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30 août 2013 5 30 /08 /août /2013 19:55

Suite à la révolution keynésienne, la science économique émerge de la Seconde Guerre mondiale avec la certitude que l'Etat peut et doit gérer activement la demande globale pour lutter contre les déséquilibres macroéconomiques et en particulier pour assurer le plein emploi. A partir de données relatives à l’économie britannique sur la période s’étalant entre 1861 et 1957, Albin William Phillips (1958) met en évidence une relation inverse entre le taux de croissance des salaires nominaux et le taux de chômage. Son interprétation est simple : quand le taux de chômage diminue, la concurrence devient plus intense entre les employeurs pour attirer la main-d’œuvre qui leur est nécessaire, donc les salaires tendent à augmenter ; réciproquement, plus le taux de chômage augmente, plus les travailleurs se font concurrence pour obtenir un emploi, si bien que les salaires tendent alors à diminuer. En supposant que la hausse des salaires nominaux correspond à la hausse des prix (aux gains de productivité près), d’autres économistes en ont déduit une relation inverse entre la variation des prix et le taux de chômage : c’est la « courbe de Phillips ». Autrement dit, plus l’économie se rapproche du plein-emploi, plus les prix augmentent rapidement. Par conséquent, l’économie ne peut connaître à la fois plein emploi et stabilité des prix. A l’extrême, les autorités publiques peuvent certes ramener l’économie au plein emploi, mais au prix d’une accélération de l’inflation ; ou bien stabiliser les prix, mais au prix d’une remontée du taux de chômage. Elles vont alors arbitrer entre les niveaux d’inflation et de chômage en modulant le niveau de demande globale.

La courbe de Phillips a été très rapidement remise en cause. Au niveau empirique, la relation semble peu à peu se distendre. Dès les années soixante, les politiques expansionnistes menées aux Etats-Unis se révèlent incapables de baisser le taux de chômage en dessous d’un certain niveau, alors même que l’inflation accélère continûment. A partir des années soixante dix, plusieurs économies avancées basculent même dans un régime de stagflation, caractérisé (non plus alternativement, mais) simultanément par une forte inflation et un chômage de masse. Ces évolutions viennent confirmer aux yeux des monétaristes leur hypothèse d’un taux de chômage naturel, c’est-à-dire de l’existence d’un niveau de chômage incompressible face aux politiques conjoncturelles. En effet, pour Friedman, il n’y a pas de courbe de Phillips à long terme. Il accepte toutefois l’idée d’un arbitrage à court terme entre inflation et chômage, car les agents n’adaptent leurs anticipations d’inflation qu’avec un certain retard. Si par exemple les autorités publiques accélèrent l’inflation pour baisser le taux de chômage en-dessous de son niveau naturel, les salaires nominaux ne varieront pas, mais les salaires réels diminueront. La demande de travail augmentera et le chômage diminuera. Par contre, une fois que les travailleurs auront révisé leurs anticipations, ils réduiront leur offre de travail et exigeront des salaires nominaux plus élevés, si bien que les salaires réels retrouveront leur niveau initial et le taux de chômage reviendra à son niveau d’équilibre. L’absence de courbe de Phillips à long terme remet en cause l’opportunité des politiques de relance : si celles-ci peuvent temporairement diminuer le chômage en dessous de son niveau naturel, elles se traduisent par contre au final par la seule accélération de l’inflation. Les nouveaux classiques ont radicalisé cette vision en considérant que les anticipations étaient, non pas adaptatives, mais rationnelles, ce qui les a amenés à rejeter l'idée même d'une courbe de Phillips à court terme. 

Puisque le taux naturel correspond finalement au niveau de chômage compatible avec une inflation stable, il apparaît souvent dans la littérature sous le terme de non-accelerating inflation rate of unemployment (NAIRU). Friedman considérait que le taux naturel résultait des imperfections propres aux marchés des biens et services et au marché du travail. Son niveau dépendrait notamment du salaire minimum en vigueur, des syndicats et des frictions dans l’appariement entre les travailleurs et les postes vacants. Autrement dit, si le NAIRU n’est pas influencé par les politiques conjoncturelles, c’est parce qu’il est déterminé du côté de l’offre, par des facteurs « structurels ». En outre, comme ces derniers évoluent au cours du temps, le taux naturel est également susceptible de varier. Par conséquent, dans l’optique des monétaristes et des nouveaux classiques, seules les politiques structurelles peuvent diminuer le NAIRU.

