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29 janvier 2023 7 29 /01 /janvier /2023 10:10
Quelles ont été les répercussions macroéconomiques de l’adoption du ciblage d’inflation ?

La stagflation des années soixante-dix a fini par convaincre les banques centrales de donner la priorité à la seule lutte contre l’inflation ; les travaux des nouveaux classiques leur suggéraient d’ailleurs que la stabilité des prix était le seul objectif qu’elles pouvaient espérer atteindre à long terme et qui maximise le bien-être collectif. Mais Robert Lucas et ses disciples affirmaient également que les banques centrales stabiliseraient plus efficacement les anticipations d’inflation si elles annonçaient publiquement un objectif précis et s’y tenaient. Inspirées par les thèses monétaristes, les banques centrales ont initialement cherché à cibler la croissance de la masse monétaire, mais très vite l’instabilité de la demande de monnaie et des agrégats monétaires les a amenées à abandonner cette stratégie. A partir des années quatre-vingt-dix, elles ont été de plus en plus nombreuses à se tourner vers une nouvelle stratégie : le ciblage de l’inflation.

La banque centrale de la Nouvelle-Zélande est la première à l’avoir adopté, en l’occurrence en 1989. Le taux d’inflation annuelle avait quasiment atteint les 12 % lors des trois années précédentes ; mais au cours des trois années qui suivirent l’adoption du ciblage d’inflation, il chuta à 3 % [Bhalla et alii, 2023]. Quatre autres pays développés, en l’occurrence le Canada, le Royaume-Uni, l’Australie et la Suède, et six pays émergents, notamment le Brésil, la Colombie et la Pologne, adoptèrent à leur tour le ciblage d’inflation au cours des années 1990. Dans ces pays, le taux d’inflation chuta également dans les trois années qui suivirent l’adoption du ciblage d’inflation. C’est cette apparente réussite qui a incité de nombreuses autres banques centrales a adopter également le ciblage de l’inflation les décennies suivantes.

La littérature a évoqué plusieurs bénéfices que l’adoption du ciblage d’inflation est susceptible de procurer. Celle-ci conduirait à une baisse du taux d’inflation et des anticipations d’inflation, ainsi que de leur volatilité [Bernanke et alii, 2000 ; King, 2002]. La baisse et la stabilisation de l’inflation observée et des anticipations d’inflation amélioreraient la croissance à long terme, par exemple en réduisant l’incertitude et les taux d’intérêt et en incitant par ce biais les entreprises à investir davantage [Bernanke et alii, 2000]. L’adoption du ciblage d’inflation réduirait le « ratio de sacrifice », c’est-à-dire les coûts en termes d’activité économique qui sont associés à une désinflation [Gonçalves et Salles, 2008 ; Huang et alii, 2019]. Elle aurait des bénéfices plus indirects, notamment en termes de croissance et d’efficacité de la politique monétaire, en amenant les autorités à gagner en transparence et en cohérence dans leurs décisions [Bernanke et Mishkin, 1997].

Plusieurs économistes se sont montrés moins enthousiastes [Bhalla et alii, 2023]. Certains doutent que l’adoption du ciblage d’inflation ait significativement contribué à réduire l’inflation, dans la mesure où l’inflation a simultanément baissé dans les pays qui ne l’ont pas adoptée. Kenneth Rogoff (2003) a par exemple noté que la formidable baisse de l’inflation observée à travers le monde depuis le début des années quatre-vingt-dix a été assez généralisée et qu’elle s’était notamment produite dans des pays aux cadres institutionnels très différents. Selon lui, même si l’amélioration de la politique monétaire a pu contribuer à la baisse de l’inflation, elle n’est en tout cas ni le seul facteur, ni le plus important, derrière celle-ci ; la mondialisation, en faisant pression à la baisse sur les prix et les salaires, aurait joué un rôle de premier plan. On peut également envisager d’autres tendances lourdes susceptibles d’avoir alimenté la désinflation, comme le vieillissement démographique. 

