux sur les obligations d’Etat à dix ans

TauxLongsBen1.jpg

source : Bernanke (2013)

Pour expliquer ces tendances, Bernanke revient sur la composition du taux nominal à dix ans. Celui-ci peut être désagrégé en trois composantes : les anticipations d’inflation, les anticipations des futurs taux de court terme et une composante résiduelle appelée prime à terme (term premium). Lorsque l’on observe à long terme, les taux effectifs et anticipés de l’inflation diminuent depuis le début des années quatre-vingt, ce qui exerce une pression à la baisse sur les taux longs (cf. courbe en bleu sur le graphique 2). Les anticipations d’inflation constituent toujours une composante positive des taux de long terme, mais bien plus faiblement que par le passé.

GRAPHIQUE 2  Décomposition du rendement des titres du Trésor à dix ans

TauxLongsBen2.jpg

source : Bernanke (2013)

Ensuite, les anticipations de futurs taux courts ont quant à elles connu une chute significative dans les économies majeures depuis 2006 (cf. courbe en noir). Selon Bernanke, la faiblesse des taux d’intérêt réels reflète la fragilité de la reprise dans les économies avancées, voire la dégradation de leurs perspectives de croissance à long terme. Cette atonie de l’activité exige que la politique monétaire demeure durablement accommodante pour consolider la reprise et réduire les risques déflationnistes. Les marchés s’attendent actuellement à ce que les taux courts restent en moyenne très proches de zéro au cours des dix prochaines années. La Fed conforte ces anticipations en réaffirmant régulièrement son intention de maintenir son taux directeur proche de zéro pour une grande partie de cette période.

La prime de terme a elle aussi diminué (cf. courbe en vert). Elle est particulièrement faible depuis le milieu des années deux mille. Selon Bernanke, cette baisse s’expliquerait avant tout par les faibles rendements et par la forte demande pour les titres de dette publique américains. La Fed contribue à cette demande à travers ses achats d’actifs à grande échelle. Les banques centrales et gouvernements des pays qui accumulent des réserves de devises sont une autre source de demande ; celle-ci apparaît alors comme la contrepartie des excédents de compte courant. Enfin, Bernanke rappelle que les titres de dette souveraine émis par les Etats-Unis jouent un rôle d’actifs sûrs ; par conséquent, ils ont été l’objet d’une forte demande avec les turbulences sur les marchés financiers et les comportements de fuite vers la sécurité (flight to safety), en particulier à partir de 2010.

La Fed a volontairement contribué, tant à travers ses mesures conventionnelles ou bien non conventionnelles, à cette évolution des taux longs. En réduisant fortement son taux directeur et en réaffirmant régulièrement sa détermination à le maintenir à un faible niveau tant que cela apparaît nécessaire, la banque centrale influence la deuxième composante des taux longs. Ses achats d’actifs à grande échelle affectent quant à eux la prime de terme. Ces diverses mesures visent précisément à améliorer l’environnement macroéconomique. Le faible niveau des taux d’intérêt est susceptible de stimuler l’investissement fixe et plus largement la demande globale, donc de renforcer la reprise économique. Les emprunteurs sont incités à allonger la maturité de leur dette. Plus spécifiquement, de faibles taux sur les crédits hypothécaires favorisent l’emprunt des ménages pour l’investissement immobilier, qui s'est révélé être le principal moteur de la reprise suite aux diverses récessions que les Etats-Unis ont connues au cours de l'histoire.

Toutefois, la faiblesse des taux longs pourrait menacer la stabilité financière, en l’occurrence si elle persiste ou bien si les taux longs remontent brutalement. En effet, lorsque les rendements sont faibles, les agents privés sont susceptibles de prendre des risques excessifs pour générer de la rentabilité, notamment en faisant l'usage d’un fort levier d’endettement. A ce titre, la Fed est justement accusée d’avoir maintenu ses taux directeurs trop longtemps top bas durant la première moitié des années deux mille et d’avoir ainsi directement contribué à l’accumulation des déséquilibres macrofinanciers qui ont conduit à la crise financière de 2007. En retardant le resserrement monétaire, la banque centrale étasunienne s’expose au risque de voir le même scénario se répéter. Elle doit également prendre en compte un second risque : si les taux longs remontent brutalement, les détenteurs d’instruments à revenu fixe subiront d’importantes pertes en capital. Les deux risques tendent en outre à se renforcer mutuellement. En effet, les investisseurs peuvent gagner en rentabilité en prenant un risque de duration et les pertes associées à une brutale remontée des taux longs seront alors particulièrement lourdes.