Or, selon James Tobin et les nouveaux keynésiens, rien n’assure que le taux de chômage va revenir naturellement et rapidement à son niveau naturel. La mise en œuvre de politiques conjoncturelles reste donc légitime, ne serait-ce que pour éliminer la composante conjoncturelle du chômage. Surtout, certains auteurs suggèrent que le taux de chômage naturel n’est pas insensible à l’évolution du taux de chômage effectif et qu’il serait par conséquent influencé par les dynamiques de la demande globale. En d’autres termes, même si une hausse du chômage est d’origine conjoncturelle, celui-ci peut très facilement devenir structurel. Les économistes parlent d’effets d’« hystérésis » (ou d’« hystérèse ») pour désigner cette tendance naturelle du chômage à s’enkyster, un terme précédemment utilisé en physique pour désigner la persistance d’un phénomène lorsque sa cause a disparu. Olivier Blanchard et Lawrence Summers (1986) ont ainsi utilisé la notion d’hystérèse pour expliquer le maintien du chômage européen à un niveau élevé à partir des années quatre-vingt. Elle s’opère d’après eux selon trois mécanismes :

1. La réduction du nombre de projets d’investissement lancés lors des récessions se traduit par une moindre demande de travail. Une fois la reprise amorcée, les retards dans l’accumulation du capital ne permettent pas une reprise suffisante de l’activité pour résorber le chômage.

2. Blanchard et Summers mettent particulièrement l’accent sur la dualisation du marché du travail pour expliquer le phénomène d’hystérésis. Comme le suggèrent les travaux de Lindbeck et Snower, les travailleurs se répartissent entre les chômeurs (les outsiders) et les travailleurs occupant un emploi (les insiders), or seuls ces derniers participent aux négociations salariales, si bien qu’ils vont profiter de leur situation pour accroître leur salaire. Puisqu’il est coûteux d’embaucher et de former un travailleur, les insiders vont chercher à accroître ce coût en refusant de coopérer avec les outsiders, en compliquant leur formation et en retardant finalement leur intégration dans l’entreprise. Non seulement un tel comportement réduit la productivité des nouveaux arrivants, mais il désincite également les employeurs à embaucher. Ainsi, lorsque l’économie sort d’une récession, les entreprises vont préférer accroître les salaires plutôt que de réembaucher les travailleurs qu'elles ont précédemment licenciés, si bien que la reprise ne s’accompagnera finalement pas d’un reflux du chômage.

3. Il existe un « canal de transmission » bien plus intéressant. Lorsqu’ils sont au chômage, les travailleurs voient progressivement leur capital humain (c’est-à-dire leurs savoirs, leurs compétences et leur santé) se dégrader et deviennent par conséquent peu à peu inemployables. Des mécanismes de stigmatisation sont également à l'oeuvre : le fait même d’être au chômage de longue durée envoie un signal négatif aux employeurs potentiels concernant les compétences et la motivation du demandeur d'emploi, ce qui réduit les incitations à embaucher. Autrement dit, plus un travailleur passe de temps au chômage, moins il a de chances d’en sortir. Une hausse forte et durable du chômage s’accompagne donc d’une augmentation du chômage de longue durée. En outre, les chômeurs peuvent se décourager, rechercher moins activement un emploi et finalement sortir de la population active, en particulier s’il existe un système généreux de protection sociale. 

Un choc, bien que transitoire, peut ainsi avoir des effets permanents sur l'économie. Avec la hausse du taux de chômage effectif suite à une récession, le taux de chômage naturel est susceptible de s’accroître également et de se maintenir de façon permanente à un niveau élevé, et ce même si l’économie renoue avec une croissance soutenue. Le fait que le NAIRU dépende de la trajectoire passée du taux de chômage dénote sa nature endogène. Il apparaît alors particulièrement dangereux pour les autorités publiques de laisser le chômage s’envoler, car il est par la suite extrêmement difficile de le réduire. L'Etat ne doit alors pas hésiter à fortement stimuler la demande pour éviter toute aggravation du chômage. 

