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31 janvier 2022 1 31 /01 /janvier /2022 14:21
Quels sont les canaux de transmission de la politique monétaire conventionnelle ?

L’inflation a eu tendance à s’accélérer ces derniers mois, en particulier outre-Atlantique. L’une des questions qui se pose est de savoir si cet épisode inflationniste s’avère durable ou temporaire [Budianto et alii, 2021]. Il s’explique notamment par le rebond vigoureux de la demande dans un contexte d’offre contrainte, notamment avec les perturbations des chaînes de valeur internationales, or il est probable que l’offre finisse par s’ajuster [Rees et alii, 2021]. Mais ces perturbations du côté de l’offre pourraient s’avérer plus durables qu’attendu, notamment si la pandémie persiste, et l’accélération de l’inflation est susceptible d'entraîner un décrochage des anticipations d’inflation et des effets de second tour : elle pourrait notamment conduire à une revalorisation des salaires, ce qui alourdirait davantage les coûts de production des firmes. 

Privilégiant de plus en plus le scénario d’une inflation durable, des banques centrales, notamment la Fed, ont signalé leur intention de resserrer leur politique monétaire, non seulement en réduisant leurs achats d’actifs, mais aussi en relevant leurs taux directeurs. Mais cette réorientation de la politique monétaire s’avère périlleuse : si un resserrement monétaire atténue des poussées inflationnistes, c’est avant tout en déprimant l’activité économique. 

Les économistes ont suggéré plusieurs canaux via lesquels la variation des taux directeurs était susceptible d’affecter l’activité économique [Mishkin, 1995 ; 1996] :

1. Le canal du taux d’intérêt (interest-rate channel). Si la banque centrale relève ses taux, les banques commerciales réagissent en relevant également les leurs. Le coût d’emprunt augmentant, entreprises et ménages empruntent moins, ce qui déprime l’investissement des entreprises et les dépenses en biens durables des ménages (1). Du point de vue néoclassique, une hausse des taux d’intérêt réfrène les dépenses en biens durables en augmentant le coût du capital pour les entreprises et en entraînant un effet de substitution : l’épargne rapportant plus, les déposants sont incités à épargner davantage dans la période courante, donc à retarder leurs dépenses de consommation.

2. Le canal (étroit) du crédit (credit channel), qui apparaît en raison de l’imparfaite substituabilité entre le crédit bancaire et les autres formes de financement. En effet, les banques se singularisent par rapport aux autres intermédiaires financiers : elles peuvent se refinancer auprès de la banque centrale, elles peuvent plus facilement collecter et stocker des informations à propos de leur clientèle, etc. En outre, certains agents, comme les petites entreprises et surtout les ménages, peuvent difficilement se financer sur les marchés financiers, si bien qu’ils ne peuvent trouver des financements extérieurs qu’en empruntant auprès des banques. Dans la mesure où un resserrement monétaire complique le refinancement des banques, ces dernières se montrent moins enclines à prêter et durcissent les conditions d’octroi du crédit, ce qui contraint les agents qui ne peuvent se financer autrement qu'avec le crédit à réduire leurs dépenses en biens durables.  

3. Le canal des prix d’actifs (asset-prices channel). Parce qu’une hausse des taux d’intérêt rend plus attractifs les dépôts bancaires, elle incite les agents à placer davantage d’épargne sur leurs comptes bancaires et à moins la placer sous d’autres formes, si bien qu'ils achètent moins d’actions, réalisent moins d’investissements immobiliers, etc. (un mécanisme que l’on qualifie de canal du rééquilibrage de portefeuille). Comme la demande pour certains actifs diminue, le prix de ces actifs (par exemple, les cours boursiers ou les prix de l’immobilier) diminue.

La baisse des prix d’actifs est alors susceptible d’affecter l’activité économique de plusieurs façons. Selon la théorie du ratio q de Tobin (1969), les entreprises prennent leurs décisions d’investissement en comparant la valeur marchande des entreprises et le coût du capital. Un resserrement de la politique monétaire poussant les cours boursiers à la baisse, il devient relativement moins coûteux d’acquérir d’autres entreprises plutôt qu’investir, si bien que les firmes vont avoir davantage tendance à se racheter qu’à investir. En outre, la baisse des prix d’actifs est susceptible de provoquer un effet de richesse [Ando et Modigliani, 1963]. En l’occurrence, si le resserrement monétaire provoque une baisse des prix d’actifs, par exemple des cours boursiers ou des prix de l’immobilier, alors les ménages qui détiennent ces actifs se sentiront moins riches, ce qui les incite à moins consommer.