Ces risques pourraient être atténués par un resserrement de la politique monétaire, mais celui-ci serait alors susceptible d’endommager l’activité économique : une hausse prématurée des taux directeurs saperait une reprise déjà fragile, génèrerait des pressions déflationnistes et serait finalement elle-même source d’instabilité financière. Un éventuel resserrement de la politique monétaire pourrait même conduire paradoxalement à une nouvelle diminution des taux longs : les anticipations d’inflation et de croissance seraient revues à la baisse ; la dégradation de l’activité et la déstabilisation des marchés financiers renforceraient la demande d’actifs sûrs. Seule une économie forte peut offrir des rendements réels élevés aux épargnants et investisseurs.

Afin d’atténuer le risque de brutales hausses de taux d’intérêt, la Fed cherche activement à jouer sur le canal des anticipations. Depuis quelques années, elle détaille toujours plus amplement ses prévisions macroéconomiques, justifie davantage ses décisions, mais rend aussi publiques ses propres anticipations quant à l’orientation future de sa politique monétaire. En déclarant le probable sentier que suivra à l’avenir son taux directeur et en s’efforçant de le respecter, la Fed espère gagner en crédibilité et ancrer plus efficacement les anticipations des agents privés. Cette stratégie de forward guidance  vise non seulement à renforcer la stabilité financière, mais aussi à catalyser la reprise économique : la garantie d’un maintien des taux directeurs à un faible niveau, malgré l'apparition d’éventuelles poussées inflationnistes, stimulerait la demande globale.

Ryan Avent (2013) tire plusieurs conclusions du discours de Bernanke. Tout d’abord, la stabilité des prix, en poussant les taux nominaux à de faibles niveaux, apparaîtrait comme un obstacle à la stabilité macroéconomique et financière ; on retrouve l'une des conclusions de la Banque des Règlements Internationaux. En outre, une accélération de l’inflation pourrait être associée à des taux de rendement plus élevés. En effet, à court terme, lorsque les taux nominaux sont contraints par leur borne inférieure zéro (zero lower bound), la seule manière de réduire les taux réels de court terme est de pousser les anticipations d’inflation à la hausse. Dans une situation de trappe à liquidité, une corrélation apparaîtrait alors entre l’inflation et la croissance réelle. Avent en conclut que les banques centrales font peut-être face à un nouveau trilemme à moyen terme : elles ne peuvent simultanément obtenir une faible inflation, un faible chômage et la stabilité financière. Elles doivent nécessairement abandonner l'un des trois objectifs pour espérer atteindre les deux autres.

 

Références

AVENT, Ryan (2013), « Monetary policy: The low rate conundrum », in Free Exchange (blog), 4 mars.

BERNANKE, Ben S. (2013), « Long-term interest rates », discours à la Réserve fédérale de San Francisco, 1er mars.

HAMILTON, James (2013), « Bernanke on long-term interest rates », in Econbrowser (blog), 3 mars.

TURNER, Philip (2013), « Benign neglect of the long-term interest rate », Banques des Règlements Internationaux, working paper, n° , février.

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6 janvier 2013 7 06 /01 /janvier /2013 21:23

En 2008, les banques centrales ont réagi (à une exception près…) à l’aggravation des turbulences sur les marchés financiers et interbancaires en diminuant leurs taux directeurs, mais ces dernier se sont très rapidement rapprochés de leur limite inférieure zéro (zero lower bound), voire ont fini par l’atteindre. Or, la gravité de la récession fut telle qu’une règle de Taylor traditionnelle aurait impliqué que les autorités monétaires fixent un taux négatif. Dans cette situation de trappe à liquidité (liquidity trap), les banques centrales se sont alors résolues à adopter des mesures « non conventionnelles » pour contenir l’instabilité financière et stimuler l’activité économique. La Réserve Fédérale, sous la présidence de Ben Bernanke, a notamment procédé à des achats de titres de long terme tout en vendant simultanément des titres de court terme afin de diminuer les taux d’intérêt à long terme : c'est l'opération Twist. La banque centrale américaine a parallèlement adopté la pratique du forward guidance, à travers laquelle elle espère influencer les anticipations des marchés.