Alors que le concept d’hystérèse a été relativement délaissé pendant deux décennies, la Grande Récession a renouvelé l’intérêt des économistes pour les effets à long terme du chômage. Par exemple, Laurence Ball (2009) observe les performances de 20 pays développés entre 1980 et 2007. Il constate que les fortes hausses du taux naturel sont historiquement associées aux désinflations, tandis que ses baisses sont synchrones aux accélérations de l’inflation, ce qui tend à confirmer l'existence des effets d’hystérésis. Ainsi, les resserrements monétaires visant à lutter contre l‘inflation auraient contribué à l’origine des hausses du NAIRU dans les années quatre-vingt. Ball affirme que les divergences dans l’orientation des politiques monétaires expliqueraient les différences que l’on peut constater dans les taux de chômage entre les pays avancés. Certaines banques centrales (notamment la Fed) resserrèrent tout d’abord leur politique monétaire pour réduire l’inflation, mais l’assouplirent fortement dès que la récession survint, même si l’inflation subsistait, ce qui leur permit de faire rapidement refluer le chômage. Par contre, d’autres banques centrales (en particulier en Europe) refusèrent d’assouplir leur politique monétaire en réaction à la récession tant que les tensions inflationnistes persistaient, si bien que le chômage persista à un niveau élevé dans leur économie. Les effets d’hystérésis seraient ainsi plus larges lorsque la banque centrale réagit faiblement aux récessions. Engelbert Stockhammer et Simon Sturn (2012) rejoignent les conclusions de Ball à partir d’une optique post-keynésienne. 

Roger Farmer (2013) tente d’offrir un nouveau cadre théorique pour analyser le chômage en s’appuyant sur les réflexions de Keynes et sur les modèles d’équilibres multiples. Dans sa modélisation, les esprits animaux des ménages et des entreprises déterminent la valeur du marché boursier. Les booms et effondrements des prix d’actifs sont alors générés par des vagues autoréalisatrices d’optimisme et de pessimisme : les prix d’actifs peuvent s’accroître pour la seule raison que les participants au marché croient qu’ils vont poursuivre leur hausse. Si les cours boursiers s’effondrent, la demande décline et les entreprises licencient. Le chômage involontaire peut alors persister comme état d’équilibre. Au final, il existe un continuum de taux de chômage d’équilibre et celui qui prévaut est sélectionné par les esprits animaux. Puisque la confiance joue un rôle déterminant dans les dynamiques du chômage, Farmer se propose finalement de remplacer la courbe de Phillips par une fonction de croyances (belief function) censée capturer l’état de confiance des agents économiques. 

 

Références

BALL, Laurence M. (2009), « Hysteresis in unemployment: Old and new evidence », NBER working paper, n° 14818, mars.

BLANCHARD, Olivier, & Lawrence SUMMERS (1986), « Hysteresis in unemployment », in NBER Macroeconomics Annual, vol. 1.

DESCAMPS, Christian (2005), L’Analyse économique en questions, Vuibert.

FARMER, Roger E.A. (2013), « The Natural Rate Hypothesis: An idea past its sell-by date », NBER working paper, n° 19267, juillet.

GAUTIE, Jerôme (2009), Le Chômage, La Découverte.

PHILLIPS, Albin William (1958), « The relation between unemployment and the rate of change of money wage rates in the United Kingdom, 1861–1957 », in Economica, vol. 25, n° 100.

STOCKHAMMER, Engelbert, & Simon STURN (2012), « The impact of monetary policy on unemployment hysteresis », in Applied Economics, vol. 44.