4. Le canal du taux de change (exchange-rate channel) est un canal des prix d’actifs particulier. Une hausse des taux d’intérêt rend les actifs libellés en monnaie domestique plus attractifs en tant que placements relativement aux actifs libellés en devises étrangères. Les résidents et les étrangers ont alors tendance à se détourner des seconds et à davantage acheter les premiers, ce qui entraîne une vague de conversion de devises : la demande de monnaie domestique augmente et l’offre de monnaie domestique diminue, poussant le taux de change à la hausse. D’un côté, cette appréciation du taux de change rend les produits domestiques relativement moins compétitifs sur les marchés internationaux, ce qui déprime les exportations. D’un autre côté, elle réduit le prix des produits importés (et donc freine par ce biais l’inflation importée), ce qui augmente les importations. Plus largement, l’appréciation devrait réorienter la demande globale au profit des produits étrangers, ce qui déprime la production nationale.

5. Le canal du bilan (balance-sheet channel), dont l’existence tient notamment à la présence d’asymétrie d’information sur le marché du crédit. En effet, notamment à cause de celle-ci, les banques commerciales peuvent exiger des emprunteurs qu’ils mettent en garantie des actifs (par exemple leurs logements) pour couvrir le risque qu’ils fassent défaut sur leur dette. Par conséquent, si le resserrement monétaire conduit à une baisse des prix d’actifs, alors les agents qui utilisent ces actifs comme collatéraux voient leur capacité d’emprunt diminuer. En outre, la hausse des taux d’intérêt augmente la charge d’intérêts que doivent verser les emprunteurs, ce qui réduit leurs flux de trésorerie nets et détériore leur situation financière. De plus, comme les contrats de dette sont libellés en termes nominaux, le resserrement monétaire augmente le fardeau réel de la dette en réduisant l’inflation, en particulier si cette désinflation n’était pas anticipée.

Dans tous les cas, le resserrement monétaire détériore le bilan des ménages et des entreprises et réduit leur capacité d’emprunt. La contraction subséquence du crédit va peser sur l’activité économique et pousser les prix d’actifs à la baisse, ce qui conduit à une nouvelle détérioration des bilans des ménages et des entreprises, les poussant notamment à revendre leurs actifs. Un véritable cercle vicieux est susceptible de se mettre en place : c’est l’effet d’« accélérateur financier » [Bernanke et Gertler, 1989, 1995 ; Bernanke et alii, 1996 ; 1999 ; Kiyotaki et Moore, 1997].

6. Le canal du signal (ou canal des anticipations). La communication et les décisions de la banque centrale affectent les anticipations des agents quant aux perspectives économiques futures, si bien que la politique monétaire peut affecter le comportement des agents avant même que la banque centrale ait effectivement modifié ses taux. Il est probable que ce canal opère avant via ses effets sur les institutions financières et les marchés financiers.

Il est aussi bien susceptible de renforcer que de contrecarrer l’action des précédents canaux. En effet, d’un côté, les agents peuvent s’attendre à ce qu’un resserrement de la politique monétaire déprime à terme l’activité économique. Par conséquent, anticipant une baisse des profits, les entreprises sont moins incitées à investir et à embaucher ; anticipant une baisse des revenus, les ménages sont moins incités à consommer ; avec l'anticipation d'une chute des profits et donc des dividendes, les cours boursiers peuvent chuter ; anticipant une hausse des défauts de paiement et un durcissement des conditions générales de financement, les institutions financières se montrent moins enclines à prêter et tendent à durcir leurs propres conditions d’octroi des prêts ; sur le marché des changes, la monnaie peut immédiatement s’apprécier, etc. Les effets récessifs du resserrement monétaire s’en trouvent alors renforcés.