D’autres économistes ont précisément douté de l’efficacité de l’adoption du ciblage de l’inflation. Par exemple, la forte baisse de l’inflation qui a été rapidement observée dans les premiers pays qui ont adopté le ciblage de l’inflation pourrait, non pas résulter de celui-ci, mais être relever d’un simple phénomène de « retour à la moyenne » (regression to the mean) : après avoir atteint des valeurs extrêmes, une variable comme l’inflation tend à revenir à des valeurs moins extrêmes, or une banque centrale risque précisément d’adopter le ciblage d’inflation quand elle juge faire face à une inflation excessivement élevée. Si c’est le cas, l’inflation aurait reflué dans les pays qui ont adopté le ciblage de l’inflation même s’ils ne l’avaient pas adopté. C’est précisément la conclusion à laquelle ont abouti Laurence Ball et Niamh Sheridan (2004) en étudiant vingt pays de l’OCDE, dont sept qui ont adopté le ciblage d’inflation, à partir de données allant jusqu’à 2001. Ils notent certes que certains pays qui l’ont adopté ont connu une plus forte baisse de l’inflation que les autres, mais ceux-ci avaient initialement subi un plus fort emballement de l’inflation que ces derniers. 

Enfin, certains craignent que l’adoption même du ciblage d’inflation nuise à la croissance économique [Blanchard, 2003 ; Friedman, 2003]. En l’occurrence, l’adoption d’une telle stratégie risque d’amener les banques centrales à se focaliser excessivement sur l’inflation : elles pourraient moins se soucier des coûts macroéconomiques de la stabilisation de l’inflation et moins chercher à stabiliser l’activité en cas de récession. Elles pourraient également être moins attentives au risque d’instabilité financière, voire aggraver celui-ci en encourageant la prise de risque.

A partir d’un échantillon de données relatives à 190 pays, dont 24 pays développés, et allant jusqu’à 2019, Surjit Bhalla, Karan Bhasin et Prakash Loungani (2023) ont cherché à déterminer quelles ont été les répercussions de l’adoption du ciblage d’inflation sur l’inflation, la croissance et l’ancrage des anticipations d’inflation. Dans un premier temps, ils ont analysé des données de panel pour déceler les différences entre les pays qui ont adopté le ciblage d’inflation et ceux qui ne l’ont pas adopté. Dans un deuxième temps, ils ont utilisé la méthode du contrôle synthétique pour comparer la dynamique de l’inflation et de la croissance qu’ont connue les pays qui ont adopté le ciblage de l’inflation avec celle qu’ils auraient connue dans un scénario contrefactuel où ils ne l’auraient pas adopté.

Bhalla et ses coauteurs ont abouti à quatre grands résultats. Tout d’abord, si les pays qui ont adopté le ciblage d’inflation avant 2000 ont connu après son adoption une baisse de leur taux d’inflation, ce n’est le cas que de la moitié des pays qui l’ont adopté ultérieurement. Deuxièmement, il n’apparaît pas de différences significatives en termes d’inflation moyenne, de volatilité de l’inflation et d’ancrage des anticipations d’inflation entre les pays qui ont adopté le ciblage d’inflation et ceux qui ne l’ont pas adopté. Troisièmement, la méthode du contrôle synthétique suggère que l’adoption du ciblage d’inflation n’a entraîné un gain significatif en termes d’inflation que dans un cas sur trois. Quatrièmement, cette même méthode ne suggère pas que le ciblage d’inflation ait systématiquement dégradé la croissance économique des pays qui l’ont adopté. 

En définitive, Bhalla et ses coauteurs confirment les observations que Ball et Sheridan avaient faites dans le cas des pays développés et montrent qu’elles s’appliquent également dans le cas des pays émergents et en développement. En l’occurrence, ils n’excluent pas la possibilité que les succès en termes d’inflation qu’ont connus les premiers pays à avoir adopté le ciblage d’inflation résultent d’un simple mouvement de retour à la moyenne. Ensuite, ils estiment que le ciblage de l’inflation ne semble guère avoir stimulé la croissance des pays qui l’ont adopté, contrairement à ce que pensent nombre de ses partisans. D’un autre côté, son adoption ne semble pas non plus avoir pénalisé la croissance, contrairement à ce que pensent ses détracteurs.

