Les pays développés se singularisent par des trajectoires différentes. Le Danemark, les Etats-Unis, la Finlande, la Norvège et la Suède font partie des économies avancées les plus prospères. Ils ont également présenté des taux de croissance relativement similaires au cours des six dernières décennies. Mais des différences notables existent notamment entre eux. Le revenu par tête est plus élevé aux Etats-Unis que dans les pays scandinaves. Les travailleurs et entrepreneurs américains sont incités à travailler plus d’heures et à prendre davantage de risques que les Européens, ce qui leur a permis de jouer un rôle de premier plan dans la conception des technologies majeurs de ces des dernières décennies. Le nombre élevé de brevets déposés pour un million d’habitants dénote également cette forte propension des Américains à innover. Il y a également d’autres différences essentielles. Les Etats-Unis ne disposent pas d’un Etat-providence aussi étendu que de nombreux pays européens. Les Américains disposent de moins de loisirs et de services publics, mais subissent surtout de plus fortes inégalités et pauvreté. En revanche, celles-ci apparaissent relativement faibles en Scandinavie, même si elles tendent à s’y accroître depuis trois décennies. En définitive, les performances économiques et sociales des pays scandinaves montrent qu’il existe d’autres modèles de développement que celui adopté par les Etats-Unis ; elles démontrent que les pays peuvent atteindre la prospérité en disposant d’un puissant Etat-providence et d’une répartition plus égalitaire des revenus.
Peter A. Hall et David Soskice (2001) ont affirmé qu’une économie capitaliste ne doit pas nécessairement abandonner son système de protection sociale pour réaliser de bonnes performances macroéconomiques. En partant de l’idée que les agents économiques peuvent coordonner leurs activités soit en faisant appel au marché, soit en ayant recours à des formes de coordination non marchandes, les deux auteurs sont amenés à faire la distinction entre les économies de marché libérales (EML) et les économies de marché coordonnées (EMC). Ils suggèrent que ces différentes économies peuvent générer des revenus élevés et des taux de croissance similaires, mais que les EMC sont marquées par de moindres inégalités en raison de leur système sophistiqué de protection sociale. De plus, EML et EMC innovent, mais dans différents secteurs. Tandis que les premières génèrent des innovations radicales, notamment dans les secteurs des logiciels, de la biotechnologie et des semi-conducteurs, les EMC sont davantage tournées vers la réalisation d’innovations incrémentales et se spécialisent dans la production de machines-outils, de biens de consommation durables et d’équipements de transport spécialisés. Des raisons historiques expliquent qu’un pays donné adopte tel ou tel modèle capitaliste, mais les complémentarités institutionnelles compliquent par la suite l’abandon d’un modèle pour un autre. Hall et Soskice estiment toutefois que les EML peuvent se muer en EMC avec des coûts réduits en termes de revenu et de croissance, mais surtout avec un accroissement significatif en bien-être.
Cette littérature analysant la variété des capitalismes (varieties of capitalisms) n’envisage pas l’idée que la croissance des EMC peut dépendre étroitement des innovations produites par les EML et que les institutions présentes au sein des premières sont également fortement influencées par ce lien de dépendance. Daron Acemoglu, James A. Robinson, and Thierry Verdier (2012) ont élaboré un modèle d’économie mondiale qui incorpore un progrès technologique endogène. Les innovations technologiques réalisées par les pays les plus avancés technologiquement concourent à faire avancer la frontière technologique. Travailleurs et entrepreneurs doivent toutefois être incités à innover et ils le seront si les allocations et aides sociales sont résiduelles. Les auteurs se basent sur les résultats obtenus par les modèles d’aléa moral pour affirmer qu’une société encourageant l’innovation connait nécessairement un creusement des inégalités. Si un pays contribue disproportionnellement à faire avancer la frontière technologique, le reste du monde sera moins incité à contribuer à ces avancées technologiques. Les économies situées sur la frontière technologique vont participer à la croissance mondiale en repoussant cette frontière, mais les innovations produites par les pays qui sont au contraire éloignés de la frontière technologique n’auront qu’un effet limité sur la progression de celle-ci. L’équilibre de l’économie mondial est alors asymétrique et les pays ont à choisir entre deux modèles de capitalisme. D’un côté, le pays situé sur la frontière technologique sera fortement incité à se lancer dans le processus d’innovation, mais au prix d’un accroissement des inégalités. Les auteurs qualifient ce modèle de développement « capitalisme acharné » (cutthroat capitalism). De l’autre, les suiveurs technologiques répondent au comportement innovateur du pays leader en promouvant un système de protection social plus étendu pour leurs résidents ; ils se caractérisent alors par un degré plus élevé d’égalité dans la répartition des revenus et un plus haut niveau de bien-être collectif. Les auteurs qualifient cet idéal-type de « capitalisme généreux » (cuddly capitalism).