Les théories macroéconomiques contemporaines, auxquelles Ben Bernanke lui-même a contribué, considèrent en effet que les anticipations des agents (notamment en ce qui concerne l’orientation future de la politique monétaire) se révèlent déterminantes pour façonner l’impact des décisions des autorités monétaires sur l’économie. En particulier, selon Michael Woodford, la demande globale ne dépend pas seulement des taux d'intérêt courants de court terme, mais aussi des taux anticipés de long terme, qui dépendent quant à eux des taux anticipés de court terme. Même lorsque le taux directeur est contraint par son niveau plancher et que l’on peut s’attendre à ce qu’il le sera encore sur plusieurs trimestres,  les agents ne réagiront pas de la même manière à l’annonce de sa fixation à un niveau donné selon les anticipations qu’ils auront formulé concernant les prochaines mesures des autorités monétaires. Dans une situation de trappe à liquidité, ces anticipations vont même davantage importer qu’en temps normal. Si les agents anticipent que le taux d’intérêt nominal restera inchangé sur un certain nombre de trimestres, alors les anticipations relatives aux conditions économiques qui prévaudront après cette période auront un effet particulièrement large sur l’économie courante. Par conséquent, la politique monétaire peut gagner en efficacité si les banquiers centraux informent les marchés des mesures qu’ils prendront à l’avenir, bien au-delà de la prochaine réunion des gouverneurs. La pratique du forward guidance correspond précisément à l’envoi de signaux aux marchés pour les informer de la probable trajectoire que le taux directeur suivra dans le futur.

L'analyse de la décennie perdue au Japon réalisée par Paul Krugman (1999) et l'étude de Gauti Eggertsson et Michael Woodford (2003) ont suggéré qu’un banquier central confronté à une trappe à liquidité peut stimuler la demande agrégée dans la période courante en promettant de manière crédible de garder le taux directeur à zéro plus longtemps que ne le requerront à l'avenir les conditions économiques et en générant ainsi un boom de l’activité dans une période ultérieure. Selon les modèles de la nouvelle économie keynésienne, si les agents anticipent une hausse du revenu réel et du niveau général des prix dans une période future, ils seront incités à accroître dès à présent leurs dépenses réelles, ce qui devrait en outre immédiatement se traduire par des tensions inflationnistes. Si la banque centrale a pour objectif de cibler un taux d’inflation, alors les taux d’intérêt à court terme tendront à augmenter, ce qui contiendra l'accroissement des dépenses et freinera la hausse des prix. En revanche, si les taux d’intérêt nominaux restent inchangés, la hausse des dépenses sera plus élevée, ce qui, lors d’une récession, permettrait aux autorités monétaires de stimuler l’activité économique.

Dans ce contexte, le forward guidance se révèle important pour au moins deux raisons [Woodford, 2012]. D’une part, il est possible que le public ne discerne pas distinctement les intentions de la banque centrale. Cette incertitude s’avère particulièrement problématique si la borne inférieure zéro oblige la banque centrale à maintenir sa politique monétaire davantage resserrée qu’elle ne l’aurait souhaité et si elle désire convaincre les agents que la politique monétaire sera davantage assouplie que ne l’exigent les conditions économiques une fois que le niveau plancher cessera d’être une contrainte. Si la banque centrale clarifie ses propos et promet une politique plus assouplie plus tard, alors le niveau excessivement élevé des taux réels dans la période courante sera moins nuisible pour l’activité à court terme. D’autre part, le forward guidance oblige les autorités monétaires à davantage tenir leur engagement, ce qui améliore leur crédibilité et ancre encore plus efficacement les anticipations.

