Six ans après la crise financière, les pays avancés connaissent toujours une faible croissance, mais les économistes ne s’accordent pas sur les raisons de cette faiblesse. Les explications possibles ne manquent pas. Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff (2009a, 2009b) ont à plusieurs reprises affirmé que, par le passé, les récessions ont été plus sévères et les reprises plus lentes lorsque les récessions ont été synchrones à une crise financière de dimension systémique ; par conséquent, la lenteur de l’actuelle reprise n’est pas anormale. Certains suggèrent que la croissance ne pourra revenir à un rythme rapide et soutenable tant que le secteur privé ne se sera pas pleinement désendetté. Si en outre, comme Reinhart et Rogoff ont pu le suggérer, il existe une corrélation négative entre les ratios d’endettement public et la croissance économique, la consolidation budgétaire pourrait contribuer à stimuler la reprise. C'est notamment la conclusion que dresse Alberto Alesina au fil de ses différentes publications.
D’autres affirment au contraire que les gouvernements se sont insuffisamment appuyés sur la relance budgétaire ; c’est le cas de Christina et David Romer, qui remettent ainsi en cause la conclusion de Reinhart et Rogoff en suggérant que la lenteur de la reprise n’est pas une fatalité. Les multiplicateurs budgétaires pourraient être particulièrement élevés suite à une crise financière, lorsque les taux d’intérêt nominaux sont contraints par leur borne inférieure zéro (zero lower bound). Dans une telle situation, tout assouplissement budgétaire est très efficace pour stimuler l’activité ; réciproquement, toute consolidation budgétaire est particulièrement nocive pour l’activité [DeLong et Summers, 2012]. Certains suggèrent ainsi que la généralisation de l’austérité budgétaire à partir de 2010 suffit pour expliquer la faiblesse de la reprise des pays avancés et notamment la seconde récession de la zone euro : les gouvernements auraient dû continuer de maintenir une politique expansionniste (même si celle-ci entraîne une forte dégradation des finances publiques à court terme) et ne resserrer leur politique budgétaire qu'une fois la reprise amorcée pour réduire l'endettement public sans compromettre cette dernière. Une telle interprétation explique pourquoi il pourrait y avoir une corrélation négative entre le niveau de dette publique et la croissance : les gouvernements très endettés pénalisent l’activité en adoptant (hâtivement) des plans d’austérité. Une telle interprétation entre en résonance avec l’idée selon laquelle la lenteur de la reprise s’explique par les erreurs commises par les autorités publiques. Un peu dans le même ordre d’idées, Scott Baker, Nicholas Bloom et Steven Davis (2013) ont suggéré que la forte incertitude entourant la politique économique ait pu freiner l’investissement et ainsi la croissance en effritant la confiance.
Cependant les pays avancés étaient peut-être affectés par des dynamiques adverses de long terme avant même l’éclatement de la crise financière mondiale. Par exemple, Robert Gordon (2012) a affirmé que le potentiel d'innovation est épuisé, si bien que les gains de productivité seront durablement limités. En avançant l’hypothèse d’une « stagnation séculaire », Larry Summers (2013) suggère de son côté que les économies avancées font face à une insuffisance chronique de la demande globale. En outre, les pays avancés connaissent un vieillissement rapide de leur population. Si la majorité des économistes conclut que cette dynamique démographique pèse sur la croissance, ils ne s’accordent pas sur ses répercussions exactes : pour les néoclassiques, elle va réduire l’épargne disponible pour financer l’investissement, donc freiner l’accumulation du capital et pénaliser ainsi l’offre ; pour les keynésiens, l’épargne n’est pas nécessaire pour financer l’investissement, mais le vieillissement démographique va déprimer directement l’investissement, donc la demande globale. L’accroissement des inégalités pourrait elle-même contribuer à la stagnation séculaire, alors même que le ralentissement de la croissance alimente les inégalités. Bref, la croissance de long terme était peut-être promise à ralentir même s’il n’y avait pas eu de Grande Récession.