 

Références

BALL, Laurence, & Niamh SHERIDAN (2004), « Does inflation targeting matter? », in Bernanke & Woodford (dir.), The Inflation-Targeting Debate, University Of Chicago Press.

BERNANKE, Ben S., Thomas LAUBACH, Frederic S. MISHKIN & Adam S. POSEN (2000), Inflation Targeting: Lessons from the International Experience, Princeton University Press.

BERNANKE, Ben S., & Frederic S. MISHKIN (1997), « Inflation targeting: A new framework for monetary policy? », in Journal of Economic perspectives, vol. 11, n° 2.

BHALLA, Surjit S., Karan BHASIN & Prakash LOUNGANI (2023), « Macro effects of formal adoption of inflation targeting », FMI, working paper, n° 23/7.

BLANCHARD, Olivier (2003), « Inflation targeting in transition economies: Experience and prospects. A comment », in Bernanke & Woodford (dir.), The Inflation-Targeting Debate, University Of Chicago Press.

FRIEDMAN, Benjamin M. (2003), « The use and meaning of words in central banking: Inflation targeting, credibility, and transparency », in Mizen (dir.), Essays in Honour of Charles Goodhart, vol. 1, Elgar.

GONÇALVES, Carlos Eduardo S., & João M. SALLES (2008), « Inflation targeting in emerging economies: What do the data say? », in Journal of Development Economics, vol. 85, n° 1-2.

HUANG, Ho-Chuan, Chih-Chuan YEH & Xiuhua WANG (2019), « Inflation targeting and output-inflation tradeoffs », in Journal of International Money and Finance, vol. 96.

KING, Mervyn (2002), « The inflation target ten years on », discours prononcé à la London School of Economics, 19 novembre.

ROGOFF, Kenneth (2003), « Globalization and global disinflation », article préparé pour la conférence de Jackson Hole, 29 août.

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22 octobre 2022 6 22 /10 /octobre /2022 13:52
Vingt-cinq ans de très faible inflation au prix d’un chômage excessif

L’inflation a fortement augmenté depuis le début de l'année 2021, dans le sillage de la reprise post-pandémique. Si cet emballement a surpris, c’est parce qu'il survient après près de trois décennies au cours desquelles l'inflation s'est révélée extrêmement faible et stable dans les pays développés. L'inflation s'était également emballée durant les années 1970, notamment sous l’effet des chocs pétroliers, mais le début des années 1980 a été marqué par une puissante désinflation, sous l'impulsion du resserrement des politiques monétaires. Dans les plus grandes économies développées, si l’on prend la moyenne mobile sur trois ans du taux d’inflation, on peut observer que celui-ci s’est retrouvé en-deçà des 3,5 % entre le milieu des années 1980 (1983 pour le Japon) et le milieu des années 1990 (1998 pour l’Italie). Le taux d’inflation s’est maintenu à un faible niveau à partir du milieu des années 1990 et même encore plus faible suite à la crise financière mondiale de 2008.

GRAPHIQUE 1  Taux d’inflation dans les pays développés (moyenne mobile, en %)

Vingt-cinq ans de très faible inflation au prix d’un chômage excessif

source : Gagnon et Sarsenbayev (2022)

Dans les modèles économiques les plus courants, notamment ceux à partir desquels les banques centrales fondent leurs décisions, une inflation aussi faible et stable suggère que l’économie opère juste en-dessous de son potentiel : si elle opère au-dessus de celui-ci, l’inflation s’accélère ; si elle opère bien en-dessous de celui-ci, l’inflation ralentit et l’économie risque de s’enfoncer dans la déflation. En l’occurrence, il existerait un niveau de PIB et un taux de chômage qui sont compatibles avec une inflation faible et stable. Les banques centrales observent ainsi ces deux indicateurs, appelés respectivement PIB potentiel et taux de chômage d’équilibre, pour estimer le risque d’inflation.

Le PIB potentiel et le taux de chômage d’équilibre ne sont pas directement observables ; ils sont estimés. Or, des économistes et décideurs politiques ont fait part de leurs doutes quant à leur estimation ; certains doutent de leur pertinence même. Par exemple, d’après les estimations officielles du PIB potentiel et du taux de chômage d’équilibre, les économies de l’Espagne et de l’Italie opéraient au-dessus de leur potentiel au milieu des années 2000 (cf. graphique 2). Pourtant, cette situation de boom ne s’est guère traduite par une hausse de l’inflation.

