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10 janvier 2016 7 10 /01 /janvier /2016 15:31

Au cours de la crise financière mondiale et dans les premiers temps de la reprise qui l’a suivie, les responsables politiques et en particulier les banquiers centraux ont cherché à coopérer pour restaurer la stabilité financière et stabiliser l’activité. Par exemple, la Réserve fédérale américaine et cinq autres banques centrales majeures se sont coordonnées pour réduire simultanément leurs taux directeurs en octobre 2008. Par la suite, la Fed a échangé des dollars avec des devises étrangères dans le cadre d’accords de swaps de devises avec quatorze banques centrales, notamment des pays émergents. Mais une fois la reprise mondiale pleinement amorcée, plusieurs responsables politiques et analystes à travers le monde affirmèrent que les mesures ultra-accommodantes de la Fed nuisaient à leur économie. Par exemple, en novembre 2010, lorsque la Fed débuta les achats d’actifs dans le cadre de son deuxième programme d’assouplissement quantitatif, Guido Mantega, alors ministre des Finances brésilien, affirma que la banque centrale américaine menait une véritable « guerre de devises » : la Fed assouplissait sa politique monétaire pour affaiblir le taux de change du dollar et procurer par là même une avantage comparatif aux Etats-Unis dans les échanges commerciaux. Une dépréciation permettrait à un pays d’accroître ses exportations, mais en réduisant celles du reste du monde : elle serait donc un jeu à somme nulle.

Lors d’une conférence organisée par le FMI au mois de novembre dernier, Ben Bernanke (2016a) a mis à l’épreuve une telle idée. L’ancien gouverneur de la Fed rappelle que les dépréciations compétitives étaient déjà un sujet de discorde au cours de la Grande Dépression des années trente. Les pays qui connurent le plus rapidement une reprise furent ceux (comme la Grande-Bretagne) qui quittèrent le plus tôt l’étalon-or pour laisser leur devise se déprécier vis-à-vis de celles des pays (comme la France) qui restèrent dans l’étalon-or. Certains économistes, notamment Joan Robinson, estimaient alors que les premiers renouèrent avec la croissance aux dépens des seconds. En fait, selon Bernanke, l’abandon de l’étalon-or n’a pas seulement permis aux pays de profiter de la réallocation des échanges en laissant leur monnaie se déprécier : il leur donna une plus large marge de manœuvre pour adopter des politiques expansionnistes. Ces dernières contribuèrent à accroître la demande mondiale et à accélérer la reprise mondiale. Aujourd’hui, tout comme durant les années trente, beaucoup se focalisent sur un unique canal de transmission de la politique monétaire, en l’occurrence son impact sur le taux de change, en négligeant les autres. Or, si un pays stimule son activité domestique avec la dépréciation de sa devise, ses résidents profitent de la hausse de leurs revenus pour accroître leurs importations. Les données empiriques suggèrent effectivement que les effets de revenu que la politique monétaire est susceptible d’avoir sur les exportations américaines tendent à compenser les effets de taux de change.

GRAPHIQUE 1  Les contributions des exportations nettes au PIB américaine (en points de pourcentage)

Bernanke, la Fed et le reste du monde

source : Bernanke (2016a)

Surtout, Bernanke estime que rien n’assure que la Fed se soit récemment engagée dans une guerre des devises. Une telle politique non coopérative est en effet censée accroître les exportations nettes. Le déficit commercial américain s’est effectivement contracté en 2008 et en 2009, mais en raison de la crise et de la contraction subséquente de la demande domestique. Les exportations nettes contribuèrent alors à stimuler l’activité américaine (cf. graphique 1). Depuis 2010, les exportations nettes ne contribuent que très peu à la croissance américaine totale ; elles ont même pesé sur cette dernière en 2010 et en 2014. En outre, le dollar s’est effectivement déprécié au début de l’année 2011, peu après que la Fed ait lancé son deuxième programme d’assouplissement quantitatif, mais il s’est ensuite apprécié lors de la seconde moitié de l’année 2011 (cf. graphique 2). Son appréciation s’est ensuite poursuivie, tout d’abord lentement, puis rapidement à partir du milieu de l’année 2014. En d’autres termes, si la Fed s’est effectivement lancée dans une guerre de devises, cette dernière n’a pas réussi.