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10 avril 2013 3 10 /04 /avril /2013 22:06

Ces dernières décennies, la mondialisation des échanges, marquée par l’essor des pays émergents, et le progrès techniques, notamment la révolution informatique, sont à l’origine de profonds changements structurels au sein des économies avancées et y ont immanquablement transformé l’emploi. Or, depuis les années soixante-dix, les économies avancées connaissent également un élargissement des inégalités de revenu et, pour plusieurs d’entre elles, un chômage persistant, si bien que de nombreuses études ont suggéré que ceux-ci trouvaient finalement une explication, ne serait-ce que partielle, dans le commerce extérieur et le changement technologique.

D’une part, le progrès technique a pu être biaisé en défaveur du travail peu qualifié : en accroissant les besoins en capital humain et en permettant aux entreprises d’automatiser les tâches de production routinières qui étaient traditionnellement réalisées par les travailleurs de qualification intermédiaire, les nouvelles technologies auraient augmenté la demande pour la main-d’œuvre qualifiée. D’autre part, l’intégration des pays émergents dans le commerce international est quant à elle susceptible d’avoir déprimé les salaires et accéléré les destructions d’emplois dans les pays avancés. Non seulement les produits des pays émergents, plus complétifs en raisons de leur faible coût du travail, viennent directement concurrencer les produits des pays avancés, mais les entreprises des seconds sont aussi amenées à délocaliser une partie de leur production dans les premiers, en l’occurrence celle intensive en main-d’œuvre peu qualifiée. Si l’ouverture au commerce international tend à diminuer les inégalités internationales en profitant aux travailleurs peu qualifiés des pays en développement, elle risque en revanche d’accroître les inégalités au sein des pays avancés en dégradant les salaires et l’emploi des moins qualifiés au sein des pays développés. Au final, la mondialisation et le progrès technique sont susceptibles d’avoir polarisé les marchés du travail et exacerbé les inégalités salariales au profit des travailleurs les plus qualifiés, tout en exposant toujours plus fortement les travailleurs les moins qualifiés au chômage. 

David H. Autor, David Dorn et Gordon H. Hanson (2013) ont décomposé le territoire des Etats-Unis en 722 zones d’emplois. Ils ont ensuite cherché à distinguer l’impact que le commerce international et le progrès technologique ont pu respectivement avoir sur l’emploi dans chacune d’entre elles entre 1990 et 2007, une période où la concurrence chinoise s’est particulièrement accrue : la part des biens importés de Chine parmi l’ensemble des achats américains de biens est en effet passée de 0,2 % en 1987 à 4,8 % en 2007. L’analyse suggère que les marchés du travail dont la composition sectorielle les expose à la concurrence chinoise connaissent des chutes significatives de l’emploi, en particulier pour l’industrie manufacturière et pour les travailleurs non diplômés. Aux Etats-Unis, la concurrence étrangère a donc effectivement eu tendance à accroître le chômage de ces derniers.

L’exposition au changement technologique semble au contraire neutre pour le niveau d’emploi. En effet, les marchés du travail qui connaissent un processus d’informatisation ne connaissent aucun déclin de l’emploi. En revanche, ces mêmes marchés du travail connaissent une polarisation significative des emplois, aussi bien dans les secteurs manufacturiers que non manufacturiers : les emplois de tâches routinières et les emplois de bureau sont l’objet d’une destruction accélérée, tandis que les emplois cognitifs (managers, techniciens, etc.) et les emplois intensifs en tâches manuelles connaissent une forte croissance. Les emplois hautement qualifiés (donc très rémunérés) et les emplois non qualifiés (donc peu rémunérés) ont ainsi connu une expansion au détriment des emplois moyennement qualifiés. Autrement dit, le progrès technique semble bel et bien avoir contribué à la hausse des inégalités salariales aux Etats-Unis et les auteurs suggèrent qu'une telle dynamique est également à l'oeuvre dans les autres pays avancés.

Autor et alii constatent enfin que les effets des échanges internationaux et du progrès techniques sur l’emploi ont profondément varié au cours du temps. Durant les années deux mille, les répercussions du commerce international se sont devenues plus amples avec l’accélération des importations de produits chinois. Sur la même période, les répercussions de la technologie sur la composition de l’emploi se sont diluées dans l’industrie manufacturière, tandis qu’elles s’intensifiaient dans les secteurs non manufacturiers, ce qui suggère une informatisation de plus en plus poussée du traitement de l’information au sein de ces derniers. 