Dès la fin des années quatre-vingt, les banques centrales des économies avancées ont cherché à être plus transparentes. La banque centrale de Nouvelle-Zélande avait été la première à adopter le ciblage d’inflation ; poussant plus loin la logique de la transparence, elle fut également la première à adopter le forward guidance : en 1997, elle annonce en effet une trajectoire pour le taux interbancaire à 3 mois. Convaincues par les travaux qui se sont développé autour du concept de forward guidance, la Banque centrale de Norvège, la Banque royale de Suède et la Banque nationale tchèque embrassent respectivement celui-ci en 2005, en 2007 et en 2008. De son côté, la Fed a implicitement adopté cette pratique entre août 2003 et décembre 2005. Elle l’adopte à nouveau implicitement trois ans plus tard, avant de l’utiliser plus explicitement à partir d’août 2011. La déclaration prononcée par Ben Bernanke le 13 septembre 2012, selon laquelle la Fed ne relèvera pas ses taux avant l’année 2015, entre précisément dans cette stratégie d’ancrage des anticipations.

Cependant, même parmi les nouveaux keynésiens, tous les auteurs ne partagent pas l’idée que la pratique du forward guidance, voire même l’accroissement de la transparence, améliorent l’efficacité de la politique monétaire [Kool et Thornton, 2012]. Certains suggèrent notamment qu’elle pourrait perturber les marchés financiers si les agents économiques accordaient trop confiance dans la trajectoire de taux annoncée par la banque centrale et ne tenaient pas compte des autres informations qui se révèleront pertinentes pour les prochaines fixations du taux directeur. Les participants aux marchés seraient notamment susceptibles d’adopter un comportement grégaire et de réagir excessivement aux annonces des autorités monétaires. Une plus grande transparence pourrait fortement éloignée les anticipations des fondamentaux et finalement alimenter la formation de bulles sur les marchés d’actifs. De plus, pour être efficace, le forward guidance exige de la banque centrale qu’elle maintienne son taux directeur au niveau précédemment annoncé, et ce même si les conditions économiques ont entre-temps suffisamment changé pour justifier un ajustement du taux directeur. Une banque centrale pratiquant le forward guidance risque donc de ne pas modifier ses taux aussi rapidement qu’elle ne le devrait en réaction aux nouvelles informations. Un tel ajustement porterait atteinte à sa crédibilité, or celle-ci est justement essentielle à l’efficacité du forward guidance. Enfin, une telle stratégie pose un douloureux problème pratique dans sa mise en oeuvre : elle nécessite un consensus de la part des gouverneurs concernant la trajectoire future du taux directeur, or il n’est déjà pas évident d’en obtenir lors d’une réunion.

Clemens Kool et Daniel Thornton (2012) ont récemment évalué l’efficacité du forward guidance pour quatre banques centrales l’ayant adopté, en l’occurrence celles des Etats-Unis, de la Norvège, de la Nouvelle-Zélande et de la Suède. Ils observent si la pratique du forward guidance améliore la capacité des participants au marché à prévoir les futurs taux de court et long termes. Ils constatent que le forward guidance n’améliore la capacité des participants au marché à prévoir les taux courts que pour des horizons de prévisions relativement courts, mais seulement en Norvège et en Suède. L’analyse empirique ne montre par contre aucune amélioration de la prédictibilité des taux à long terme. Surtout, rien ne démontre que le forward guidance ait accru l’efficacité de la politique monétaire de la Nouvelle-Zélande, le premier pays à l’avoir adopté et par qui l'ait experimenté le plus longtemps. En raison des modestes améliorations dans la capacité de prévision des agents, Kool et Thornton en concluent que le forward guidance pourrait difficilement accroître la capacité des banques centrales à contrôler les rendements à long terme.

 

Références Martin ANOTA

EGGERTSSON, Gauti B., & Michael WOODFORD (2003), « The zero bound on interest rates and optimal monetary policy », in Brookings Papers on Economic Activity, n° 2003/1.

KOOL, Clemens J.M., & Daniel L. THORNTON (2012), « How effective is central bank forward guidance?  », Federal Reserve Bank of St. Louis, working Paper, n° 63, décembre.

KRUGMAN, Paul R. (1999), « It’s baaack: Japan’s slump and the return of the liquidity trap », in Brookings Papers on Economic Activity, n° 1999/2.