Mais, d’un autre côté, une hausse des taux directeurs peut aussi être perçue comme signalant que la banque centrale prévoit désormais une inflation plus forte et/ou une activité économique plus robuste qu’elle ne s’y attendait jusqu’à présent. Les autres agents peuvent alors interpréter le resserrement monétaire comme signalant ou confirmant que l’économie est en surchauffe, donc finalement conforter leur optimisme et les amener à réviser à la hausse leurs anticipations de demande, de profits, de dividendes, etc. Par exemple, le resserrement monétaire pourrait ainsi conduire paradoxalement, non pas à une baisse, mais à une hausse des cours boursiers.

Le resserrement monétaire peut aussi signaler que l'action de la banque centrale n'a pas été appropriée jusqu'alors pour assurer la stabilité des prix, ce qui peut nuire à sa crédibilité, non seulement concernant sa lutte contre l'inflation, mais aussi pour ses autres mandats, notamment plus ou moins implicites, comme celui de la stabilité financière. Ainsi, un resserrement monétaire peut entraîner aussi bien une révision des anticipations d'inflation à la hausse qu'une crise financière.

A l'exception du canal du signal (dont les effets sont plus ambigus), la théorie suggère qu’une hausse des taux directeurs tend à déprimer l’activité économique et l’inflation et qu’une baisse des taux directeurs tend au contraire à les stimuler. 

Plusieurs travaux empiriques ont cherché à déterminer via quels canaux les effets de la politique monétaire transitaient effectivement [Boivin et alii, 2010]. Certains d’entre eux ont cherché à le faire en observant dans quelle mesure les effets de la politique monétaire différaient selon les secteurs [Dedola et Lippi, 2005 ; Peersman et Smets, 2005]. C’est précisément ce que viennent de faire Sangyup Choi, Tim Willems et Seung Yong Yoo (2022) dans une nouvelle étude du FMI, mais en recourant à un échantillon plus large de pays que ne l'ont fait les précédents travaux. En l’occurrence, ils ont adopté une approche de différences de différences en utilisant les données relatives aux prix et à la production au niveau sectoriel et les taux directeurs pour un échantillon de 88 pays.

Choi et ses coauteurs ne trouvent guère d’éléments empiriques allant dans le sens du canal traditionnel du taux d’intérêt : les secteurs produisant des biens durables ou ceux présentant une plus forte intensité en investissement ne semblent pas connaître un plus fort déclin de leur production suite à un resserrement monétaire que les autres secteurs. Ce résultat fait écho aux conclusions de précédentes analyses, comme celle de John Campbell et Greg Mankiw (1989) ou celle de Matthew Canzoneri et alii (2007), qui n’avaient décelé qu’une faible réponse de la consommation aux variations des taux d’intérêt. Ces observations empiriques collent avec les prédictions de récents travaux théoriques prenant en compte l’hétérogénéité des agents, notamment le modèle de Greg Kaplan et alii (2018) : l’existence de ménages vivant au jour le jour (hand-to-mouth), qui risquent donc de n’être guère sensibles aux variations des taux d’intérêt, affaiblit l’effet de substitution intertemporel. En outre, si une variation des taux d’intérêt peut exercer chez certains un effet du substitution, elle peut exercer sur d’autres un effet de revenu : les déposants peuvent réagir à une hausse des taux d’intérêt, non pas en épargnant davantage, mais en épargnant moins. 

Leurs résultats suggèrent également que les resserrements monétaires réduisent relativement plus la production dans les secteurs caractérisés par des actifs qui sont plus difficiles à utiliser comme collatéraux (ce qui est cohérent avec le canal du bilan) et dans les secteurs qui dépendent le plus du commerce extérieur (ce qui est cohérent avec le canal du taux de change). 

Choi et ses coauteurs ont également cherché à savoir si l’état de la conjoncture et l’orientation de la politique monétaire affectaient les effets de cette dernière. Ils constatent que le canal du bilan gagne en importance en période de mauvaise conjoncture et de crise financière, ce qui est cohérent avec le mécanisme de l’accélérateur financier. Ils observent aussi des effets plus puissants dans le cas d’un resserrement monétaire que dans celui d’un assouplissement monétaire. Choi et ses coauteurs n’explorent pas les raisons de cette asymétrie. Elle pourrait notamment s’expliquer par le fait que les banques commerciales sont plus promptes à durcir les conditions d’octroi de crédit lorsque la banque centrale relève son taux directeur qu’à les desserrer lorsque la banque centrale baisse son taux.

