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11 juillet 2018 3 11 /07 /juillet /2018 10:28
Gordon et l’hypothèse du taux de chômage naturel

Il y a soixante ans, Albin W. Phillips (1958) décelait une relation décroissante entre variation des salaires et taux de chômage en étudiant près d’un siècle de données empiriques relatives à l’économie britannique : plus le taux de chômage augmentait, moins les salaires augmentaient rapidement. En faisant l’hypothèse d’une croissance de la productivité constante, les keynésiens en déduisaient une relation décroissante entre inflation et taux de chômage : plus le taux de chômage augmente, moins les prix auraient tendance à augmenter, ce qui amena Paul Samuelson et Robert Solow (1960) à suggérer que les autorités monétaires pouvaient choisir un « menu » entre inflation et chômage. Les keynésiens adoptèrent ainsi la courbe de Phillips, non seulement parce qu’elle leur permit de confirmer l’idée de rigidité des salaires et de dynamiser leur cadre théorique en reliant l’évolution du chômage à celle des prix, mais aussi parce qu’ils pouvaient ainsi continuer de justifier l’adoption de politiques conjoncturelles : il suffisait a priori que les autorités laissent l’inflation s’accélérer pour réduire le chômage.

Lors de son allocution présidentielle à l’American Economic Association, le monétariste Milton Friedman (1968) assena il y a un demi-siècle ce qui semble être le premier coup sérieux porté au keynésianisme en avançant l’hypothèse du taux de chômage naturel. A court terme, il y a effectivement une courbe de Phillips, c’est-à-dire une relation décroissante entre inflation et chômage : une accélération de l’inflation réduit le chômage en amenant les travailleurs à  sous-estimer leur pouvoir d’achat, si bien que leurs salaires réels diminuent et que les entreprises sont incitées à accroître leur demande de travail. Mais une fois que les travailleurs ont pris conscience de leur erreur et qu’ils corrigent en conséquence leurs anticipations, ils réclament une hausse de leurs salaires nominaux, si bien que les entreprises réduisent leur demande de travail et le chômage revient à son niveau initial, celui-là même que Friedman qualifie de « naturel », mais l’inflation reste supérieure à ce qu’elle était initialement : c’est l’hypothèse accélérationniste. A long terme, la courbe de Phillips serait donc verticale : qu’importe le niveau d’inflation, le taux de chômage est à son niveau naturel. Friedman en concluait que la politique monétaire était neutre à long terme : elle ne peut durablement réduire le chômage en-deçà de son niveau naturel (à moins de générer une inflation insoutenable) et ce d’autant plus que ce dernier est déterminé par des facteurs du côté de l’offre.

Cette première attaque lancée contre la citadelle keynésienne ouvrit la voie à un second assaut, mené cette fois-ci par les nouveaux classiques. Robert Lucas et ses adeptes affirmèrent que la courbe de Phillips était verticale aussi bien à long terme qu’à long terme : dès lors que les agents ont des anticipations rationnelles, ils ne se trompent dans leurs anticipations d’inflation que si des chocs aléatoires touchent la politique monétaire. Même si les nouveaux classiques délaissent la question du chômage, les enseignements tirés de leurs modélisations sont clairs : le chômage en vigueur ne serait autre qu’un chômage naturel et ne pourrait donc refluer qu’à travers l’adoption de politiques structurelles. De leur côté, des keynésiens comme Robert Solow et James Tobin cherchèrent à répliquer, mais cela n’empêcha pas le concept de taux de chômage d’équilibre d’être largement accepté dans la profession, au point que, très rapidement, même des keynésiens comme Rudiger Dornbusch et Stanley Fischer ou Robert J. Gordon (1978) évoquèrent la courbe de Phillips verticale dans leurs manuels de macroéconomie respectifs. 