GRAPHIQUE 2  Les contributions des exportations nettes au PIB américaine (en points de pourcentage)

Bernanke, la Fed et le reste du monde

source : Bernanke (2016a)

Bernanke (2016b) s’est ensuite attaqué à l’idée selon laquelle les changements de la politique monétaire de la Fed, qu’il s’agisse aussi bien des assouplissements que des resserrements monétaires, aient des répercussions perverses sur les marchés financiers dans le reste du monde, en particuliers dans les pays émergents. Certains, comme Raghuram Rajan, l’actuel gouverneur de la banque centrale indienne, estiment que les décisions de la Fed accroissent la volatilité des capitaux. En l’occurrence, le maintien des taux directeurs de la Fed à leur borne zéro et l’adoption des divers programmes d’assouplissement quantitatif auraient alimenté les entrées de capitaux dans les pays émergents et provoqué par là même une appréciation de la devise et une expansion insoutenable du crédit. Réciproquement, le retrait de ces mêmes mesures accommodantes stimulerait la sortie de capitaux des pays émergents, exposant ces derniers à un effondrement du crédit et des prix d’actifs, comme le suggère l’épisode du « taper tantrum » de 2013 : Bernanke, alors à la tête de la Fed, avait fait référence en mai à l’éventualité d’un ralentissement (tapering) des achats d’actifs de la banque centrale américaine d’ici la fin de l’année. Beaucoup interprétèrent ces déclarations comme signalant une hausse prochaine des taux directeurs américains. Les pays émergents, notamment les « cinq fragiles » (l’Afrique du Sud, le Brésil, l’Inde, l’Indonésie et la Turquie) connurent par la suite des sorties de capitaux, une dépréciation de leur devise et un ralentissement de leur croissance. 

Bernanke assure que, si la Fed déstabilise les marchés financiers étrangers, chose pour laquelle il n'est pas entièrement convaincu, elle ne le fait pas délibérément. En outre, si la politique monétaire américaine a effectivement des répercussions sur la stabilité financière, alors ces dernières posent également des problèmes pour les Etats-Unis. Pour Bernanke, le dilemme entre stabilité financière et stabilité macroéconomique auquel une banque centrale fait face au niveau mondial est le même auquel elle fait face au niveau domestique. Or, selon lui, les banques centrales ne doivent pas négliger les risques d’instabilité financière, mais elles ne doivent pas être détournées de leurs objectifs domestiques de plein emploi et de faible inflation pour des raisons de stabilité financière. Pour assurer cette dernière, la politique monétaire est un instrument peu efficace, ne serait-ce que parce que l’impact exact de la politique monétaire sur la stabilité financière est encore imprécis. Même s’il était possible de déceler la formation d’une bulle, le resserrement de la politique monétaire pourrait non seulement avoir peu d’effet sur cette bulle, mais elle risquerait surtout d’affecter l’activité dans l’ensemble de l’économie. Ce sont la réglementation financière et les mesures de politique macroprudentielle qui doivent être utilisées pour garantir la stabilité financière, et ce même dans les pays émergents.

Enfin, Bernanke (2016c) s’est demandé pourquoi la Fed est la cible de telles critiques, alors même que d’autres banques centrales se sont engagées dans des politiques monétaires aussi agressives ces dernières années, notamment la Banque du Japon, la Banque d’Angleterre et la BCE. Cela s’explique selon lui par le rôle dominant que joue le dollar américain, aussi bien dans les échanges de marchandises, que dans les échanges sur les marchés des capitaux. Ce rôle a profondément changé depuis un siècle. Avec l’instauration du système de Bretton Woods au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les devises furent ancrées au dollar. Les Etats-Unis eurent alors une large marge de manœuvre pour poursuivre des objectifs de politique économique domestiques et générer de larges déficits courants. Valéry Giscard d’Estaing a ainsi pu dire que les Etats-Unis bénéficiaient d’un « privilège exorbitant ».