Enfin, Choi et ses coauteurs notent que leurs résultats ne dépendent pas du niveau de développement des pays, ni de leur niveau de développement financier. Cela suggère que les mécanismes de transmission de la politique monétaire sont relativement similaires d’un pays à l’autre, indépendamment de leur niveau de développement ou de leur niveau de développement financier. 

 

(1) Le canal (traditionnel) du taux d’intérêt est souvent qualifié de keynésien. Or, Keynes jugeait la politique budgétaire plus sûre et efficace que la politique monétaire : non seulement les banques centrales peuvent difficilement baisser leurs taux en-deçà de zéro, mais en outre les banques peuvent ne pas répercuter sur leurs propres taux d’intérêt les variations des taux directeurs. 

 

Références

ANDO, A., & Franco MODIGLIANI (1963), « The 'life-cycle' hypothesis of saving: aggregate implications and tests », in American Economic Review, vol. 53, n° 1.

BERNANKE, Ben S., & Mark GERTLER (1989), « Agency costs, net worth, and business fluctuations », in American Economic Review, vol. 79, n° 1.

BERNANKE, Ben S., & Mark GERTLER (1995), « Inside the black box: The credit channel of monetary policy transmission », in Journal of Economic Perspectives, vol. 9, n° 4.

BERNANKE, Ben S., Mark GERTLER & Simon GILCHRIST (1996), « The financial accelerator and the flight to quality », in Review of Economics and Statistics, vol. 78, n° 1.

BERNANKE, Ben S., Mark GERTLER & Simon GILCHRIST (1999), « The financial accelerator in a quantitative business cycle framework », in Handbook of Macroeconomics, vol. 1.

BOIVIN, Jean, Michael T. KILEY, & Frederic S. MISHKIN (2010), « How has the monetary transmission mechanism evolved over time? », in Handbook of Monetary Economics, vol. 3, Elsevier.

BUDIANTO, Flora, Giovanni LOMBARDO, Benoit MOJON & Daniel REES (2021), « Global reflation? », BRI, BIS Bulletin, n° 43.

CAMPBELL, John Y., & N. Gregory MANKIW (1989), « Consumption, income, and interest rates: Reinterpreting the time series evidence », NBER Macroeconomics Annual, vol. 4.

CANZONERI, Matthew B., Robert E. CUMBY & Behzad T. DIBA (2007), « Euler equations and money market interest rates: A challenge for monetary policy models », in Journal of Monetary Economics, vol. 54, n° 7.

CHOI, Sangyup, Tim WILLEMS & Seung Yong YOO (2022), « Revisiting the monetary transmission mechanism through an industry-level differential approach », FMI, working paper, n° 22/17.

KAPLAN, Greg, Benjamin MOLL, & Giovanni L. VIOLANTE (2018), « Monetary policy according to HANK », in American Economic Review, vol. 108, n° 3.

KIYOTAKI, Nobuhiro, & John MOORE (1997), « Credit cycles », in Journal of Political Economy, vol. 105, n° 2.

MISHKIN, Frederic S. (1995), « Symposium on the monetary transmission mechanism », in Journal of Economic Perspectives, vol. 9, n° 4.

MISHKIN, Frederic S. (1996), « Les canaux de transmission monétaire : leçons pour la politique monétaire », in Bulletin de la banque de France, n° 27.

REES, Daniel, & Phurichai RUNGCHAROENKITKUL (2021), « Bottlenecks: Causes and macroeconomic implications », BRI, BIS Bulletin, n° 48.

TOBIN, James (1969), « A general equilibrium approach to monetary theory », in Journal of Money Credit and Banking, vol. 1, n° 1.

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4 août 2021 3 04 /08 /août /2021 23:19
La politique monétaire à l’ère de la robotisation

Certains s’inquiétaient des effets pervers de la robotisation sur l’emploi avant qu’éclate l’épidémie de Covid-19 [Acemoglu et Restrepo, 2020 ; Acemoglu et alii, 2020]. La pandémie a accentué ces craintes, dans la mesure où elle accroît les incitations des entreprises à automatiser leur production [Saadi Sedik et Yoo, 2021]. Mais l'issue tient peut-être aux politiques conjoncturelles. Martin Sandbu (2020) estime qu’une économie à haute pression est nécessaire pour que l’automatisation s’avère bénéfique aux travailleurs : l’adoption de politiques expansionnistes réduirait le risque que celle-ci provoque un chômage de masse chronique.

