La dette publique au Japon représente aujourd’hui plus de 230 % du PIB, soit le ratio le plus élevé parmi les pays de l’OCDE. L’Etat nippon emprunte chaque année l’équivalent de 9 % du PIB et il devrait continuer à creuser de larges déficits en raison de la faiblesse des rentrées fiscales et de l’explosion des dépenses publiques, à laquelle contribue notamment le vieillissement de la population. Alors qu’un tel déséquilibre des finances publiques, largement perçu comme insoutenable à long terme par les analystes, devrait entraîner une envolée des taux d’intérêt, ces derniers demeurent étonnamment faibles et stables : le taux à 10 ans est inférieur à 2 % depuis 1999 et reste compris entre 0,8 % et 1,5 % ces dernières années ; le taux à 30 ans demeure lui-même en-deçà de 2 %. Les rendements obligataires des titres publics japonais sont parmi les plus faibles au niveau de l’OCDE et sont de loin inférieurs aux taux supportés par les Etats européens qui sont confrontés à une crise de la dette souveraine. Les rendements obligataires nippons sont jusqu’à présent restés insensibles aux multiples dégradations de la note de la dette publique et à la crise souveraine de la zone euro, voire ils ont eu même tendance à diminuer. Avec le comportement irrationnel de leurs taux, les obligations publiques japonaises semblent ainsi pour beaucoup « défier la gravité ».
Selon une explication régulièrement avancée, la faiblesse des taux obligataires serait due au fait qu’une majorité de la dette gouvernementale japonaise est détenue par les résidents. En effet, les banques commerciales, les compagnies d’assurance et les autres institutions financières du secteur privé nippon détiennent environ 69 % des obligations publiques. Les fonds de pension publics et la Banque du Japon en possèdent respectivement environ 10 % et 8 %. Les ménages en détiennent directement 5 % et les autres investisseurs domestiques 3 %. Au total, les résidents nippons détiennent plus de 95 % des obligations publiques japonaises.
Le Japon se singularise par une épargne excessive et un large biais domestique. Les ménages et entreprises étant fortement averses au risque, l’épargne privée est essentiellement déposée dans les banques domestiques et ce sont celles-ci qui font l’acquisition des obligations publiques. Ces dernières leur apparaissent attractives en raison de l’absence de risque de change, des règles prudentielles (les titres publics étant considérés comme non risqués dans le calcul des exigences en capital), mais aussi en raison de l’environnement macroéconomique : l’économie insulaire est confrontée à une stagnation de l’activité depuis plus de deux décennies. Les rendements des obligations d’entreprise restent faibles et la déflation rend les rendements réels des obligations publiques plus élevés que les rendements nominaux.
La situation sur le marché obligataire pourrait toutefois très rapidement évoluer. Brender et alii (2012) ont mis en avant les divers changements que connaissent actuellement les comportements d’épargne des résidents nippons et leurs choix de portefeuille, or de tels changements sont susceptibles de rendre les titres publics plus sensibles à la pression des marchés. Takeo Hoshi et Takatoshi Ito (2012) montrent de leur côté que, même si le biais domestique persiste, c’est-à-dire même si toute l’épargne du secteur privé est utilisée à absorber l'endettement public, le montant de la dette publique excédera rapidement celui de l’épargne privée si elle continue de s’accumuler à un rythme rapide et si les flux d’épargne se tarissent.
Dans l’un des scénarii prospectifs qu’ils analysent, Hoshi et Ito supposent que les prélèvements obligatoires continuent de se maintenir à leur niveau actuel, c’est-à-dire 30 % du PIB, que les dépenses publiques progressent selon les projections existantes et enfin que le taux de croissance annuel du PIB japonais s’établit à 2 % ces prochaines décennies. Sous ces hypothèses, la dette publique japonaise atteindrait 300 % du PIB en 2024, puis 400 % en 2034. Or, leurs estimations indiquent que les actifs financiers détenus par les résidents ne pourront au mieux représenter au cours des prochaines décennies que 300 % du PIB. Ainsi, même dans l’hypothèse où la totalité de l’épargne privée des résidents est destinée à l’acquisition des titres souverains, une part croissante de la dette publique devra nécessairement être détenue par le reste du monde, or les non-résidents seront réticents à acquérir les obligations d’Etat si leur rendement restent faibles. La crise apparaît lorsque les émissions d’obligations publiques ne peuvent plus être réalisées à de faibles taux d’intérêt et que ces derniers s’élèvent. Elle est imprévisible. Selon les diverses simulations réalisées par Hoshi et Ito, le volume de la dette publique japonaise dépassera dans moins de dix ans celui des actifs financiers du secteur privé. Dès l’instant où les marchés anticiperont cela, le taux d’intérêt de la dette publique amorcera son envolée.
La faiblesse actuelle des rendements souverains suggère que les marchés n’anticipent pas la survenue d’une crise souveraine au cours de la prochaine décennie. Selon l’explication avancée par Hoshi et Ito, les participants au marché s’attendent à ce que le gouvernement nippon mène prochainement une profonde réforme budgétaire en vue de stabiliser la trajectoire de son endettement. Puisque l’Etat ne dispose que peu de marge pour réduire ses dépenses, l’ajustement ne peut s’effectuer essentiellement qu’au travers d’un relèvement des recettes publiques. Les prélèvements obligatoires, rapportés au PIB, sont relativement faibles par rapport aux autres pays avancés. En particulier, alors que le taux de la TVA est en moyenne de 18 % dans les pays de l’OCDE ayant adopté cette taxe, il n’est que de 5 % au Japon. Un relèvement progressif, mais massif, du taux de la TVA permettrait de ramener l’endettement public à un sentier soutenable. Le gouvernement projette déjà de doubler le taux de TVA en le portant tout d’abord à 8 % en 2014, puis à 10 % en 2015, mais la mesure reste impopulaire tant dans la population nippone que parmi les responsables politiques. Cette hausse programmée s’avère insuffisante pour Hoshi et Ito. Ils estiment que le taux de TVA devrait s’établir à 23 % pour éliminer les déséquilibres budgétaires. Si le gouvernement échouait à réaliser une telle réforme budgétaire, une crise obligataire surviendrait rapidement. L’ajustement budgétaire ne pourrait alors être que violent et l’Etat serait alors contraindrait à drastiquement réduire ses dépenses.
AVENT, Ryan (2012), « Defying gravity », in The Economist, 14 août.
BRENDER, Anton, Emile GAGNA & Florence PISANI (2012), La Crise des dettes souveraines, La Découverte.
HAMILTON, James (2012), « How long can Japanese bond prices defy gravity? », 12 août.
HOSHI, Takeo, & Takatoshi ITO (2012), « Defying gravity: how long will japanese government bond prices remain high? », NBER working paper, n° 18287, août.
KOIKE, Yuriko (2012), « Japan’s fiscal crisis comes of age », in Project Syndicate, 13 août. Traduction française, « La maturité de la crise financière au Japon ».