GRAPHIQUE 2  Taux de chômage observé et estimations officielles du taux de chômage d’équilibre selon l’OCDE dans les pays développés (en %)

Vingt-cinq ans de très faible inflation au prix d’un chômage excessif

source : Gagnon et Sarsenbayev (2022)

Jerome Powell, le président de la Réserve fédérale, a fait part de ses propres doutes lors de la conférence de Jackson Hole durant l’été 2018. En l’occurrence, il déclara que le taux de chômage d’équilibre lui semblait inférieur aux estimations tirées des modèles. En effet, le taux de chômage américain avait régulièrement baissé suite à la crise financière mondiale et il s’est en l’occurrence retrouvé en-dessous des niveaux habituellement associés au plein emploi. Pourtant, le taux d’inflation restait extrêmement faible, inférieur à la cible de 2 %. En conséquence, Powell se déclara en faveur d’une politique monétaire poussant le chômage en-dessous du niveau estimé du taux d’équilibre aussi longtemps que l’inflation n’augmente pas. Ses intuitions semblent s’être révélées correctes : au cours des 18 mois suivants, le taux de chômage américain a poursuivi sa baisse et il passa même en-dessous des 3,5 %, soit un niveau qu’il n’avait plus atteint depuis une cinquantaine d’années, sans pour autant que l’inflation augmente.

Dans une nouvelle étude du PIIE, Joseph Gagnon et Madi Sarsenbayev (2022) estiment que non seulement Powell avait effectivement raison, mais aussi que ses préconisations en matière de politique monétaire s’avèrent également pertinentes pour la plupart des autres pays développés.

Beaucoup d’économistes ont souligné les faiblesses des modèles les plus couramment utilisés, notamment au sein des banques centrales, pour estimer le taux de chômage d’équilibre. Pour Gagnon et Sarsenbayev, leurs principales déficiences viennent du fait qu’ils ignorent la rigidité des salaires à la baisse et qu’ils postulent un effet linéaire du chômage sur l’inflation. Or, lorsque l’inflation est faible, la relation entre le chômage et l’inflation, la « courbe de Phillips », devient non linéaire, ce qui a d'importantes conséquences pour la conduite de la politique monétaire : pousser le taux de chômage bien au-dessus de son niveau d’équilibre n’a presque pas d’effet sur l’inflation, tandis que pousser le chômage bien au-dessous de son niveau d’équilibre a un effet significatif [Akerlof et alii, 1996]. Or, le passage à une très faible inflation à partir du début des années 1990 semble précisément avoir délinéarisé la relation entre chômage et inflation.

Gagnon et Sarsenbayev ont alors entrepris de nouvelles estimations du taux de chômage d’équilibre pour 11 pays développés en prenant en compte la rigidité des salaires à la baisse et la non-linéarité de la courbe de Phillips. Ils aboutissent à des estimations du taux de chômage d’équilibre plus faibles que celles de l’OCDE. En conséquence, l’écart de chômage (unemployment gap), c’est-à-dire l’écart entre le taux de chômage observé et le taux de chômage d’équilibre, est selon eux plus élevé que ce qui est officiellement estimé (cf. graphique 3).

GRAPHIQUE 3  Ecart de chômage dans les pays développés (en points de %)

Vingt-cinq ans de très faible inflation au prix d’un chômage excessif

source : Gagnon et Sarsenbayev (2022)

En définitive, il apparaît qu’au cours du dernier quart de siècle le niveau atteint par le taux de chômage a quasiment tout le temps été supérieur à celui qui suffisait pour stabiliser l’inflation à un faible niveau. En ciblant un taux d’inflation de 2 %, les banques centrales cherchaient à garantir un maximum d’efficacité pour le fonctionnement de l’économie, or il est difficile de parler d’efficacité si une inflation quasiment tout aussi faible aurait pu être obtenue avec un taux de chômage bien plus faible.