Le système de Bretton Woods s’est écroulé dans les années soixante-dix et les pays ont alors eu la possibilité de choisir leur régime de change. Pourtant, le dollar a gardé son rôle prodéminant, notamment en raison de les effets d’inertie : les gens sont habitués à utiliser le dollar et une devise internationale est d’autant plus utile qu’elle est utilisée par le plus grande nombre. Au cours des dernières décennies, le dollar s’est aussi révélé être un intermédiaire des échange et une réserve de valeurs des plus efficaces. En effet, depuis les années quatre-vingt, l’inflation est restée faible et stable aux Etats-Unis ; les marchés financiers américains sont les plus profonds et les plus liquides à travers le monde ; il y a une large offre d’actifs libellés en dollars qui sont considérés comme très sûrs, notamment les bons du Trésor américains, ce qui permet au dollar de continuer de jouer un rôle de « devise refuge » au cours des périodes de turbulences financières ; la Fed a su jouer efficacement son rôle de prêteur en dernier ressort, même au niveau mondial avec ses opérations de swaps de devises avec les autres banques centrales. Mais pour Bernanke, les Etats-Unis ne tirent actuellement que des bénéfices symboliques du rôle international joué par leur devise. La concurrence exercée par les autres devises, notamment le yen et l’euro, a significativement érodé le « privilège exorbitant » des Etats-Unis. Pour preuve, les taux d’intérêt que les Etats-Unis payent sur les actifs sûrs, notamment les titres publics, ne sont en général pas plus faibles que ceux payés par les autres pays. En outre, lorsque le dollar joue son rôle de « valeur refuge », il tend à s’apprécier, ce qui pénalise la compétitivité des produits américains sur les marchés internationaux, précisément à un moment où l’environnement économique est le plus hostile.

Ce qui distingue la transmission de la politique monétaire américaine par rapport à la transmission des politiques monétaires des autres banques centrales est le fait que beaucoup d’emprunteurs dans les pays émergents empruntent en dollar. Pour autant, Bernanke estime que la Fed ne joue pas un rôle de « banque centrale du monde ». Le taux d’intérêt pertinent pour les décisions d’investissement et d’embauche d’une entreprise étrangère est le coût d’emprunt mesuré en termes de devise locale, non le taux d’intérêt du dollar. Ainsi, lorsque la Fed resserre sa politique monétaire, les emprunteurs autour du monde ne font pas pour autant face à des conditions d’emprunt plus strictes. La politique monétaire de la Fed affecte par contre le coût de remboursement des prêts existants, or beaucoup de prêts en dollar accordés aux emprunteurs étrangers ne sont pas couverts contre le risque de change. Si la Fed resserre sa politique monétaire et si le dollar s’apprécie fortement, ces prêts, qui apparaissaient initialement bon marché, deviendront très coûteux. Heureusement, le dollar s’est considérablement apprécié au cours des 18 derniers mois et, pour l’heure, il n’y a pas eu de problèmes financiers majeurs.

 

Références

BERNANKE, Ben (2015), « Federal reserve policy in an international context », document de travail, présenté à la 16ème conférence annuelle Jacques Polak, organisée par le FMI, novembre.

BERNANKE, Ben (2016a), « What did you do in the currency war, Daddy? », in Ben Bernanke’s blog, 5 janvier.

BERNANKE, Ben (2016b), « Tantrums and hot money: How does Fed policy affect global financial stability? », in Ben Bernanke’s blog, 6 janvier.