Stephanie Lo et Kenneth Rogoff (2015) privilégient l’interprétation selon laquelle la persistance du surendettement est à l’origine de la faiblesse de la reprise. Moritz Schularick et Alan Taylor (2012) ont montré que le dernier demi-siècle a été marqué par une forte vulnérabilité financière et des cycles d’endettement potentiellement déstabilisateurs. Atif Mian et Amir Sufi (2014) ont conclu que les répercussions de l’endettement des ménages américains ont pu être suffisamment importantes pour expliquer l’effondrement des prix immobiliers et de la consommation en biens durables que l’on a pu observer lors de la récente crise. Vu le rôle qu’a joué l’endettement dans les différentes crises financières qui ont émaillé l'histoire, Lo et Rogoff estiment que seul l’effacement de l’excès d’endettement accumulé avant la crise marque véritablement la fin de cette dernière. En effet, Schularick et Taylor (2012) et Carmen et Vincent Reinhart (2011) ont constaté que l’endettement tend à chuter significativement avant que la crise s’achève.
Lo et Rogoff se sont alors demandé si le surendettement d’après-crise (notamment en termes de dette publique, de dette privée et de dette externe) continue de freiner la reprise de l’activité. Ils rappellent que les dernières années ont été marquées par une forte hausse de la dette publique, du crédit domestique et de la dette externe (en pourcentage du PIB). Les niveaux de dette restent ainsi élevés par rapport à leurs niveaux de 2008. La dette publique brute a augmenté pour l’ensemble de l’échantillon qu’ils observent. Si l’endettement du secteur financier s’est globalement réduit, c’est précisément au prix d’une hausse de l’endettement public. La dette des institutions financières a augmenté pour le Japon et la zone euro depuis 2008. Dans plusieurs pays, les ménages gardent des niveaux de dette aussi élevés qu’avant la crise ; seuls les Etats-Unis, et dans une moindre mesure le Royaume-Uni, ont connu un désendettement significatif des ménages. Dans certains pays et en particulier en Europe, le surendettement des entreprises s’est traduit par une explosion de prêts non performants ; ces derniers limitent la profitabilité des banques et leur capacité à accorder des prêts, ce qui se révèle nuisible pour l’ensemble du secteur financier et pour le financement de l’activité réelle. De leur côté, Luigi Buttiglione, Philip Lane, Lucrezia Reichlin et Vincent Reinhart (2014) avaient affirmé que plusieurs pays sont peut-être piégés dans un cercle vicieux : le surendettement freine la croissance, ce qui complique le désendettement et entretient par là la faiblesse de la croissance. Lo et Rogoff concluent ainsi que, même si la phase la plus douloureuse du désendettement est passée, l’endettement reste toujours excessif, ce qui pèse sur la reprise. Il est par conséquent difficile de discerner clairement les effets de différentes tendances de long terme sur la croissance économique.
Références
BAKER, Scott, & Nicholas BLOOM & Steven J. DAVIS (2012), « Has economic policy uncertainty hampered the recovery? », Becker Friedman Institute for Research In Economics, working paper, n° 2012-003.
BUTTIGLIONE, Luigi, Philip R. LANE, Lucrezia REICHLIN & Vincent REINHART (2014), « Deleveraging, what deleveraging? », 16ème rapport de Genève sur l’économie mondiale. Traduction partielle sur Annotations.
DELONG, Brad, & Lawrence SUMMERS (2012), « Fiscal policy in a depressed economy », Brookings Papers on Economic Activity, vol. 44, n° 1.
GORDON, Robert (2012), « Is US economic growth over? Faltering innovation confronts the six headwinds », NBER, working paper, n° 18315, août.
LO, Stephanie, & Kenneth ROGOFF (2015), « Secular stagnation, debt overhang and other rationales for sluggish growth, six years on », BRI, working paper, n° 482, janvier.
MIAN, Atif, & Amir SUFI (2014), House of Debt: How They (and You) Caused the Great Recession, and How We Can Prevent It from Happening Again.
REINHART, Carmen, & Vincent REINHART (2011), « After the fall », NBER, working paper, n° 16334, septembre.
REINHART, Carmen, & Kenneth ROGOFF (2009a), « The aftermath of financial crises », in American Economic Review, n° 99 mai.
REINHART, Carmen, & Kenneth ROGOFF (2009b), This Time Is Different: Eight Centuries of Financial Folly. Traduction française, Cette fois, c'est différent. Huit siècles de folie financière.
ROMER, Christina D., & David H. ROMER (2014), « New evidence on the impact of financial crises », 14 octobre.
SCHULARICK, Moritz, & Alan TAYLOR (2010), « Credit booms gone bust: monetary policy, leverage cycles, and financial crises: 1870–2008 », in American Economic Review, vol. 102, n° 2, avril.
SUMMERS, Lawrence (2013), « Secular stagnation », discours prononcé au FMI, novembre.