 

Références

AUTOR, David H., David DORN & Gordon H. HANSON (2013), « Untangling trade and technology: Evidence from local labor markets », NBER working paper, n° 18938, avril.

 

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11 janvier 2013 5 11 /01 /janvier /2013 17:33

Les Etats-Unis sont sortis de la récession en 2009 et, pourtant, la reprise de l’emploi apparaît toujours particulièrement fragile. Le rebond de l’emploi avait aussi particulièrement déçu suite aux récessions qui s’étaient produites au début des années quatre-vingt-dix et au début des années deux mille, si bien que l’on a pu qualifier ces trois épisodes de « reprises sans emplois » (jobless recoveries). Les études se sont multipliées pour tenter d’en comprendre les fondements et surtout de déterminer si les reprises sans emplois constituent désormais un aspect structurel des cycles d’affaires aux Etats-Unis. Pour certains, la faible création s’explique tout simplement par la faiblesse de l’activité économique. Ils mettent notamment en avant la persistance d’un important écart de production (output gap) : puisque l’économie fonctionne encore loin de son potentiel, sa capacité à créer des emplois s’avère forcément réduite. Pour d’autres, le maintien du chômage à des niveaux élevés trouve sa source dans des facteurs plus structurels, notamment sur une inadéquation (mismatch) entre les (qualifications des) travailleurs et les (qualifications des) emplois.

Ce débat sur les causes de la faible création d’emplois s’avère déterminant pour concevoir la réponse la plus appropriée des autorités publiques. Les deux thèses n’impliquent pas les mêmes remèdes. Pour les partisans du premier point de vue, l’assouplissement de la politique monétaire et la relance budgétaire sont nécessaires pour stimuler la production et ainsi réduire le chômage. Les tenants de la seconde thèse estiment au contraire qu’une stimulation de la demande globale se révélerait peu efficace et plaident pour la mise en œuvre de politiques de l’emploi plus spécifiques telles que la formation à l’emploi.

Laurence Ball, Daniel Leigh et Prakash Loungani (2013a, 2013b) reviennent sur la loi d’Okun et évaluent, comme plusieurs auteurs ces derniers mois, si l’actuelle reprise démontre qu'elle n'est plus effective. Leur propos est finalement de déterminer si la reprise actuelle s’avère exceptionnelle au regard des précédentes sorties de crises. Les auteurs supposent qu’il existe des trajectoires de long terme pour la production, l’emploi et le chômage. Ils utilisent le terme de « production potentielle » (potential ouput) pour la production de long terme et celui de « taux naturel » (natural rate) pour l’emploi de long terme. La production potentielle est déterminée par la capacité productive de l’économie et elle croît au cours du temps avec l’accumulation des facteurs et le progrès technique. Les déplacements de la demande globale poussent le la production à fluctuer autour de son potentiel. Ces fluctuations de la production poussent les entreprises à engager et licencier des travailleurs, ce qui impacte le taux de chômage. Ball et alii réécrivent alors la loi d’Okun ainsi :

Ut – Ut* = β (Yt – Yt*) + εt

avec Ut – Ut* représentant l’écart de chômage (soit l’écart entre le taux effectif du chômage et son taux naturel) et Yt – Yt* l’écart de production (ou plus exactement l’écart entre le logarithme de la production effective et le logarithme de la production potentielle). Ball et alii se penchent sur la période s’étalant entre 1962 et 2011 et estiment que le coefficient d’Okun (β) s’élève à environ -0,4 sur cette période. Leur spécification est suffisamment bonne, puisqu’aucune année ne constitue une anomalie en termes de niveau de chômage (cf. graphique 1). En outre, une relation linéaire suffit pour adapter la loi d’Okun aux données. En effet, lorsque les auteurs estiment des coefficients distincts selon que les écarts de production sont positifs ou négatifs, les coefficients estimés s’élèvent à -0,37 pour les écarts de production positifs et à -0,39 pour les écarts de production négatifs. Enfin, alors que de précédentes études avaient suggéré que la loi d’Okun variait au cours du temps, les auteurs estiment que leur coefficient constant est statistiquement robuste.

