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15 juin 2017 4 15 /06 /juin /2017 21:03
L’immigration, l’Etat-providence et l'opinion publique

Ces dernières décennies ont pu être marquées par une montée de l’hostilité des populations des pays développés vis-à-vis des immigrés. Celles-ci ont pu craindre notamment que l’immigration dégrade les perspectives d’embauche, freine la croissance des salaires et accroisse le fardeau fiscal, et ce d'autant plus que le taux de chômage est élevé. Pourtant, les études qui ont observé l’impact de l’immigration sur le marché du travail sont loin d’aboutir à un quelconque consensus ; globalement, elles suggèrent que l’immigration n’a qu’un impact négligeable sur l’emploi et les salaires des natifs. De même, il n’est pas certain que l’immigration pèse fortement sur les finances publiques, notamment parce que les immigrés sont souvent en âge de travailler.

Mais, qu’elles soient ou non justifiées, les craintes que nourrissent les autochtones vis-à-vis de l’immigration sont susceptibles d’affecter leurs attitudes vis-à-vis de l’immigration et de la redistribution. Les natifs pourraient préférer un moindre niveau de redistribution s’ils estiment que les immigrés perçoivent un montant disproportionné de prestations sociales et contribuent par ce biais-là à alourdir les prélèvements obligatoires que supportent les natifs (hypothèse de l’individualisme). D’un autre côté, Henning Finseraas (2008) note que les natifs pourraient au contraire préférer un surcroît de redistribution s’ils estiment que l’immigration accroît leurs chances de connaître des pertes de revenus, par exemple en augmentant leur exposition au chômage (hypothèse de la compensation).

En étudiant les données de l’enquête sociale européenne, Finseraas met à jour des preuves empiriques allant aussi bien dans le sens de l’hypothèse de l’individualisme que dans le sens de l’hypothèse de compensation. Il semble que l’individualisme est davantage prégnant dans les pays où est en vigueur un l’Etat-providence social-démocrate, tandis que la recherche d’une compensation s’observe davantage dans les pays relevant d’un Etat-providence conservateur. En étudiant également les données de l’enquête sociale européenne, Claudia Senik, Holger Stichnoth et Karine Van Der Straeten (2009) ne sont pas parvenus à mettre en évidence une relation significativement négative entre la présence des immigrants (telle que la perçoivent les natifs) et le soutien de l’Etat-providence de la part des natifs, mais ce constat global dissimule une forte hétérogénéité d’un pays à l’autre. Senik et ses coauteurs distinguent deux canaux via lesquels l’immigration est susceptible d’affecter le soutien des natifs vis-à-vis de l’Etat-providence : d’une part, un pur rejet des immigrés et, d'autre part, la crainte que l’immigration ait des effets pervers sur le plan économique. Or ce n’est surtout que lorsque les natifs présentent simultanément ces deux visions qu’ils réagissent le plus négativement à la présence des immigrés. 

Plus récemment, Elie Murard (2017) a étudié comment l’arrivée d’immigrés dans 19 pays européens a pu affecter les attitudes des natifs vis-à-vis de la redistribution et de la politique migratoire entre 2002 et 2012. Il a utilisé les données relatives à l’immigration tirées de l’Enquête sur la main-d’œuvre européenne et les données relatives aux attitudes individuelles tirées de l’enquête sociale européenne. Il constate que les natifs, qu’ils soient qualifiés ou non qualifiés, tendent à soutenir un surcroît de redistribution quand les immigrés sont qualifiés, mais tendent à préférer une réduction de la redistribution lorsque les immigrés sont non qualifiés. Quand l’immigration non qualifiée s’accroît, les natifs peu qualifiés s’opposent davantage à l’immigration, tandis que les natifs qualifiés tendent à moins s’y opposer. Inversement, quand l’immigration qualifiée s’accroît, les natifs très qualifiés résistent davantage à l’immigration, tandis que la résistance des natifs peu qualifiés ne varie pas, voire même décline.

La question qui se pose alors est si ce changement d’opinions a eu des répercussions sur les décisions politiques. D’après l’étude d’Assaf Razin, Effraim Sadka et Phillip Swagel (2002), les craintes que l’immigration entraîne une réorientation des recettes publiques au profit les immigrés ont pu se traduire par un niveau de redistribution inférieur à celui qui aurait prévalu en l’absence d’immigration. En analysant 29 pays européens, Santiago Sánchez‐Pagés et Angel Solano-García (2016) constatent que la redistribution vers les immigrés est d’autant plus forte et la redistribution des riches vers les pauvres d’autant plus faible que la part des immigrés dans la population est forte. 