Plusieurs historiens de la pensée ont remis en question le récit habituellement fait de la diffusion de l’hypothèse du taux de chômage naturel [Cherrier et Goutsmedt, 2017]. Par exemple, James Forder (2014) a noté que Samuelson et Solow avaient eux-mêmes remarqué que la courbe de Phillips était instable et conclu que les autorités monétaires ne pouvaient s’appuyer dessus de façon assurée. Ainsi, Friedman aurait délibérément passé sous silence ces réserves lors de son allocution présidentielle. Récemment, Aurélien Goutsmedt et Goulven Rubin (2018) ont noté que ce ne sont pas les monétaristes et les nouveaux classiques qui contribuèrent le plus à la diffusion du concept de chômage naturel, mais les keynésiens eux-mêmes. 

Pour comprendre pourquoi et comment les keynésiens ont pu reprendre un concept qui avait initialement été introduit pour les ébranler, Goutsmedt et Rubin se alors sont concentrés sur la trajectoire intellectuelle de l’un d’entre eux, en l’occurrence Robert Gordon, l’économiste du MIT qui gagna en célébrité ces dernières années de ce côté-ci de l’Atlantique avec sa thèse d’une « fin de la croissance ».

Au début des années soixante-dix, Gordon s’opposait à l’hypothèse du taux de chômage naturel au motif qu’elle ne serait pas vérifiée par les données empiriques : les estimations que Solow (1969) (son directeur de thèse) et lui-même avaient réalisées chacun de leur côté indiquaient que le paramètre associé à l’inflation anticipée était inférieur à l’unité, ce qui suggérait que l’inflation ne s’ajustait pas totalement par rapport aux salaires. Gordon (1971a, 1971b) en concluait que la thèse accélérationniste de Friedman n’était pas valide et qu’il y avait bien un arbitrage entre inflation et chômage à long terme. Pour autant, il ne pensait pas que la courbe de Phillips était stable : comme Samuelson et Solow, il estimait qu’elle était susceptible de se déplacer, aussi bien à gauche qu’à droite. Ainsi, pour expliquer l’accélération de l’inflation que connaissait alors l’économie américaine, Gordon privilégiait l’explication qu’avançait George Perry (1970) : les pressions inflationnistes résulteraient des changements dans la composition de la population active, notamment avec l’arrivée massive des femmes et des jeunes sur le marché du travail dans les années soixante, qui aurait déplacé la courbe de Phillips sur la droite.

La conversion de Gordon commença vers 1972. Cette année-là, il introduisit un modèle intermédiaire incorporant un taux de chômage naturel au-delà d’un certain niveau d’inflation, mais où la pente de la courbe de Phillips à long terme était variable en-deçà de ce seuil, tout en soulignant que l’approche accélérationniste n’était pas valide dans le cadre d’une déflation. A partir de 1973, les nouvelles données empiriques amènent peu à peu Gordon à adopter l’hypothèse du taux de chômage naturel : au fil des années, la pente de la courbe de Phillips à long terme, telle qu’elle se dessinait à travers les données, se rapprochait de la verticale. En 1977, Gordon indiqua explicitement avoir adopté l’hypothèse du taux de chômage naturel. En 1978, dans son manuel, il abandonna son modèle intermédiaire en proposant un modèle plus simple, sûrement pour des raisons pédagogiques. 

La critique du nouveau classique Thomas Sargent (1971) a sûrement contribué à convaincre Gordon d’utiliser une courbe de Phillips verticale à long terme. Mais si cette critique montra que les tests utilisés par les keynésiens ne pouvaient pas rejeter l’hypothèse du taux de chômage naturel, ils ne la validaient pas non plus. Goutsmedt et Rubin notent que Gordon a adopté l’hypothèse du taux de chômage nature alors même que les données empiriques ne suggéraient toujours pas que le paramètre estimé sur l’inflation anticipée était proche de l’unité. Pour eux, le revirement de Gordon s’explique essentiellement par deux choses. D’une part, celui-ci subit directement l’influence de Friedman, qu’il côtoya à l’Université de Chicago. D’autre part, l’adoption de l’hypothèse du taux de chômage naturel ne l’empêchait pas de justifier l’adoption de politiques conjoncturelles en vue de stabiliser l’activité. En effet, il l’introduisit dans un modèle de concurrence imparfaite où les rigidités salariales empêchaient l’apurement des marchés et faisaient apparaître du chômage involontaire.