GRAPHIQUE 1  Loi d'Okun estimée pour les Etats-Unis (1948-2011)

ballokun-11.jpg

source : Ball et alii (2013,b)

Ball et alii peuvent alors observer si la reprise actuelle constitue une anomalie historique. Comme nous l’avons déjà dit, graphiquement, aucune année n’apparaît particulièrement exceptionnelle. Suite à la Grande Récession, le taux de croissance de la production est revenu à sa valeur normale, si bien que la trajectoire effective de la production est quasiment parallèle à la trajectoire potentielle, permettant au niveau de production de dépasser en 2011 son pic d’avant-crise (cf. graphique 2). Un large écart de production subsiste or, dans de telles circonstances, la loi d’Okun implique que l’emploi et le chômage sont particulièrement éloignés de leurs niveaux de long terme. Entre 2009 et 2011, l’écart de production s’éleva à -10,8 % et l’écart entre le taux de chômage et sa valeur de long terme avoisinait 4,4 points de pourcentage. Le ratio de ces deux écarts, s’élevant à -0,41, est proche de l’estimation du coefficient d’Okun à laquelle aboutissent les trois auteurs.

GRAPHIQUE 2  Le logarithme du PIB réel américain

ballokun-2.jpg

source : Ball et alii (2013a)

Au cours des diverses récessions que connurent les Etats-Unis avant les années quatre-vingt-dix, la production connut un vif rebond après avoir atteint son creux et retrouva très rapidement sa trajectoire d’avant-crise, si bien que la création d’emplois put être particulièrement forte et que le chômage retourna également à son niveau antérieur. Aujourd’hui, tout comme cela fut le cas au début des années quatre-vingt-dix et au début des années deux mille, la lenteur de la reprise économique signifie qu’un large écart de production subsiste, donc la création d’emplois est elle-même logiquement faible. En d’autres termes, les reprises que connurent les Etats-Unis depuis les années quatre-vingt-dix ne sont exceptionnelles que par leur faible taux de croissance économique. Les « reprises sans emplois » sont un mythe.

Ball et alii estiment également la loi d’Okun pour vingt pays avancés depuis 1980. Une relation stable apparaît dans la majorité des pays. Le coefficient de la relation varie d’un pays à l’autre. Sur la  période observée, le coefficient s’élève par exemple à -0,45 pour les Etats-Unis et à -0,37 pour l’Allemagne et la France. En d’autres termes, une hausse de 1 % du PIB en France devrait se traduire par une baisse du taux de chômage de 0,37 point de pourcentage. Dans les pays où le taux de chômage est en moyenne le plus élevé, il est aussi relativement plus sensible aux évolutions de la production. La variation du coefficient d’Okun d’un pays à l’autre reflète certainement les caractéristiques propres à chaque marché du travail national. Parmi l’échantillon, le plus fort coefficient est celui de l’Espagne, où il atteint la valeur de -0,85, et il peut s’expliquer par l’importance du recours aux contrats temporaires. Le faible coefficient du Japon (-0,15) peut quant à lui trouver une explication dans la tradition des emplois à vie. En théorie, une plus grande protection de l’emploi doit atténuer l’impact des mouvements de production sur l’emploi et ainsi réduire le coefficient d’Okun. En se basant sur l’indice de législation de protection de l’emploi (LPE) développé par l’OCDE, les auteurs ne parviennent toutefois pas à faire émerger une relation entre le coefficient d’Okun et le degré de protection. 

 

Références Martin ANOTA

BALL, Laurence M., Daniel LEIGH, & Prakash LOUNGANI (2013a), « Okun's law: Fit at fifty? », NBER working paper, n° 18668, janvier.

BALL, Laurence M., Daniel LEIGH, & Prakash LOUNGANI (2013b), « The myth of 'jobless recoveries' », in Econbrowser (blog), 9 janvier.

KNOTEK, Edward S. (2007), « How useful Is Okun’s law? », Federal Reserve Bank of Kansas City, Economic Review, quatrième trimestre.

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