WERNING, Iván (2012), « Managing a liquidity trap: Monetary and fiscal policy », Massachusetts Institute of Technology, working paper.

WOODFORD, Michael (1999), « Optimal monetary policy inertia », The Manchester School, n° 67.

WOODFORD, Michael (2008), « Forward guidance for monetary policy: Is it still possible? », in VoxEU.org, 17 janvier.

WOODFORD, Michael (2012), « Methods of policy accommodation at the interest rate lower bound », in The Changing Policy Landscape. Symposium organisé par la Federal Reserve Bank of Kansas City, Jackson Hole, Wyoming, août.

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14 octobre 2012 7 14 /10 /octobre /2012 17:56

Depuis l’éclatement de la crise mondiale en 2008, les banques centrales utilisent activement deux types de politiques monétaires qualifiées de « non conventionnelles ». D’un côté, l’assouplissement quantitatif (quantitative easing) désigne l’accroissance de la taille du bilan de la banque centrale à travers le gonflement de son passif monétaire. D’un autre côté, l’assouplissement qualitatif (qualitative easing) désigne un changement dans la composition des actifs de la banque centrale qui se traduit par une moindre détention en actifs sûrs et liquides, la taille du bilan restant inchangée. En l’occurrence, les autorités monétaire allègent les conditions d'accès aux opérations d'open-market, achètent les actifs risqués détenus par les agents privés et les remplace par de la dette gouvernementale dont le rendement est garanti par le contribuable. Les politiques économiques de ce type ont été récemment adoptées par des banques centrales et adossées sur les garanties implicites apportées par le Trésor public. En assouplissant de la sorte les opérations de refinancement des banques, les autorités monétaires espèrent faciliter le financement de l'économie et stabiliser les marchés financiers. Puisque c’est la banque centrale qui procède à l’assouplissement qualitatif, ce dernier est souvent perçu comme une politique monétaire. En fait, cette politique économique doit plutôt être considérée comme une politique budgétaire ou para-budgétaire dans la mesure où elle se traduit par une accumulation de risques dans le bilan souverain et que c’est le contribuable qui supporte en définitive ces risques.

Ce classement erroné de l’assouplissement qualitatif parmi les politiques monétaires a été la source de nombreuses confusions à son propos, amenant plusieurs économistes à ne pas saisir les mécanismes par lesquels il opère et finalement à douter de son efficacité. L’affirmation selon laquelle l’assouplissement qualitatif est inefficace repose sur l’hypothèse qu’il n’a aucun effet sur la répartition des ressources soit entre emprunteurs et prêteurs sur les marchés financiers, soit entre les participants actuels au marché et ceux encore à naître. Dans un modèle traditionnel d’équilibre général où les anticipations sont rationnelles (dans le sens néoclassique du terme) et les agents sont en mesure de négocier les titres sur des marchés complets et dénués de frictions, les swaps d’actifs auxquels procède la banque centrale sont sans effets car la complétude des marchés financiers permet aux agents de transférer efficacement le risque vers ceux qui sont les plus aptes à le supporter. Le gouvernement ne peut pas éliminer le risque, mais simplement le transférer du bilan privé au bilan public. Puisque le bilan public est en définitive supporté par les passifs d’impôt du secteur privé, le risque ne disparaît pas. Comme les agents rationnels reconnaissent ce tour de passe-passe, ils vont réajuster leurs positions financières pour neutraliser les effets de l’intervention des autorités monétaires et la recomposition du bilan de la banque centrale n’aura finalement aucune influence sur les prix des titres.