Ainsi, la diffusion du concept de taux de chômage naturel ne semble pas avoir été synonyme de défaite pour les keynésiens. Quelques décennies plus tôt, plusieurs d’entre eux cherchaient déjà à donner des fondements microéconomiques à la macroéconomie keynésienne. Don Patinkin (1956) tenta notamment de montrer que le keynésianisme n’était pas incompatible avec l’hypothèse d’un auto-ajustement de l’économie ; par contre, il estimait que le retour vers le plein-emploi était tellement lent que cela justifiait l’usage des politiques conjoncturelles pour stabiliser l’activité. Le raisonnement de Gordon était à peine différent : le taux de chômage tend peut-être vers son niveau naturel, mais il le fait si lentement que l’assouplissement des politiques conjoncturelles apparaît nécessaire. Mais alors que les keynésiens comme Patinkin jugeaient que la relance budgétaire était plus efficace que l’assouplissement monétaire, les nouveaux keynésiens comme Gordon jugent au contraire que cette dernière est plus efficace que la première pour éliminer la composante conjoncturelle du chômage.

Pour conclure, Goutsmedt et Rubin soulignent à quel point le récit habituellement fait des débats autour de la courbe de Phillips lors des années soixante-dix ignore la richesse des échanges et en particulier des réactions de la part des keynésiens. Les travaux empiriques que ces derniers réalisaient à l’époque constataient que le coefficient associé aux anticipations d’inflation était variable, si bien qu’ils concluaient que la courbe de Phillips à long terme était susceptible de varier. La conversion de Gordon et des autres keynésiens n’a pas été sans coûts. Si Gordon n’avait pas abandonné son modèle à coefficient variable et si ce dernier avait été largement diffusé, les économistes n’auraient pas été surpris par l’absence d’inflation lors de la Grande Récession. Les dernières modélisations ont cherché à estimé le paramètre sur les anticipations d’inflation au lieu de considérer qu’elle est égale à l’unité. Elles trouvent une faible élasticité de l’inflation courante vis-à-vis de l’inflation passée, ce qui amène certains comme Olivier Blanchard (2016) à se demander si’ l’économie américaine ne s’est pas libérée de la « malédiction accélérationniste ». 

 

Références

BLANCHARD, Olivier (2016), « The US Phillips curve: Back to the 60s? », PIIE, policy brief, n° 16-1.

CHERRIER, Beatrice, & Aurélien GOUTSMEDT (2017), « The making and dissemination of Milton Friedman’s 1967 AEA presidential address », in The Undercover Historian (blog), le 27 novembre. Traduction française, « L’élaboration et la réception du discours présidentiel de Friedman », in Annotations (blog).

DORNBUSCH, Rudiger, & Stanley FISCHER (1978), Macroeconomics, McGraw-Hill Companies.

FORDER, James (2014), Macroeconomics and the Phillips Curve Myth, Oxford University Press.

FRIEDMAN, Milton (1968), « The role of monetary policy », in American Economic Review, vol. 58, n° 1.

GORDON, Robert J. (1971a), « Inflation in recession and recovery », in Brookings Papers on Economic Activity, vol. 1971, n° 1.

GORDON, Robert J. (1971b), « Steady anticipated inflation: Mirage or oasis? », in Brookings Papers on Economic Activity, vol. 1971, n° 2.

GORDON, Robert J. (1972), « Wage-price controls and the shifting Phillips curve », in Brookings Papers on Economic Activity, vol. 1972, n° 2.