Dans la mesure où il leur apparaît probable que l’inflation revienne à un faible niveau d’ici un ou deux ans, Gagnon et Sarsenbayev appellent tout d’abord les banques centrales à utiliser une gamme plus variée de modèles économiques. Selon eux, les banques centrales doivent notamment s'appuyer sur des modèles prenant en compte la rigidité des salaires à la baisse et incorporant une courbe de Phillips non linéaire. En effet, elles  ne doivent pas négliger le fait qu’une inflation faible et stable est cohérente avec un chômage supérieur à son niveau d’équilibre.

D’autre part, Gagnon et Sarsenbayev plaident pour un léger relèvement de la cible d’inflation, au minimum à 3 %, voire à 4 %. Il y a une dizaine d’années, plusieurs économistes avaient précisément appelé à un tel changement [Blanchard et alii, 2010 ; Leigh, 2010 ; Ball, 2013]. Cela aurait notamment l'avantage de donner ainsi plus de latitude aux banques centrales pour réduire leurs taux directeurs avant que ces derniers ne butent sur leur borne zéro en cas de récession ou de crise financière. A l’époque, un tel relèvement était jugé risqué, notamment parce que les banques centrales peinaient déjà à atteindre leur cible de 2 %. Mais ce n’est précisément plus le cas aujourd’hui, dans la mesure où l'inflation dépasse largement les 4 %. Gagnon et Sarsenbayev estiment que les banques centrales ne devraient pas chercher à pousser leur économie en-deçà de son potentiel et prendre le risque de déclencher une récession pour ramener l'inflation à 2 %. Elles devraient au contraire en profiter pour enfin corriger une erreur longue d’un quart de siècle et accepter de cibler une inflation supérieure à 2 %.

 

Références

AKERLOF, George, William DICKENS & George PERRY (1996), « The macroeconomics of low inflation », Brookings Papers on Economic Activity.

BALL, Laurence (2013), « The case for 4% inflation », Banque Centrale de la République de Turquie, Central Bank Review, vol. 13.

BLANCHARD, Olivier, Giovanni DELL’ARICCIA & Paolo MAURO (2010), « Rethinking macroeconomic policy », FMI, staff position note, n° SPN/10/03.

GAGNON, Joseph E. (2022), « To keep unemployment low, central banks should plan to raise inflation target », PIIE, Realtime Economics, 18 octobre.

GAGNON, Joseph E., & Madi SARSENBAYEV (2022), « 25 years of excess unemployment in advanced economies: Lessons for monetary policy », PIIE, working paper, n° 22-17.

LEIGH, Daniel (2010), « A 4% inflation target? », in VoxEU.org, 9 mars.

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16 avril 2022 6 16 /04 /avril /2022 15:06
La Fed peut-elle réduire l’inflation sans provoquer de récession ?

Avec une inflation accélérant à son rythme le plus rapide depuis quatre décennies, en atteignant 6,5 % en février, et un taux de chômage inférieur à 4 %, il semble que l’économie américaine soit en surchauffe (cf. graphique). Comme dans le reste du monde, suite aux premiers temps de la pandémie, elle a connu un fort rebond de la demande dans un contexte où l’offre était contrainte, notamment avec les perturbations des chaînes de valeur internationales. Mais elle s’est également singularisée ces deux dernières années par l’adoption d’amples mesures de soutien budgétaire. Larry Summers (2021) et Olivier Blanchard (2021) avaient averti que les mesures annoncées par l'administration Biden risquaient de provoquer une surchauffe de l’économie américaine. L’accélération régulière de l’inflation que l’on a pu observer depuis semble leur donner raison. Oscar Jordà et alii (2022) estiment qu’en l’absence des mesures exceptionnelles de soutien budgétaire l’inflation américaine aurait été inférieure de 3 points de pourcentage.

GRAPHIQUE 1  Taux de chômage et taux d’inflation aux Etats-Unis depuis 2010 (en %)

La Fed peut-elle réduire l’inflation sans provoquer de récession ?