Acemoglu et alii reprennent et enrichissent le modèle de croissance endogène proposé par Paul Romer (1990) pour formaliser ces idées. Puisque les investissements en recherche-développement, qui contribuent au déplacement de la frontière technologique, s’élaborent à partir du stock de connaissances disponible dans le monde, les pays qui se situent loin de la frontière technologique peuvent tirer profit de leur retard de développement économique en étant à même de s’appuyer sur davantage de technologies inutilisées à la frontière. Les auteurs supposent en outre qu’un problème d’aléa moral se pose aux travailleurs et entrepreneurs. Il existe des incitations à innover, mais au détriment de l’assurance de consommation. Un planificateur social choisit l’étendue du filet de sécurité, que les auteurs définissent comme le niveau minimal de consommation auquel les travailleurs et entrepreneurs peuvent prétendre si leurs efforts d’innovation s’avèrent vains. Ce filet de sécurité détermine alors une structure de rémunérations qui s’avère spécifique au pays et qui façonne directement les incitations à travailler et à innover. Plus la structure de rémunérations est généreuse, c’est-à-dire plus les montants d’allocations et aides sociales sont élevées, moins les incitations sont fortes.
Les auteurs posent deux hypothèses supplémentaires. D’une part, seules les innovations générées par le pays le plus avancé technologiquement sont susceptibles de repousser la frontière technologique. D’autre part, les planificateurs sociaux sont supposés choisir une structure de rémunérations invariante au cours du temps. L’équilibre de l’économie mondiale est nécessairement asymétrique. Les pays qui se situent sur la frontière technologique adoptent une structure de rémunérations acharnée, tandis que les autres vont se comporter en passagers clandestins et adopter une structure de rémunérations égalitaire. Tous connaissent à long terme des taux de croissance similaires. Toutefois, si les pays du capitalisme généreux sont plus pauvres que les pays du capitalisme, ils connaissent par contre un bien-être plus élevé. Appliquant ces résultats théoriques à leur constat empirique, Acemoglu et alii expliquent la divergence de comportement macroéconomique entre Etats-Unis et pays scandinaves en considérant le premier comme le meneur technologique adoptant un capitalisme acharné, tandis que les seconds seraient porteurs du capitalisme généreux.
La conclusion des trois économistes est en définitive que les choix institutionnels d’une société donnée dépendent fortement des choix opérés par les autres. Etant donné les stratégies des autres pays, le pays leader ne peut adopter une structure de rémunérations généreuse sans réduire le taux de croissance de l’économie mondiale, ce qui le désincite à adopter une telle structure. De leur côté, les suiveurs technologiques ont beau voir leur niveau de richesse définitivement affecté par l’adoption d’une structure de rémunérations généreuse, leurs taux de croissance ne sont que temporairement réduits. Ces derniers sont en effet directement déterminés par le taux de croissance de la frontière technologique que le meneur acharné impulse au travers de ses innovations. Les externalités positives générées par le meneur technologique dans son activité d’innovation permettent aux pays suiveurs d’adopter des structures de rémunérations généreuses.
Si deux pays présentent initialement un même niveau de développement économique, il suffit de l’apparition d’un mouvement syndicat ou d’un parti social-démocrate dans un pays, pour que celui-ci soit immédiatement incité à adopter une structure des rémunérations généreuse et pour que le second pays soit poussé à adopter la structure de rémunérations acharnée. Comme les deux pays étaient initialement identiques, le second aura un niveau de bien-être inférieur à celui du premier en tout point du temps. Les conflits politiques d’un pays peuvent alors facilement se répercuter sur un pays étranger, les travailleurs pauvres de ce dernier subissant au final la force des syndicats et du parti social-démocrate du premier.
Les auteurs reviennent ensuite sur les hypothèses simplificatrices à la base de leur modèle pour montrer qu’elles ne leur sont pas cruciales dans l’obtention de leurs résultats. Ils se focalisent notamment sur l’influence des accords institutionnels domestiques sur l’équilibre mondiale et relâchent l’hypothèse d’une invariance des structures de rémunérations. L’équilibre va alors changer au cours du temps, mais les principaux résultats demeurent. En raisons des externalités positives, le rendement d’une innovation est plus grand lorsque le pays qui la met en œuvre est loin de la frontière technologique. Par conséquent, les pays connaissant un profond retard technologique vont être incités à adopter tout d’abord une structure de rémunérations acharnée. Toutefois, une fois que l’économie s’est suffisamment rapprochée de la frontière de production, les mêmes forces que précédemment inciteront peu à peu les pays à adopter une structure de rémunérations plus égalitaire pour bénéficier d’une meilleure assurance pour leurs résidents.
L’article d’Acemoglu et alii a suscité de nombreuses critiques autour de ses hypothèses, de sa méthodologie et de ses conclusions [Cohen-Setton et Kessler, 2012]. Notamment, la présence d’un Etat-providence étendu ne réduit pas forcément la propension à innover. Les faibles inégalités et les fortes dépenses publiques n’ont pas empêché les Etats-Unis d’innover dans les années soixante et soixante-dix. Inversement, les pays scandinaves sont aujourd’hui parmi les plus innovants au monde et ne se contentent pas d’agir qu’en simples passages clandestins. Un système de protection social peut encourager l’innovation, notamment de long terme, en offrant justement aux agents un filet de sécurité suffisant pour entreprendre des recherches ou créer une nouvelle entreprise.
Références Martin ANOTA
ACEMOGLU, Daron, James A. ROBINSON & Thierry VERDIER (2012), « Can’t We All Be More Like Scandinavians? Asymmetric Growth and Institutions in an Interdependent World », NBER working paper, n° 18441, october.
BOYER, Robert (2002), « Variété du capitalisme et théorie de la régulation ». Réimprimé dans Une théorie du capitalisme est-elle possible ?, Odile Jacob, 2004.