GORDON, Robert J. (1977), « Can the inflation of the 1970s be explained? », in Brookings Papers on Economic Activity, vol. 1977, n° 1.

GORDON, Robert J. (1978), Macroeconomics, Little, Brown and Company.

GOUTSMEDT, Aurélien, & Goulven RUBIN (2018), « Robert J. Gordon and the introduction of the natural rate hypothesis in the Keynesian framework », Centre d’Economie de la Sorbonne, document de travail, n° 2018.13.

PATINKIN, Don (1956), Money, Interest and Prices.

PERRY, George L. (1970), « Changing labor markets and inflation », in Brookings Papers on Economic Activity, vol. 1970, n° 3.

PHILLIPS, Albin William (1958), « The relation between unemployment and the rate of change of money wage rates in the United Kingdom, 1861–1957 », in Economica, vol. 25, n° 100. 

SAMUELSON, Paul A. & Robert M. SOLOW (1960), « Problem of achieving and maintaining a stable price level: Analytical aspects of anti-inflation policy », in American Economic Review, vol. 50, n° 2.

SARGENT, Thomas J. (1971), « A note on the “accelerationist” controversy », in Journal of Money, Credit and Banking, vol. 3, n° 3.

SOLOW, Robert M. (1969), Price Expectations and the Behavior of the Price Level, Manchester University Press.

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17 juin 2018 7 17 /06 /juin /2018 21:45
Informatisation, productivité et emploi

A la fin des années quatre-vingt, Robert Solow (1987) notait que « les ordinateurs sont partout, sauf dans les statistiques de productivité ». En fait, c’est au cours de la décennie suivante que le développement des technologies d’information et de communication a amorcé une forte accélération de la croissance de la productivité. Et celle-ci a naturellement alimenté les craintes pour l’emploi.

Selon des économistes comme Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee (2011, 2014), le développement des technologies de l’information a stimulé et devrait continuer de stimuler la croissance de la productivité dans tous les secteurs aux Etats-Unis, en particulier ceux intensifs en technologies de l’information, si bien que le paradoxe de Solow ne serait vraiment plus d’actualité ; mais en outre, cet essor conduirait à une substitution croissante des travailleurs par les machines. D’une part, la baisse de la part du revenu national rémunérant le travail et, d’autre part, le découplage entre croissance de la productivité et croissance du salaire moyen [Stansbury et Summers, 2017], deux tendances que l’on observe aussi bien aux Etats-Unis que dans d’autres pays développés, tendent à accréditer une telle thèse ; d’ailleurs, Loukas Karabarbounis et Brent Neiman (2014) expliquent cette déformation du partage de la valeur ajoutée par une baisse des prix des biens d’investissement qui serait associée à la diffusion des technologies d’information.

Daron Acemoglu, David Autor, David Dorn, Gordon Hanson et Brendan Price (2014) ont cherché à savoir si les avancées technologiques associées aux technologies de l’information ont eu tendance à accroître la productivité aux Etats-Unis tout en y rendant les travailleurs redondants. Premièrement, en se focalisant sur les secteurs qui utilisent les nouvelles technologies de l’information plutôt que sur les secteurs qui les produisent, ils peinent à mettre en évidence que la croissance de la productivité soit plus rapide dans les secteurs les plus intensifs en technologies de l’information. En tout cas, les données ne suggèrent pas que la croissance de la productivité soit plus rapide dans les secteurs intensifs en technologies de l’information depuis le tournant du siècle. Deuxièmement, si les technologies de l’information accroissent la productivité et réduisent les coûts, cela devrait accroître la production dans les secteurs intensifs en technologies de l’information. Or, il apparaît que dans les secteurs intensifs en technologies de l’information où la croissance de la productivité du travail s’est accélérée, cette accélération a été associée à une baisse de la production et à une baisse encore plus rapide de l’emploi. Il est difficile de concilier ce constat avec l’idée que l’informatisation et les nouveaux équipements intensifs en technologies d’information impulsent un nouvel essor de la productivité. Pour Acemoglu et ses coauteurs, leurs résultats amènent non seulement à revoir les explications habituellement avancées pour résoudre le paradoxe de Solow, du moins en ce qui concerne l’industrie, mais aussi à douter de la thèse de Brynjolfsson et McAfee.