Concernant l’impact sur la politique migratoire, Assaf Razin et Jackline Wahba (2014) estiment que les inquiétudes vis-à-vis du fardeau fiscal des immigrés, en particulier des immigrés peu qualifiés, peuvent s’être traduites par un resserrement des politiques migratoires dans l’Union européenne au cours des années deux mille Murard confirme que les attitudes des natifs vis-à-vis de l’immigration se reflètent dans la politique migratoire : d’une part, les pays où, en 2002, les opinions des natifs étaient globalement en faveur de l’immigration ont eu tendance à accueillir plus d’immigrés entre 2002 et 2010 ; d’autre part, les pays où les réticences vis-à-vis de l’immigration ont le plus reculé ont accueilli le plus d’immigrés au cours des années suivantes.

 

Références

FINSERAAS, Henning (2008), « Immigration and preferences for redistribution: An empirical analysis of European survey data », in Comparative European Politics, vol. 6, n° 4.

MURARD, Elie (2017), « Less welfare or fewer foreigners? Immigrant inflows and public opinion towards redistribution and migration policy », IZA, discussion paper, n° 10805.

RAZIN, Assaf, Effraim SADKA & Phillip SWAGEL (2002), « Tax burden and migration: A political economy theory and evidence », in Journal of Public Economics, vol. 85.

RAZIN, Assaf, & Jackline WAHBA (2014), « Welfare magnet hypothesis, fiscal burden and immigration skill selectivity », in The Scandinavian Journal of Economics.

SÁNCHEZ‐PAGÉS, Santiago, & Angel SOLANO-GARCÍA (2016), « Immigration, conflict, and redistribution », in The Scandinavian Journal of Economics, vol. 118, n° 3.

SENIK, Claudia, Holger STICHNOTH & Karine Van Der STRAETEN (2009), « Immigration and natives’ attitudes towards the welfare state : Evidence from the european social survey », in Social Indicators Research, vol. 91.

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11 juin 2017 7 11 /06 /juin /2017 16:47
Les pays émergents sont-ils confrontés au triangle des incompatibilités ?

Suite à la crise financière mondiale, les banques centrales des pays développés ont fortement assoupli leur politique monétaire, ce qui alimenta les flux de capitaux à destination des pays émergents, là où les rendements étaient plus élevés. Dans la mesure où ces entrées de capitaux ont pu se révéler déstabilisateurs pour les pays émergents par le passé, les économistes et les décideurs de politique économique ont de nouveau débattu sur la capacité des pays émergents à se préserver des chocs financiers mondiaux. Pour faire face à de tels afflux, les institutions internationales ont longtemps préconisé la flexibilité des taux de change. En effet, selon la littérature sur la finance internationale, les pays font face à un trilemme : ils ne peuvent simultanément s’ouvrir aux capitaux extérieurs, adopter un régime de change fixe et avoir une politique monétaire autonome. Par contre, ils peuvent ouvrir leur compte de capital et garder une politique monétaire autonome s’ils laissent leur taux de change flotter : le taux de change permet notamment d’absorber les chocs extérieurs.

Pourtant, les responsables de la politique économique dans les pays émergents, même ceux qui laissent flotter leur monnaie, craignent que la flexibilité des taux de change ne les préserve pas des afflux de capitaux déstabilisateurs. En 2014, Raghuram Rajan, qui dirigeait alors la banque centrale indienne, a même pu affirmer que la flexibilité du taux de change pouvait exacerber les booms dans les pays où affluent les capitaux. Au cours des dernières années, il y a en effet eu une forte corrélation entre les flux de capitaux transfrontaliers et les conditions financières domestiques dans les pays émergents, même ceux qui laissent flotter leur monnaie.

