Certains s’inquiétaient des effets pervers de la robotisation sur l’emploi avant qu’éclate l’épidémie de Covid-19 [Acemoglu et Restrepo, 2020 ; Acemoglu et alii, 2020]. La pandémie a accentué ces craintes, dans la mesure où elle accroît les incitations des entreprises à automatiser leur production [Saadi Sedik et Yoo, 2021]. Mais l'issue tient peut-être aux politiques conjoncturelles. Martin Sandbu (2020) estime qu’une économie à haute pression est nécessaire pour que l’automatisation s’avère bénéfique aux travailleurs : l’adoption de politiques expansionnistes réduirait le risque que celle-ci provoque un chômage de masse chronique.
Dans le raisonnement de Sandbu, une politique monétaire accommodante soutient l’emploi en stimulant la demande globale. En l'occurrence, une baisse des taux d’intérêt devrait stimuler la consommation et l’investissement ; face à un surcroît de demande, les entreprises sont poussées à produire plus, ce qui les incite à recourir davantage au travail, et elles devraient avoir davantage tendance à augmenter leurs prix. C’est précisément l’enchaînement que les banquiers centraux ont en tête lorsqu’ils réduisent leurs taux directeurs, dans l'objectif de ramener l’économie au plein emploi ou raviver une inflation jugée trop faible.
Mais l’enchaînement peut être tout autre dès lors que les entreprises ont la possibilité d’automatiser une partie de leur production. Dans la logique néoclassique, le taux d’intérêt correspond au coût du capital. Par conséquent, si une banque centrale réduit les taux d’intérêt, le coût du capital diminuera, ce qui rendra plus rentable pour les entreprises de substituer du capital au travail. Nous avons là un second effet qui va dans le sens inverse du premier : si dans le premier cas l’assouplissement monétaire tend à stimuler la demande de travail et l’inflation, il tend dans le second cas à les déprimer. Avec l’automatisation, l’impact de la politique monétaire sur l’emploi et l’inflation est donc loin d’être évident, or le lien entre politique monétaire et automatisation a été peu exploré par la littérature.
Pourtant, il est peut-être clé dans le débat qui se tient outre-Atlantique autour des mesures de relance. En effet, certains, comme Olivier Blanchard (2021) et Larry Summers (2021), estiment que les mesures budgétaires de l’administration Biden vont probablement entraîner une surchauffe de l’économie américaine et un dérapage de l’inflation en poussant la production bien au-delà de son potentiel, si bien qu’ils appellent la Réserve fédérale à resserrer sa politique monétaire. De leur côté, les partisans de la Bidenomics doutent que celle-ci conduise à une hausse durable de l’inflation, dans la mesure où le maintien de l’économie au-delà de son potentiel est susceptible d’accroître ce dernier. En l’occurrence, Mike Konczal et J. W. Mason (2021) pensent que le maintien d’une politique monétaire expansionniste va pousser les entreprises à davantage investir dans des technologies économisatrices en travail, ce qui va contenir les pressions d’inflation en stimulant la productivité.
Afin de visualiser plus clairement les implications de l’automatisation pour la politique monétaire, Luca Fornaro et Martin Wolf (2021) se sont appuyés sur le modèle que Daron Acemoglu et Pascual Restrepo (2018) ont développé pour étudier les répercussions macroéconomiques de l’automatisation. Ce cadre leur permet notamment de considérer le cas où les avancées technologiques élargissent l’éventail de tâches de production pour lesquelles le capital peut se substituer aux travailleurs. A un niveau donné de demande globale, le progrès technique se traduit alors par une hausse du taux de chômage. Fornaro et Wolf retrouvent alors la conclusion de Sandbu : le maintien d’une politique monétaire expansionniste apparaît nécessaire pour maintenir l’économie au plein emploi.
Plus exactement, le modèle de Fornaro et Wolf fait apparaître deux équilibres de plein emploi. Au mauvais équilibre de plein emploi, le taux d’intérêt est élevé et la demande globale faible. Ces deux forces contribuent à déprimer l’investissement, notamment dans l’automatisation. Le plein emploi n’apparaît alors que si les entreprises peuvent fixer un faible salaire. Au bon équilibre de plein emploi, le taux d’intérêt est faible et la demande globale élevée. Dans la mesure où le coût du capital est faible, les entreprises ont particulièrement recours à l’automatisation. Cette dernière se traduit par une forte productivité du travail et des salaires élevés, mais le plein emploi n’est alors possible que si la demande globale est suffisamment forte pour maintenir la demande de travail au niveau adéquat. Ces deux équilibres présentent le même niveau d’emploi et d’inflation, si bien qu’une banque centrale est a priori indifférente entre les deux. Pour que l’économie se place au bon équilibre, les autorités monétaires ne doivent donc pas se focaliser seulement sur l’emploi et l’inflation, mais considérer un ensemble plus large de variables macroéconomiques comme l’investissement et les salaires.
La prise en compte de l’automatisation a d’autres implications pour la conduite de la politique monétaire. Fornaro et Wolf étudient également le cas où l’économie est au plein emploi, mais où la banque centrale baisse son taux directeur. La crainte, dans une telle situation, est que la stimulation de la demande mette l’économie en surchauffe et alimente l’inflation. Mais comme le coût du capital baisse également, les entreprises sont davantage incitées à automatiser leur production. Le maintien durable d’une politique monétaire expansionniste va avoir pour effet d’accroître la productivité et les salaires, tout en contenant, d’une part, les effets pervers de l’automatisation sur l’emploi et, d’autre part, les pressions inflationnistes. Si l’économie était initialement au mauvais équilibre de plein emploi, l’assouplissement monétaire contribue à la placer au bon équilibre.
Fornaro et Wolf ont enfin observé le cas où l’économie souffre d’un phénomène de stagnation séculaire ou subit un puissant choc récessif qui la fait basculer dans une trappe à liquidité. En l'occurrence, la demande globale peut être tellement faible que les autorités monétaires ne peuvent suffisamment baisser les taux d’intérêt pour maintenir l’économie au bon équilibre de plein emploi : le taux d’intérêt d’équilibre est alors en territoire négatif. Fornaro et Wolf montrent alors que la banque centrale fait alors face à un arbitrage entre emploi et automatisation : soit elle fixe de faibles taux d’intérêt pour alimenter l’automatisation, mais l’économie connait alors un chômage de masse ; soit elle fixe des taux d’intérêt élevés pour inciter les entreprises à recourir aux travailleurs plutôt qu’au capital pour produire, mais la productivité du travail et les salaires seront alors faibles. Une relance budgétaire semble alors nécessaire pour que l’économie retourne au bon équilibre de plein emploi. Celle-ci a en effet pour conséquence non seulement de stimuler la demande globale, mais aussi de pousser le taux d’intérêt d’équilibre à la hausse.
Références
SANDBU, Martin (2020), The Economics of Belonging: A Radical Plan to Win Back the Left Behind and Achieve Prosperity for All, Princeton University Press.
SUMMERS, Lawrence (2021), « The inflation risk is real », 24 mai.