Abandonnant le scénario d’une inflation transitoire, la Fed a relevé son taux directeur au mois de mars dernier et elle projette six hausses supplémentaires d’ici la fin de l’année. Les prévisions tirées du comité fédéral d’open market suggèrent qu’elle prévoit un atterrissage en douceur de l’économie américaine : l’inflation devrait refluer sous les 3 % d’ici 2023 sans que le taux de chômage ne repasse au-dessus des 4 %. Autrement dit, la Fed atteindrait les deux grands objectifs de son mandat, à savoir la stabilité des prix et le plein emploi. 

Certains doutent que la Fed puisse vraiment faire refluer l’inflation sans faire connaître à l’économie américaine un violent atterrissage. Alex Domash et Larry Summers (2022), par exemple, notent que, depuis 1955, il n’y a pas eu un seul trimestre où l’inflation des prix a été supérieure à 4 % et le chômage inférieur à 5 % sans qu’il y ait eu une récession les deux années suivantes.

GRAPHIQUE 2  Taux de chômage et taux d’inflation aux Etats-Unis entre début 1972 et fin 1983 (en %)

La Fed peut-elle réduire l’inflation sans provoquer de récession ?

source : FRED

Il y a quatre décennies, la dernière fois que l’inflation américaine atteignait des niveaux similaires à ceux observés aujourd’hui, la Fed n’avait réussi à juguler celle-ci qu’en faisant basculer l’économie américaine dans une sévère récession [Sablik, 1973]. L’inflation attint les deux chiffres en 1974, puis de nouveau en 1979, dans le sillage des chocs pétroliers (cf. graphique 2). Paul Volcker, notoirement réputé pour ses positions de « faucon », arriva à la tête de la Réserve fédérale en août 1979. A ses yeux, la banque centrale avait perdu sa crédibilité en ce qui concerne son objectif de stabilité des prix : en donnant peu d’importance à l’inflation au cours des années précédentes, elle aurait laissé la population se convaincre qu’elle ne s’en inquièterait guère à l’avenir, si bien que les anticipations d’inflation avaient peu à peu été révisées à la hausse, alimentant l’inflation. Pour Volcker, la Fed ne pouvait maîtriser les anticipations d’inflation et ainsi l’inflation qu’en resserrant très agressivement sa politique monétaire, quitte à provoquer une récession pour démontrer sa crédibilité. Et c'est ainsi qu'il releva fortement les taux d'intérêt. L’économie américaine plongea une première fois dans une récession en 1980, elle y bascula de nouveau au troisième trimestre 1981. Le taux de chômage, de 7,4 % au début de la récession, attint 11 %. La récession de 1981-1982 est la plus forte contraction de l’activité économique que les Etats-Unis aient connue entre la Grande Dépression des années 1930 et la Grande Récession de 2007. Et le choc Volcker eut des répercussions au-delà de la seule économie américaine : il a notamment contribué à provoquer une récession mondiale et une crise de la dette publique en Amérique latine. Focalisé sur les seuls développements domestiques, Volcker ignora les appels du Congrès à assouplir la politique monétaire pour mettre un terme à la crise économique tant qu’il jugea l’inflation excessivement élevée. En octobre 1982, l’inflation était retournée à 5 %. La Fed ramena alors le taux des fonds fédéraux à 9 % et le taux de chômage repartit à la baisse.

GRAPHIQUE 3  Taux des federal funds et taux d’inflation aux Etats-Unis depuis 1970 (en %)

La Fed peut-elle réduire l’inflation sans provoquer de récession ?

source : FRED

Si l’on écarte celui qu’elle vient d’ouvrir, la Fed a opéré six cycles de hausses de son taux directeur depuis 1983, en l’occurrence de mars 1983 à août 1984, de mars 1988 à mai 1989, de février 1994 à février 1995, de juin 1999 à mai 2000, de juin 2004 à juin 2006 et de décembre 2015 à décembre 2018 (cf. graphique 3). Ces épisodes n’ont pas systématiquement été suivis par une récession. En les étudiant, Kevin Kliesen (2022) constate que la croissance n’a ralenti que suite aux quatre resserrements opérés entre 1988 et 2005. Au cours de ces épisodes, excepté celui du resserrement de 1994-1995, l’économie a fini par basculer dans la récession. L’économie américaine a également basculé dans une sévère récession au début de l’année 2020, mais celle-ci semble avoir pour cause principale la seule pandémie de Covid-19.