BERNANKE, Ben (2016c), « The dollar’s international role: An “exorbitant privilege”? », in Ben Bernanke’s blog, 7 janvier.

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16 décembre 2015 3 16 /12 /décembre /2015 19:30

Depuis la crise financière mondiale, la Fed a fortement assoupli sa politique monétaire. Après avoir ramené ses taux directeurs au plus proche de zéro, elle a adopté des mesures non conventionnelles comme des achats d’actifs à grande échelle à travers ses programmes d’assouplissement quantitatif (quantitative easing). Ces diverses mesures, menées dans un contexte de faibles perspectives de croissance dans les pays avancés, ont notamment contribué à réorienter les mouvements internationaux de capitaux à destination des pays émergents, ce qui a pu stimuler l’activité, le crédit et les prix d’actifs au sein de ces derniers.

Les taux directeurs de la Fed sont à leur borne zéro depuis déjà six ans. Ils n’ont pas été relevés depuis 2006. A mesure que la reprise se poursuit aux Etats-Unis et que l’économie américaine se rapproche du plein emploi, il est de plus en plus probable que la Fed resserre sa politique monétaire. En effet, les variations des taux directeurs ne se répercutent pas immédiatement à l’économie. Or, si la Fed laisse ses taux trop longtemps trop bas, elle prend non seulement le risque d’un dérapage de l’inflation à moyen terme, mais aussi le risque d’alimenter de nouveau les déséquilibres financiers et d’exposer l’économie américaine à une nouvelle crise financière. En outre, la Fed désire normaliser sa politique monétaire afin d’avoir une marge de manœuvre suffisante pour baisser ses taux si l’économie domestique subissait un nouveau choc.

Ce resserrement a débuté avec le ralentissement (tapering) dans les achats d’actifs. Or les précédents resserrements de la politique monétaire américaine ont pu déstabiliser les pays émergents et notamment les confronter à des crises financières ; la crise de la dette des pays en développement au début des années quatre-vingt, la crise mexicaine en 1994 et la crise asiatique en 1997 sont divers épisodes qui se sont produits lors de cycles de resserrements de la politique monétaire américaine. Or l’ampleur inédite du récent assouplissement de la politique monétaire américaine pourrait laisser présager de plus sévères épisodes d’instabilité financière lors du prochain cycle de resserrement monétaire. La simple évocation du tapering au milieu de l’année 2013 a pu entraîner un effondrement des prix d’actifs, une dégradation des soldes courants, une fuite des capitaux et une dépréciation des taux de change dans le monde émergent. Depuis cet épisode, la Fed a amélioré sa communication sur les perspectives futures d’un resserrement de sa politique monétaire afin que les marchés anticipent mieux ses décisions, de façon à éviter de nouveaux épisodes de volatilité.

Carlos Arteta, Ayhan Kose, Franziska Ohnsorge et Marc Stocker (2015) ont rencensé et évalué les possibles répercussions du resserrement de la politique monétaire américaine sur le reste du monde. D’un côté, dans la mesure où le cycle de resserrement monétaire débute dans un contexte de croissance américaine robuste, or cette dernière est susceptible de bénéficier au reste du monde, notamment via l’accroissement des importations américaines. En outre, la politique monétaire sera probablement resserrée graduellement et cette normalisation a été anticipée depuis longtemps. De plus, les banques centrales des autres économies avancées sont susceptibles de maintenir une politique monétaire extrêmement accommodante, ce qui devrait continuer d’alimenter la liquidité mondiale et maintenir les taux d’intérêt mondiaux à un faible niveau. 