Se demandant alors pourquoi les machines seraient substituées par des machines, si ce n’est pour accroître la productivité, Charles-Marie Chevalier et Antoine Luciani (2018) ont cherché à déterminer si ce sont les mêmes endroits au sein du secteur manufacturier ou non qui connaissent à la fois de destructions d’emplois et d’une absence de gains de productivité du travail sous l’effet de l’informatisation. Pour cela, ils ont étudié les données françaises allant de 1994 à 2007 et relatives à 228 secteurs manufacturiers, en distinguant les secteurs selon leur niveau technologique et les emplois selon leur niveau de qualification. En effet, le travail peut aussi bien être complémentaire que substituable avec le capital : comme l’ont souligné David Autor, Frank Levy et Richard Murnane (2003), cela dépend du degré routinier des tâches assurées par les travailleurs, puisqu’un travailleur a d’autant plus de chances d’être remplacé par une machine qu’il assure des tâches routinières. C’est d’ailleurs ce qui explique la polarisation de l’emploi, c’est-à-dire le déclin de la part des emplois moyennement qualifié et la hausse tant de la part des emplois qualifiés que des emplois non qualifiés : puisque ce sont les tâches réalisées par les travailleurs moyennement qualifiées qui sont les plus routinières, ce sont eux qui, pour l’heure, ont le plus de chances d’être remplacés par des machines [Harrigan et alii, 2016].

L’analyse réalisée par Chevalier et Luciani suggère que, contrairement à l’économie américaine, les secteurs français qui produisent du capital informatique ne présentent pas de gains de productivité en lien avec l’informatisation, ce qui suggère que la « French tech » souffre bien d’un sous-développement. Par contre, en ce qui concerne les secteurs qui se contentent d’utiliser ce capital informatique, l’informatisation tend à légèrement stimuler la productivité du travail, tout en réduisant significativement la taille des effectifs. Ces baisses d’effectifs sont concentrées dans les industries de faible technologie, en particulier pour la main-d’œuvre peu qualifiée, et s’accompagnent au final par de significatifs gains de productivité. De tels effets ne sont pas manifestes en ce qui concerne les secteurs de moyenne ou haute technologie : l’informatisation ne s’y traduit pas par une réduction des effectifs, et ce qu’importe le niveau de qualification de la main-d’œuvre, mais par contre par une hausse de la part de l’emploi qualifié. L’informatisation semble favoriser les ventes et l’emploi dans le secteur tertiaire, sans pour l’heure s’y traduire par des gains significatifs en termes de productivité du travail. Au final, au niveau agrégé, il apparaît que l’informatisation semble alimenter de profonds changements structurels : d’un côté, elle améliore la productivité dans les secteurs en déclin et, de l’autre, elle entraîne un enrichissement en travail pour les secteurs en essor. 

 

Références

ACEMOGLU, Daron, David AUTOR, David DORN, Gordon H. HANSON & Brendan PRICE (2014), « Return of the Solow paradox? IT, productivity, and employment in US manufacturing », in American Economic Review, vol. 104, n° 5.

AUTOR, David, Frank LEVY & Richard J. MURNAME (2003), « The skill content of recent technological change: an empirical exploration », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 118, n° 4.

BRYNJOLFSSON, Erik, & Andrew MCAFEE (2011), Race Against the Machine, Digital Frontier Press.