L'inefficacité des opérations d'assouplissement qualitatif reste encore à démontrer. D’une part, James Tobin a très tôt fourni des arguments théoriques soutenant que l’assouplissement qualitatif peut se révéler efficace. Selon sa théorie de l’équilibre de portefeuille (portfolio-balance theory), de la même manière que les demandes de marchandises dépendent des prix relatifs des biens,  les agents privés expriment des demandes d’actifs qui sont fonctions des prix relatifs d’actifs. Dans son fameux discours à Jackson Hole, Michael Woodford (2012) estime que les achats d’actifs par la banque centrale ne sont efficaces que dans la seule mesure ils sont capables d’altérer les anticipations des agents économiques en ce qui concerne l'évolution future de la politique monétaire. L’assouplissement qualitatif apparaît aux yeux de Woodford comme une manière de signaler aux agents privés que la Fed a l’intention d’agir différemment une fois que l’économie sera sortie de la trappe à liquidité. En revanche, mis à part cet impact de l'assouplissement qualitatif sur les anticipations, Woodford dénie l'existence de mécanismes tels que ceux mis en avant par la théorie de l’équilibre de portefeuille. D’autre part, une littérature empirique encore balbutiante montre que l’assouplissement qualitatif influence effectivement les prix d’actifs. Cela serait notamment le cas des achats réalisés par la Fed qui influencèrent directement le prix d’un large éventail d’actifs. Les effets des opérations d’open market sur les titres risqués seraient cohérents avec la conception de l’équilibre de portefeuille.

Selon Roger E.A. Farmer (2012), l’assouplissement qualitatif est à même de stabiliser l’activité économique et une telle politique économique peut accroître le bien-être collectif. Cette forme non conventionnelle de politique économique est efficace précisément parce qu’elle modifie la répartition des ressources. Pour démontrer cela, l’auteur construit un modèle d’équilibre général où les anticipations sont rationnelles et les marchés financiers complets. Toutefois, l’auteur fait en outre l’hypothèse que certains agents ne peuvent participer aux marchés, tout simplement parce qu’ils ne sont pas encore nés.

L’auteur s’appuie sur la distinction entre incertitude intrinsèque et incertitude extrinsèque. Tandis que l’incertitude intrinsèque est une variable aléatoire de nature objective qui influence les fondamentaux de l’économique, que ce soit les préférences, les technologies ou les dotations, l’incertitude extrinsèque est au contraire de nature subjective. Cette dernière est souvent désignée par le terme de « tâches solaires » (sunspots) dans les récents modèles d’instabilité financière. La thèse en faveur d’une intervention gouvernementale pour stabiliser les prix d’actifs est basée sur l’idée que les tâches solaires importent. Un modèle d’équilibre général qui montre une telle propriété doit respecter quatre caractéristiques. Tout d’abord, il doit y avoir au moins deux périodes, l’une au cours de laquelle les actifs financiers sont échangés et l’autre au cours de laquelle l’incertitude disparaît. Ensuite, il doit y avoir deux types de participants au marché, car l’objectif de la modélisation est bien de montrer comment les tâches solaires peuvent perturber le partage optimal du risque entre les agents. De plus, il doit au moins y avoir deux biens, car les tâches solaires agissent en perturbant les signaux relatifs des biens. Enfin, au moins un type d’agents doit se révéler incapable de participer aux marchés financiers. C’est en raison de cette caractéristique que des marchés complets peuvent s’avérer inefficaces pour coordonner l’activité économique.

Farmer démontre au terme de sa modélisation que l’emploi, la consommation et le salaire réel sont fonctions de l’encours de dette privée. L’existence de marchés d’assurance complets est insuffisante pour prévenir l’existence d’équilibres où l’emploi, la consommation et le salaire réel diffèrent d’un état de nature à l’autre. Un swap d’actifs est alors à même de modifier le prix relatif de la dette et des actions. Quand toute l’incertitude est extrinsèque, la politique optimale est pour la banque centrale de stabiliser le marché boursier de manière à ce que le rendement des actions soit égal, dans chaque état de nature, au rendement d’une obligation publique. Une banque centrale qui prend le risque dans son bilan, en finançant cette opération par l’émission de dette, accroît en outre le bien-être collectif. Enfin, cette politique de stabilisation de la valeur du marché boursier peut s’autofinancer et s’avérer en définitive sans coûts pour le contribuable, quel que soit l’état de nature.

 

Références Martin ANOTA

FARMER, Roger E.A. (2012), « Qualitative easing: How it works and why it matters », NBER working paper, n° 18421, octobre.

TOBIN, James (1969), « A general equilibrium approach to monetary theory », in Journal of Money, Credit and Banking, vol. 14, mai.

WOODFORD, Michael (2012), « Methods of policy accommodation at the interest-rate lower bound », article présenté lors du colloque de Jackson Hole, 31 août.

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