D’un autre côté, rien n’assure que les anticipations de marché ne s’ajusteront pas de façon désordonnée. La vigueur même de la croissance américaine et la situation du marché du travail restent incertaines, or de telles incertitudes ne permettent pas d’évaluer jusqu’à quel point la Fed se rapproche des objectifs associés à son double mandat. En outre, les anticipations de marché quant à l’évolution future des taux d’intérêt sont inférieures aux anticipations du comité de politique monétaire de la Fed, si bien qu'elles sont susceptibles d'être subitement révisées à la hausse. Surtout, les pays émergents font déjà face à un environnement macroéconomique fragile : la croissance mondiale est lente, la croissance des échanges mondiaux est faible et les prix des matières premières sont faibles, détériorant les perspectives de croissance des pays qui les exportent. Aussi bien la croissance du PIB des pays émergents, que la croissance de leur PIB potentiel, ont fortement ralenti ces dernières années. Plusieurs d’entre eux sont marqués par des fragilités domestiques et ont notamment connu une forte hausse de leur dette privée, ce qui expose leurs résidents à de douloureux ajustements de bilan. L’appréciation du dollar est susceptible de se poursuivre avec le resserrement de la politique monétaire américaine, or elle risque d’aggraver davantage les perspectives de croissance des pays émergents [Druck et alii, 2015]. La réalisation soudaine de ces risques peut entraîner un déclin significatif des flux de capitaux à destination des pays émergents. Les plus fragiles d’entre eux font donc face au risque d’un véritable arrêt soudain (sudden stop) dans les entrées de capitaux, ce qui entraînerait non seulement une contraction de leur activité domestique, mais les expose aussi à une crise financière.

Swarnali Ahmed (2015) s’est lui-même récemment penché sur les épisodes passés de resserrements de la politique monétaire américaine pour en déterminer les répercussions sur les mouvements internationaux de capitaux. Il utilise un échantillon de 48 pays, dont 27 pays avancés et 21 pays émergents, entre 1982 et 2006, une période au cours de laquelle il y a eu cinq cycles de resserrements monétaires. Il constate que les répercussions sur les flux de portefeuille ou sur l’ensemble des flux de capitaux privés sont significativement plus fortes pour les pays émergents que pour les pays avancés. Les flux de capitaux des pays émergents sont affectés un trimestre avant le premier relèvement des taux directeurs de la Fed, ce qui suggère que les marchés anticipent cet événement. Ahmed estime toutefois que les pays émergents peuvent difficilement contrer ces répercussions avant la première hausse des taux, par exemple en imposant un contrôle des capitaux, puisque son analyse suggère que les pays qui ont libéralisé leur compte de capital ne sont pas plus affectés que les autres. Par contre, une fois que la Fed a commencé à relever ses taux, les pays émergents peuvent mettre en place des mesures susceptibles d’atténuer les répercussions de ce resserrement monétaire sur les flux de capitaux. Ahmed note par exemple que les pays ayant ouvert leur compte de capital ont connu une reprise plus rapide.

 

Références

AHMED, Swarnali (2015), « If the Fed acts, how do you react? The liftoff effect on capital flows », FMI, working paper, n° 15/256, décembre.

ARTETA, Carlos, M. Ayhan KOSE, Franziska OHNSORGE & Marc STOCKER (2015), « The coming U.S. interest rate tightening cycle: Smooth sailing or stormy waters? », CAMA, working paper, n° 37/2015, octobre.

DRUCK, Pablo, Nicolas E. MAGUD & Rodrigo MARISCAL (2015), « Collateral damage: Dollar strength and emerging markets’ growth », FMI, working paper, n° WP/15/179, juillet.

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3 décembre 2015 4 03 /12 /décembre /2015 17:04