BRYNJOLFSSON, Erik, & Andrew MCAFEE (2014), The Second Machine Age, W. W. Norton & Company

CHEVALIER, Charles-Marie, & Antoine LUCIANI (2018), « Computerization, labor productivity and employment: Impacts across industries vary with technological level », INSEE, document de travail, n° G2018/2.

HARRIGAN, James, Ariell RESHEF & Farid TOUBAL (2016), « The march of the techies: Technology, trade, and job polarization in France, 1994-2007 », NBER, working paper, n° 22110.

KARABARBOUNIS, Loukas, & Brent NEIMAN (2014), « The global decline of the labor share », in Quarterly Journal of Economics, vol. 129, n° 1.

SOLOW, Robert M. (1987), « We’d better watch out ».

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4 juillet 2017 2 04 /07 /juillet /2017 18:03
La croissance de la productivité menace-t-elle l’emploi ? 

Plusieurs études empiriques ont cherché à déterminer si les récentes avancées technologiques ont réduit la demande agrégée de travail ou freiné la croissance des salaires. Par exemple, Terry Gregory, Anna Salomons et Ulrich Zierahn (2016) ont estimé que les effets négatifs que l’automatisation des tâches routinières a pu avoir sur les emplois moyennement qualifiés en Europe ont été compensés par une création d’emplois via l’accroissement de la demande. En observant 17 pays européens, Georg Graetz et Guy Michaels (2015) estiment que la diffusion des robots industriels a stimulé la productivité du travail, la valeur ajoutée, les salaires et la productivité globale des facteurs ; elle n’a pas significativement affecté la durée du travail, sauf peut-être pour les travailleurs peu ou moyennement qualifiés. Plus pessimistes, Daron Acemoglu et Pascual Restrepo (2017) concluent de leur côté que les robots peuvent réduire l’emploi et les salaires : aux Etats-Unis, l'ajout d'un robot industriel pour mille travailleurs réduit le ratio emploi sur population de 0,18 à 0,34 points de pourcentage et les salaires de 0,25 à 0,5 %.

David Autor et Anna Salomons (2017) jugent que les constats auxquelles ces études aboutissent sont toutefois très difficilement généralisables. En effet, les robots n'opèrent que dans un ensemble limité d'applications industrielles, essentiellement dans l'industrie lourde, or à mesure que l'usage des robots s'étendra en dehors de l'industrie, les répercussions que l'automatisation a sur l'emploi seront susceptibles de changer. Autor et Salomons ont donc cherché à élargir la focale en étudiant la relation entre la croissance de la productivité et l’emploi dans 19 pays sur plus de 35 ans. Ils constatent que l’emploi au niveau du pays s’accroît généralement à mesure que la productivité agrégée augmente. Autrement dit, au cours des dernières décennies, la croissance de la productivité s’est révélée être bénéfique, et non nocive, pour l’emploi. Ce résultat demeure même avec des mesures alternatives de l’emploi, qu’il s’agisse du nombre de travailleurs occupant un emploi ou du ratio rapportant le nombre de travailleurs occupés sur le nombre de personnes en âge de travailler.

Et pourtant, Autor et Salomons constatent aussi que l’emploi au niveau sectoriel chute à mesure que la productivité sectorielle augmente. En fait, les effets négatifs que peut avoir une hausse de la productivité au niveau sectoriel sont compensés par des effets de débordement positifs sur le reste de l’économie. Ceux-ci sont tellement importants qu’ils font plus que compenser les pertes d’emploi dans les secteurs réalisant de forts gains de productivité. L’impact direct (négatif) et l’impact indirect (positif) de la croissance de la productivité sur l’emploi sont tous deux très importants ; pour autant, son effet net sur l'emploi est certes positif, mais au final assez modeste. Ce résultat demeure même quand Autor et Salomons considèrent des mesures alternatives de la productivité, qu’il s’agisse de la production par travailleur, de la valeur ajoutée par travailleur ou de la productivité au niveau sectoriel. En outre, ils notent aussi que ce résultat reste vérifié, non seulement pour l’emploi, mais aussi pour la consommation finale, ce qui leur suggère que la croissance de la productivité entraîne une réaction de la production qui compense l’effet direct et négatif que la croissance de la productivité a sur l’emploi.