Se penchant sur l’actuel resserrement de la politique monétaire américaine, Alex Domash et Larry Summers (2022) ont cherché à déterminer quelles sont les chances que la Fed parvienne à maîtriser l'inflation tout en entreprenant un atterrissage en douceur de l’économie américaine. Ils notent que le marché du travail connaît aujourd’hui de plus fortes tensions que ce que suggère le taux de chômage : les taux d’emplois vacants et les taux de démissions atteignent des niveaux qui étaient par le passé associés à un taux de chômage inférieur à 2 % et ils semblent exercer des pressions significatives sur les salaires. L’inflation salariale a atteint les 6,5 %, soit le rythme le plus rapide observé au cours des quarante dernières décennies (cf. graphique 4). Domash et Summers notent que, par le passé, lorsque l’inflation salariale dépassait les 4,5 %, l’inflation tendait à s’accélérer. Ainsi, ils en concluent qu’il n’y a guère de raisons de croire que les pressions inflationnistes générées par le marché du travail vont rapidement se dissiper.

GRAPHIQUE 4  Inflation salariale aux Etats-Unis (en %)

La Fed peut-elle réduire l’inflation sans provoquer de récession ?

source : Domash et Summers (2022)

En poursuivant leur analyse, Domash et Summers montrent que les niveaux élevés d’inflation salariale que l’économie américaine connaît actuellement ont par le passé été associés à un risque élevé de récession au cours des deux années suivants. En l’occurrence, ils notent que, depuis 1955, il n’y a pas eu un seul trimestre où l’inflation salariale a été supérieure à 5 % et le chômage inférieur à 5 % sans qu’il y ait eu une récession les deux années suivantes. Les épisodes passés au cours desquels la Fed a su faire refluer l’inflation en entraînant un atterrissage en douceur de l’économie américaine, notamment en 1965, en 1984 et en 1994, étaient marqués par un taux d’inflation et un degré de tensions sur le marché du travail plus faibles que ceux observés aujourd’hui. Les deux seules périodes au cours desquelles l’inflation salariale a chuté de plus d’un point de pourcentage en une année ont été 1973 et 1982, deux années qui coïncident avec une récession. Autrement dit, les données historiques suggèrent qu’il est peu probable que la Fed puisse réduire l’inflation sans provoquer un ralentissement significatif de l’activité économique et une forte hausse du chômage.

En s’appuyant sur une relation de Phillips, Domash et Summers ont alors cherché à déterminer quelle hausse du taux de chômage serait « nécessaire » pour réduire l’inflation salariale. Ils estiment qu’un retour de l’inflation salariale à 4 % en 2024 se traduirait par un taux de chômage de 5,4 % ; la faire refluer à 3 % se traduirait par contre par un taux de chômage de 8,4 %.

 

Références

BLANCHARD, Olivier (2021), « In defense of concerns over the $1.9 trillion relief plan », in PIIE, Realtime Economic Issues Watch (blog), 18 février.

BLANCHARD, Olivier (2022), « Why I worry about inflation, interest rates, and unemployment », in PIIE, Realtime Economic Issues Watch (blog), 14 mars.

DOMASH, Alex, & Lawrence H. SUMMERS (2022), « A labor market view on the risks of a U.S. hard landing », NBER, working paper, n° 29910.

JORDÀ, Òscar, Celeste LIU, Fernanda NECHIO & Fabián RIVERA-REYES (2022), « Why Is U.S. Inflation higher than in other countries? », FRBSF Economic Letter, n° 2022-07, mars.

KLIESEN, Kevin L. (2022), « A comparison of Fed "tightening" episodes since the 1980s », Federal Reserve Bank of St. Louis, working paper, n° 2020-003B.

SABLIK, Tim (2013), « Recession of 1981–82 », Federal Reserve History, 22 novembre.

SUMMERS, Lawrence H. (2021), « The Biden stimulus is admirably ambitious. But it brings some big risks, too », in Washington Post, 4 février.

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