Dans le raisonnement de Sandbu, une politique monétaire accommodante soutient l’emploi en stimulant la demande globale. En l'occurrence, une baisse des taux d’intérêt devrait stimuler la consommation et l’investissement ; face à un surcroît de demande, les entreprises sont poussées à produire plus, ce qui les incite à recourir davantage au travail, et elles devraient avoir davantage tendance à augmenter leurs prix. C’est précisément l’enchaînement que les banquiers centraux ont en tête lorsqu’ils réduisent leurs taux directeurs, dans l'objectif de ramener l’économie au plein emploi ou raviver une inflation jugée trop faible.

Mais l’enchaînement peut être tout autre dès lors que les entreprises ont la possibilité d’automatiser une partie de leur production. Dans la logique néoclassique, le taux d’intérêt correspond au coût du capital. Par conséquent, si une banque centrale réduit les taux d’intérêt, le coût du capital diminuera, ce qui rendra plus rentable pour les entreprises de substituer du capital au travail. Nous avons là un second effet qui va dans le sens inverse du premier : si dans le premier cas l’assouplissement monétaire tend à stimuler la demande de travail et l’inflation, il tend dans le second cas à les déprimer. Avec l’automatisation, l’impact de la politique monétaire sur l’emploi et l’inflation est donc loin d’être évident, or le lien entre politique monétaire et automatisation a été peu exploré par la littérature. 

Pourtant, il est peut-être clé dans le débat qui se tient outre-Atlantique autour des mesures de relance. En effet, certains, comme Olivier Blanchard (2021) et Larry Summers (2021), estiment que les mesures budgétaires de l’administration Biden vont probablement entraîner une surchauffe de l’économie américaine et un dérapage de l’inflation en poussant la production bien au-delà de son potentiel, si bien qu’ils appellent la Réserve fédérale à resserrer sa politique monétaire. De leur côté, les partisans de la Bidenomics doutent que celle-ci conduise à une hausse durable de l’inflation, dans la mesure où le maintien de l’économie au-delà de son potentiel est susceptible d’accroître ce dernier. En l’occurrence, Mike Konczal et J. W. Mason (2021) pensent que le maintien d’une politique monétaire expansionniste va pousser les entreprises à davantage investir dans des technologies économisatrices en travail, ce qui va contenir les pressions d’inflation en stimulant la productivité.

Afin de visualiser plus clairement les implications de l’automatisation pour la politique monétaire, Luca Fornaro et Martin Wolf (2021) se sont appuyés sur le modèle que Daron Acemoglu et Pascual Restrepo (2018) ont développé pour étudier les répercussions macroéconomiques de l’automatisation. Ce cadre leur permet notamment de considérer le cas où les avancées technologiques élargissent l’éventail de tâches de production pour lesquelles le capital peut se substituer aux travailleurs. A un niveau donné de demande globale, le progrès technique se traduit alors par une hausse du taux de chômage. Fornaro et Wolf retrouvent alors la conclusion de Sandbu : le maintien d’une politique monétaire expansionniste apparaît nécessaire pour maintenir l’économie au plein emploi. 

Plus exactement, le modèle de Fornaro et Wolf fait apparaître deux équilibres de plein emploi. Au mauvais équilibre de plein emploi, le taux d’intérêt est élevé et la demande globale faible. Ces deux forces contribuent à déprimer l’investissement, notamment dans l’automatisation. Le plein emploi n’apparaît alors que si les entreprises peuvent fixer un faible salaire. Au bon équilibre de plein emploi, le taux d’intérêt est faible et la demande globale élevée. Dans la mesure où le coût du capital est faible, les entreprises ont particulièrement recours à l’automatisation. Cette dernière se traduit par une forte productivité du travail et des salaires élevés, mais le plein emploi n’est alors possible que si la demande globale est suffisamment forte pour maintenir la demande de travail au niveau adéquat. Ces deux équilibres présentent le même niveau d’emploi et d’inflation, si bien qu’une banque centrale est a priori indifférente entre les deux. Pour que l’économie se place au bon équilibre,  les autorités monétaires ne doivent donc pas se focaliser seulement sur l’emploi et l’inflation, mais considérer un ensemble plus large de variables macroéconomiques comme l’investissement et les salaires.