Si la croissance de la productivité a été neutre pour la demande de travail agrégée, cela ne l'a pas été pour la demande de travail en fonction des qualifications. Autor et Salomons constatent en effet qu’une croissance rapide de la productivité dans les secteurs primaire et secondaire, en particulier dans l’industrie manufacturière, a entraîné une forte réallocation des travailleurs vers le tertiaire, que ce soit dans les services très intensifs en qualifications, notamment la santé, l’éducation ou la finance, mais aussi dans les services peu intensifs en qualifications, comme la restauration, le nettoyage et l’hôtellerie. Or, les emplois de services présentent une répartition bimodale en termes de compétences : les emplois peu qualifiés et très qualifiés représentent une part disproportionnée de l’emploi tertiaire. Par conséquent, la réallocation de la main-d’œuvre au profit des services contribue à la polarisation de la demande de travail au niveau agrégé que l’on a pu observer ces dernières décennies aussi bien en Europe [Goos et alii, 2009] qu’aux Etats-Unis [Autor et alii, 2006] : les parts des emplois peu qualifiés et des emplois très qualifiés dans l’emploi total ont eu tendance à augmenter ou, pour le dire autrement, la part des emplois moyennement qualifiés a eu tendance à décliner. 

Autor et Salomons estiment que la croissance de la productivité n’apparaît pas être le principal facteur derrière l’accroissement ou le déclin de l’emploi. Les variations nettes de l’emploi résultant aussi bien directement qu’indirectement de la croissance de la productivité sont assez modestes : elles ne représentent que quelques points de pourcentage de l’emploi total sur l’espace de trois décennies. Le principal facteur de la croissance de l’emploi est la croissance démographique : le nombre de travailleurs varie de concert avec la croissance globale de la population d’un pays. Ce sont fondamentalement l’offre de travail et la demande finale de biens et services qui déterminent conjointement le niveau d’emploi ; et ces deux forces sont elles-mêmes directement impulsées par la croissance de la population de travailleurs-consommateurs.

Bien sûr, Autor et Salomons rappellent que leurs résultats sont tirés des données passées ; rien ne certifie que la relation entre la croissance de la productivité et l’emploi restera aussi bénigne qu’elle l’a été par le passé. Leur analyse suggère que les récentes avancées technologiques ont eu jusqu’à présent pour effet pervers, non pas de déprimer la demande agrégée de travail, mais plutôt d’alimenter les inégalités de revenu : la croissance des emplois disponibles a beau se maintenir peu ou prou au rythme de la croissance démographique, beaucoup des nouveaux emplois créés par une économie de plus en plus automatisée sont instables et n’offrent à leur détenteur qu’un faible salaire.

 

Références

ACEMOGLU, Daron, & Pascual RESTREPO (2017), « Robots and jobs: Evidence from U.S. labor markets », NBER, working paper, n° 23285.

AUTOR, David H., Lawrence F. KATZ, Melissa S. KEARNEY (2006), « The polarization of the labor market », in American Economic Review, vol. 96, n° 2.

AUTOR, David, & Anna SALOMONS (2017), « Does productivity growth threaten employment? », 19 juin.

GOOS, Maarten, Alan MANNING & Anna SALOMONS (2009), « Job polarization in Europe », in The American Economic Review, vol. 99, n° 2.

GRAETZ, Georg, & Guy MICHAELS (2015), « Robots at work », CEP, discussion paper, n° 1335.

GREGORY, Terry, Anna SALOMONS, & Ulrich ZIERAHN (2016), « Racing with or against the machine? Evidence from Europe », ZEW, discussion paper.

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