La Grande Récession a été si violente et l’inflation s’est par la suite tellement affaiblie que plusieurs banques centrales ont dû ramener leurs taux directeurs au plus proche de zéro. Un tel assouplissement s’est toutefois révélé insuffisant pour ramener les économies au plein emploi et le taux d’inflation à sa cible (généralement 2 %). Pour certains, le taux d’intérêt naturel, c’est-à-dire le taux d’intérêt qui devrait être en vigueur pour stabiliser l’activité et assurer le plein emploi, a même été fortement négatif. Dans une telle situation de trappe à liquidité, beaucoup de banques centrales ont multiplié les mesures « non conventionnelles » pour assouplir davantage leur politique monétaire. Elles ont par exemple réalisé des achats d’actifs à grande échelle, notamment dans le cadre de programmes d’assouplissement quantitatif et elles ont cherché à mieux guider les anticipations des agents à travers la pratique du forward guidance. Certains suggèrent également que les banques centrales relèvent le taux d’inflation qu’elles ciblent, qu’elles se mettent à cibler le PIB nominal ou encore qu’elles émettent de la monnaie-hélicoptère. Aujourd’hui, la Réserve fédérale envisage peut-être de relever enfin ses taux directeurs, mais beaucoup des autres banques centrales du monde développé cherchent toujours à davantage soutenir l’activité économique.

GRAPHIQUE  Les taux directeurs de la BCE, de la Banque nationale du Danemark, de la Banque nationale suisse et de la Banque de Suède (en %)

A zéro et en-deçà. Que nous enseigne la récente expérience avec les taux d’intérêt négatifs ?

source : Jackson (2015)

Beaucoup supposent que la borne inférieure effective des taux directeurs est proche de zéro, mais pas inférieure à celle-ci. Or, plusieurs banques centrales ont adopté ces dernières années des taux d’intérêt négatifs. Depuis le milieu de l’année 2014, quatre banques centrales ont introduit des taux directeurs négatifs : la Banque nationale du Danemark, la Banque centrale européenne, la Banque nationale suisse et la Banque de Suède. En l’occurrence, soit elles ont appliqué un taux d’intérêt négatif sur les dépôts des banques commerciales (cas de la Banque nationale suisse, de la Banque nationale du Danemark et de la BCE), soit elles ont réduit la cible de leur principal taux directeur sous zéro (cas avec la Banque de Suède et la Banque nationale suisse). Ces diverses banques centrales ont généralement adopté des taux d’intérêt négatifs pour stimuler plus amplement leur économie, dans un contexte de faible inflation et de faible croissance ; comme ce contexte persiste, il est probable qu’elles cherchent à davantage pousser leurs taux directeurs en territoire négatif : par exemple, lors de la réunion qui s’est tenue aujourd’hui, la BCE a passé son taux d’intérêt de facilité de dépôt de -0,2 % à -0,3 %. Au Danemark et en Suisse, les banques centrales ont introduit des taux négatifs afin de freiner les entrées de capitaux et de contenir l’appréciation du taux de change. Ces dernières années, même les autres banques centrales, notamment la Fed, n’ont pas exclu la possibilité de réduire leur taux directeur en deçà de zéro.

La transmission d’une variation des taux directeurs négatifs à l’activité économique devrait être en théorie assez similaire à celle d’une variation des taux directeurs au-dessus de zéro [Jackson, 2015]. Les taux directeurs négatifs vont décourager les banques à détenir des réserves excessives à la banque centrale et donc les inciter à prêter, ce qui se traduit par une baisse des taux d’intérêt. En outre, les agents sont incités à ne pas laisser leur épargne oisive sur leurs comptes bancaires, mais plutôt à la placer sous la forme d’actions et d’obligations, ce qui contribue à pousser les prix d’actifs à la hausse via les rééquilibrages de portefeuille. La baisse des taux d’intérêt devrait stimuler le crédit, tandis que la hausse des prix d’actifs devrait générer des effets de richesse. La plus grande disponibilité du crédit et les effets de richesse incitent les résidents, notamment les entreprises et les ménages, à davantage dépenser. En décourageant les entrées de capitaux, les taux directeurs négatifs vont pousser le taux de change à la baisse, donc accroître la compétitivité des produits domestiques sur les marchés internationaux et par là les exportations. L’accroissement de la demande domestique et extérieure stimule alors la production, incite les entreprises à embaucher et conduit finalement à une accélération de l’inflation. En outre, les taux d’intérêt négatifs sont susceptibles de réduire la charge de la dette publique, ce qui accroîtrait la marge de manœuvre budgétaire des gouvernements et leur permettrait de ralentir le rythme de la consolidation budgétaire, réduisant par là la contrainte que cette dernière fait peser sur l’activité.