La prise en compte de l’automatisation a d’autres implications pour la conduite de la politique monétaire. Fornaro et Wolf étudient également le cas où l’économie est au plein emploi, mais où la banque centrale baisse son taux directeur. La crainte, dans une telle situation, est que la stimulation de la demande mette l’économie en surchauffe et alimente l’inflation. Mais comme le coût du capital baisse également, les entreprises sont davantage incitées à automatiser leur production. Le maintien durable d’une politique monétaire expansionniste va avoir pour effet d’accroître la productivité et les salaires, tout en contenant, d’une part, les effets pervers de l’automatisation sur l’emploi et, d’autre part, les pressions inflationnistes. Si l’économie était initialement au mauvais équilibre de plein emploi, l’assouplissement monétaire contribue à la placer au bon équilibre. 

Fornaro et Wolf ont enfin observé le cas où l’économie souffre d’un phénomène de stagnation séculaire ou subit un puissant choc récessif qui la fait basculer dans une trappe à liquidité. En l'occurrence, la demande globale peut être tellement faible que les autorités monétaires ne peuvent suffisamment baisser les taux d’intérêt pour maintenir l’économie au bon équilibre de plein emploi : le taux d’intérêt d’équilibre est alors en territoire négatif. Fornaro et Wolf montrent alors que la banque centrale fait alors face à un arbitrage entre emploi et automatisation : soit elle fixe de faibles taux d’intérêt pour alimenter l’automatisation, mais l’économie connait alors un chômage de masse ; soit elle fixe des taux d’intérêt élevés pour inciter les entreprises à recourir aux travailleurs plutôt qu’au capital pour produire, mais la productivité du travail et les salaires seront alors faibles. Une relance budgétaire semble alors nécessaire pour que l’économie retourne au bon équilibre de plein emploi. Celle-ci a en effet pour conséquence  non seulement de stimuler la demande globale, mais aussi de pousser le taux d’intérêt d’équilibre à la hausse.

 

Références

ACEMOGLU, Daron, Claire LELARGE & Pascual RESTREPO (2020), « Competing with robots: Firm-level Evidence from France », in AEA Papers and Proceedings, vol. 110.

ACEMOGLU, Daron, & Pascual RESTREPO (2018), « The race between man and machine: Implications of technology for growth, factor shares and employment », in American Economic Review, vol. 108, n° 6.

ACEMOGLU, Daron, & Pascual RESTREPO (2020), « Robots and jobs: Evidence from US labor markets », in Journal of Political Economy, vol. 128, n° 6.

BLANCHARD, Olivier (2021), « In defense of concerns over the $1.9 trillion relief plan », in PIIE, Realtime Economic Issues Watch (blog), 18 février.

FORNARO, Luca, & Martin WOLF (2021), « Monetary policy in the age of automation », CEPR, discussion paper, n° 16416.

KONCZAL, Mike, & J.W. MASON (2021), « How to have a roaring 2020s (without wild inflation) », in New York Times, 15 juin.

SAADI SEDIK, Tahsin, & Jiae YOO (2021), « Pandemics and automation: Will the lost jobs come back? », FMI, working paper, n° 21/11.

SANDBU, Martin (2020), The Economics of Belonging: A Radical Plan to Win Back the Left Behind and Achieve Prosperity for All, Princeton University Press.

SUMMERS, Lawrence (2021), « The inflation risk is real », 24 mai.

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7 juillet 2017 5 07 /07 /juillet /2017 17:35
Comment la transmission de la politique monétaire américaine a changé au cours du temps

Depuis longtemps, la littérature autour de la politique s’est focalisée sur l’arbitrage entre, d’un côté, la stabilisation de l’emploi et de l’activité et, de l’autre, la stabilisation des prix. Selon la courbe de Phillips, mise en évidence au cours des années soixante, les autorités monétaires seraient à même d’arbitrer entre chômage et inflation. Autrement dit, il leur serait possible de réduire le taux de chômage en laissant s’accroître le l’inflation. Les événements des années soixante-dix remirent en cause un tel arbitrage : le chômage de masse coexistait alors simultanément avec une inflation à deux chiffres. Autrement dit, les tentatives des autorités monétaires visant à réduire le chômage semblaient se traduire par une accélération continue de l’inflation. Bref, s’il existait une courbe de Phillips, elle semblait en définitive instable. De nouveaux travaux théoriques, notamment ceux développés par les monétaristes et les nouveaux classiques, suggérèrent que les autorités monétaires ne pouvaient durablement affecter les variables réelles de l’économie, si bien qu’elles devraient se contenter de chercher à stabiliser les prix et, pour cela, ne pas hésiter à provoquer une récession pour montrer leur détermination à lutter contre l’inflation, gagner en crédibilité et ainsi ancrer les anticipations d’inflation à un faible niveau. Des deux côtés de l’Atlantique, il fallut un fort resserrement monétaire et une sévère récession dans les années quatre-vingt pour mettre un terme à la Grande Inflation. Selon l’hypothèse de la « divine coïncidence » avancée par certains nouveaux keynésiens comme Olivier Blanchard, la stabilisation même des prix pourrait même assurer la stabilité macroéconomique. La crise financière mondiale, qui provoqua la plus forte chute de la production depuis la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte d’inflation basse et stable, remit en cause l’idée de divine coïncidence. Par contre, le fait que l’inflation soit faible et stable depuis les années quatre-vingt-dix et qu’elle le soit restée durant la Grande Récession malgré son extrême violence suggère à certains que la courbe de Phillips n’est pas morte, mais fortement aplatie [FMI, 2013]. Si c’est effectivement le cas, alors les autorités monétaires auraient peut-être une plus grande marge de manœuvre pour stimuler l’activité sans qu’il y ait un dérapage de l’inflation.

Plus récemment, la littérature s’est davantage penchée sur le possible arbitrage entre la stabilité macroéconomique et la stabilité financière. Pour certains, l’assouplissement de la politique monétaire lors des récessions contribuerait à alimenter les bulles spéculatives, c’est-à-dire nourrirait les futures crises financières ; par exemple, au milieu des années deux mille, la Réserve fédérale aurait alimenté la bulle immobilière qui mena à la crise financière mondiale en gardant ses taux directeurs « trop longtemps trop bas ». Certains, notamment des économistes de la Banque des Règlements Internationaux, appellent alors les banques centrales à adopter explicitement un objectif de stabilité financière et à ne pas hésiter à resserrer leur politique monétaire davantage que ne l’impliquent les seules conditions macroéconomiques lorsqu’une bulle se forme : la croissance s’en trouverait peut-être freinée à court terme, mais serait moins volatile et plus forte à moyen et long terme. D’autres, comme Lars Svensson (2016), considèrent toutefois que les coûts d’une telle politique « allant à contre-courant » (leaning against the wind) excèderaient ses bénéfices. 

Depuis les années soixante-dix, l’économie et le système financier des Etats-Unis ont connu des bouleversements tellement importants qu’ils sont susceptibles de modifier la transmission de la politique monétaire et ainsi les arbitrages auxquels la Fed fait face. Alors qu’elle atteignait les deux chiffres à la fin des années soixante-dix, l’inflation a fortement chuté depuis, notamment en raison de tendances structurelles comme la mondialisation et l’intégration commerciale des pays émergents à faibles coûts ; cette désinflation a pu réduire les répercussions des chocs macroéconomiques, mieux ancrer les anticipations d’inflation et réduire les effets de second tour associés aux salaires. En outre, la libéralisation et l’innovation financières se sont poursuivies ces dernières décennies à un rythme rapide. Le crédit immobilier s’est développé et l’endettement des ménages s’est accru, ce qui a pu renforcer les effets de la politique monétaire sur les marchés de l’immobilier et du crédit hypothécaire via les canaux du taux d’intérêt et du bilan. En outre, des institutions autres que les banques jouent un rôle de plus en plus important dans l’intermédiation financière, notamment avec la titrisation et le développement d’un véritable système bancaire parallèle, si bien que le canal de la prise de risque a pu se renforcer, liant davantage l’offre de crédit aux fluctuations de l’appétit des investisseurs financiers face au risque.