Les banques centrales ont pu envisager d’adopter des taux d’intérêt négatifs pour éviter les effets pervers que l’on prête aux autres mesures non conventionnelles, notamment à l’assouplissement quantitatif. Les taux d’intérêt négatifs ne sont pourtant pas sans susciter également des inquiétudes. Par exemple, ils sont susceptibles de réduire la profitabilité des banques commerciales et de dégrader finalement l’intermédiation financière. Les banques pourraient être incitées à moins emprunter à la banque centrale pour éviter les réserves excessives et éviter ainsi d’avoir à payer un taux de dépôt négatif, auquel cas les taux d’intérêt pourraient s’accroître sur les marchés interbancaires et obligataires, annulant les bénéfices initiaux des taux directeurs négatifs. Incapables de proposer des rendements attractifs, les fonds monétaires risquent davantage de s’effondrer. Des sociétés financières comme les assureurs et les fonds de pension pourraient être incitées à prendre davantage de risques et à se lancer dans une chasse au rendement particulièrement agressive, ce qui risque de provoquer à terme une nouvelle crise financière. L’ensemble des agents pourraient être incités à prépayer leurs achats et à retarder l’encaissement de chèques, si bien qu’un large volume de liquidité pourrait rester oisif dans l’économie au lieu de financer l’activité productive [McAndrews, 2015]. Les agents sont incités à ne pas laisser leur monnaie sur leurs comptes, ce qui accroît le risque de paniques bancaires, donc à nouveau le risque d’effondrement du secteur bancaire. Enfin, la réduction de la charge de la dette publique pourrait provoquer une baisse excessive des primes de risque souverain, si bien que les taux d’intérêt sur les titres publics seront susceptibles de connaître à l’avenir de plus fortes corrections ; les gouvernements seront quant à eux désincités à surveiller leurs finances publiques et à mettre en œuvre des réformes structurelles [Hannoun, 2015].

Harriet Jackson (2015) a récemment cherché à tirer les leçons de la récente expérience des banques centrales avec les taux d’intérêt négatifs. Elle voit émerger un consensus selon lequel la borne inférieure effective des taux d’intérêt nominaux est négative. Des estimations grossières suggèrent qu’elle pourrait se situer autour de -2 %, bien qu’il y ait une forte incertitude sur sa valeur exacte ; en pratique, elle pourrait plutôt se situer autour de -1 %. En pratique, la transmission des taux directeurs négatifs fonctionne, bien que la transmission aux taux prêteurs et aux taux de dépôt des banques ait généralement été partielle. Les banques se sont en effet révélées réticentes à proposer des taux négatifs à leurs déposants. L’impact sur l’économie réelle de légères variations de taux directeurs négatifs semble plus modeste que celui de variation équivalente de taux directeurs positifs. Enfin, Jackson identifie peu de preuves empiriques suggérant que les taux directeurs négatifs génèrent une volatilité excessive sur les marchés financiers : en présence de taux d’intérêt négatifs, les marchés financiers ont continué de fonctionner sans perturbation significative et il n’y a pas eu de paniques bancaires, du moins jusqu’à présent.

 

Références

CECCHETTI, Stephen G., & Kermit L. SCHOENHOLTZ (2015), « Negative nominal interest rates: back to the future?  », in Money & Banking (blog), 9 février.

HANNOUN, Hervé (2015), « Ultra-low or negative interest rates: what they mean for financial stability and growth », discours, 22 avril.

JACKSON, Harriet (2015), « The international experience with negative policy rates », Banque du Canada, staff discussion paper, n° 2015-13

MCANDREWS, James (2015), « Negative nominal central bank policy rates – Where is the lower bound? », discours.

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