Plusieurs études ont suggéré que la politique monétaire affecte de moins en moins la production et les prix depuis les années quatre-vingt. Par exemple, Jean Boivin et Marc Giannoni (2006) ont noté que les chocs de la politique monétaire américaine ont moins d’effets. Ils estiment que la politique monétaire de la Fed a stabilisé plus efficacement l’économie américaine depuis les années quatre-vingt en répondant plus fortement aux anticipations d’inflation. La récente orientation de la politique monétaire américaine stabilise l’inflation plus efficacement en réponse aux chocs d’offre et de demande et elle stabilise davantage la production face aux chocs de demande ; par contre, depuis les années quatre-vingt, la politique monétaire américaine semble davantage exacerber les fluctuations de la production face aux chocs d’offre. Michael Belongia et Peter Ireland (2016) estiment que les chocs de politique monétaire affectent la production et les prix avec un délai qui s’est fortement allongé depuis les années quatre-vingt.

Boris Hofmann et Gert Peersman (2017) ont étudié l’évolution des arbitrages auxquels la Fed fait face depuis la Seconde Guerre mondiale en comparant la transmission de sa politique monétaire au cours de la période 1955-1979 avec sa transmission au cours de la période 1984-2008. Leur analyse suggère que les effets de la politique monétaire sur le niveau des prix se sont affaiblis relativement à ses effets sur le PIB réel, ce qui reflète un aplatissement de la courbe de Phillips. Une stabilisation des prix via la politique monétaire est donc devenue plus coûteuse en termes de volatilité de production réelle. Depuis les années quatre-vingt, la perte en termes de PIB réel qu’entraîne une baisse du niveau des prix via un resserrement de la politique monétaire a doublé.

En outre, Hofmann et Peersman constatent que les effets de la politique monétaire sur le crédit et les prix de l’immobilier relativement à ses effets sur la macroéconomie se sont renforcés. En effet, une expansion de la politique monétaire qui accroissait le PIB réel de 1 % avant les années quatre-vingt entraînait une hausse de 0,1 % des prix de l’immobilier et une hausse de 0,9 % du crédit ; après 1984, cette même expansion monétaire entrainait une hausse de 3,8 % des prix de l’immobilier et une hausse de 2,3 % du crédit. La stabilisation macroéconomique via la politique monétaire est donc associée à de plus amples fluctuations du crédit et des prix de l’immobilier, tandis que la stabilisation du crédit et des prix de l’immobilier est devenue moins coûteuse en termes de volatilité macroéconomique. Le plus fort impact de la politique monétaire sur le crédit s’explique par la plus grande sensibilité du crédit immobilier et par l’accroissement de la part du crédit immobilier dans l’ensemble des prêts depuis les années quatre-vingt. Au cours des dernières années, la politique monétaire américaine a principalement affecté les prêts accordés aux ménages et aux entreprises individuelles, dans la mesure où ceux-ci dépendent fortement du crédit immobilier. Autrement dit, l’impact de la politique monétaire sur la dette des sociétés s’est affaibli, notamment parce que celles-ci sont mieux à même à lisser les chocs monétaires en émettant des titres de dette.

Alors que les études antérieures concluaient à un affaiblissement des effets sur les prix et la production depuis les années quatre-vingt, Hofmann et Peersman estiment que seul l’impact de la politique monétaire sur les prix s’est affaibli au cours du temps, non la réaction de la production réelle. En effet, les études antérieures ignoraient les prix de l’immobilier et le crédit, or c’est précisément leur interaction qui s’avère de plus en plus cruciale dans la transmission de la politique monétaire américaine.

 

Références

BELONGIA, Michael T., & Peter N. IRELAND (2016), « Money and output: Friedman and Schwartz revisited », in Journal of Money, Credit and Banking, vol. 48, n° 6.

BOIVIN, Jean, & Marc P. GIANNONI (2006), « Has monetary policy become more effective? », in The Review of Economics and Statistics, vol. 88, n° 3.

BOIVIN, Jean, Michael T. KILEY & Frederic S. MISHKIN (2011), « How has the monetary transmission mechanism evolved over time? », in B. Friedman & M. Woodford (dir.), Handbook of Monetary Economics, vol. 3A.

FMI (2013), « The dog that didn’t bark: Has inflation been muzzled or was it just sleeping? », in World Economic Outlook: Hopes, Realities, Risks, chapitre 3, avril.

HOFMANN, Boris, & Gert PEERSMAN (2017), « Monetary policy transmission and trade-offs in the United States: Old and new », BRI, working paper, juin.

SVENSSON, Lars E.O. (2016), « Cost-benefit analysis of leaning against the wind: are costs larger also with less effective macroprudential policy? », FMI, working paper, n° 16/3.

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