En outre, plusieurs études ont pu récemment affirmer que les banques centrales ont une marge de manœuvre limitée pour influencer les conditions financières domestiques dans un régime de change flexible. Hélène Rey (2015) a par exemple affirmé qu’il existe un cycle financier mondial : le levier d’endettement du secteur bancaire, le crédit domestique et les prix des actifs risqués tendraient à varier conjointement d’un pays à l’autre, et ce indépendamment du régime de change. Ces diverses variables seraient négativement liées aux mesures d’aversion au risque et de volatilité sur les marchés financières, des mesures qui seraient elles-mêmes fortement influencées par la politique monétaire de la Fed. Ainsi, un assouplissement de la politique monétaire américaine entraînerait un boom financier mondial, tandis qu’un resserrement de la politique monétaire américaine déprimerait le crédit et les prix d’actifs à travers le monde. Par conséquent, les conditions financières domestiques seraient déterminées, non pas par les taux directeurs domestiques, mais par les conditions de financement dans les plus grandes économies avancées. Au final, Rey estime que les pays feraient face non pas à un trilemme, mais simplement à un dilemme : ils n’auraient le choix qu’entre avoir une politique monétaire autonome (au prix d’une gestion du compte courant) et s’ouvrir aux capitaux (au prix d’une perte d’autonomie de leur politique monétaire).

Maurice Obstfeld, Jonathan Ostry et Mahvash Qureshi (2017) reconnaissent qu’il y a plusieurs raisons amenant à penser que la politique monétaire domestique a une efficacité réduite pour atténuer les chocs financiers externes dans les économies financièrement intégrés. Par exemple, les emprunteurs peuvent substituer entre sources de financement domestiques et étrangères, ce qui limite l’impact des variations des taux d’intérêt domestiques sur le crédit et les prix d’actifs. En outre, même si les taux d’intérêt de court terme peuvent être fixés indépendamment, non seulement les taux d’intérêt de long terme tendent à être fortement influencés par des forces mondiales, mais ils peuvent aussi davantage influencer les variables réelles domestiques que ne le font les taux d’intérêt de court terme. La flexibilité même du taux de change peut, non pas atténuer, mais amplifier le cycle de booms et d’effondrements financiers en influençant l’endettement. Par exemple, l’appréciation du taux de change peut accroître les prix d’actifs et la valeur des collatéraux dans l’économie domestique lorsque les conditions de financement sont souples dans le reste du monde, ce qui stimule le crédit et la prise de risque de la part des résidents [Bruno et Shin, 2015]

Obstfeld et ses coauteurs ont examiné l’affirmation selon laquelle les régimes de change joueraient un rôle négligeable dans la transmission des conditions financières mondiales aux conditions financières et macroéconomiques domestiques en se focalisant sur un échantillon de 43 pays émergents au cours de la période allant de 1986 à 2013. Ils constatent que le régime de change a une importance dans cette transmission. En effet, les pays ayant un régime de change fixe sont davantage susceptibles de connaître des vulnérabilités financières, notamment une croissance plus rapide du crédit et des prix de l’immobilier et une hausse de l’endettement des banques, que les pays laissant flotter leur taux de change. Toutefois, aucun régime de change n’isole totalement les conditions financières domestiques des conditions financières mondiales. La transmission des chocs financiers mondiaux sont amplifiés dans les régimes de change rigides relativement aux régimes de change plus souples, comme le flottement géré et la parité glissante. Ainsi, les pays peuvent se préserver en partie des afflux de capitaux associés aux chocs monétaires étrangers sans avoir à adopter un taux de change flexible pur. En outre, la moindre sensibilité des variables financières domestiques aux conditions financières mondiaux sous les régimes de change flexibles se traduit par une moindre sensibilité des variables macroéconomiques : suite à un choc financier externe, le PIB tend à chuter deux fois plus amplement dans un régime de change fixe que dans un régime de change flexible. Dans la mesure où, en pratique, la flexibilité du taux de change n’immunise pas parfaitement les pays des chocs financiers externes, Obstfeld et alii estiment que les pays émergents doivent s’appuyer sur d’autres outils pour assurer la stabilité macrofinancière face aux flux de capitaux volatiles, notamment les contrôles de capitaux et autres formes de politique macroprudentielle.

 

Références

BRUNO, Valentina, & Hyun Song SHIN (2015), « Capital flows and the risk-taking channel of monetary policy », in Journal of Monetary Economics, vol. 71.

OBSTFELD, Maurice, Jonathan D. OSTRY & Mahvash S. QURESHI (2017), « A tie that binds: Revisiting the trilemma in emerging market economies », FMI, working paper, n° 17/130, juin.

REY, Hélène (2013), « Dilemma not trilemma: The global financial cycle and monetary policy independence », document de travail présenté à Jackson Hole, 24 août.

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11 juin 2017 7 11 /06 /juin /2017 08:48
Dans quelle mesure l’investissement dans les infrastructures réduit-il les inégalités de revenu ?

Diverses tendances ont marqué les pays développés ces dernières décennies. D’un côté, plusieurs d’entre eux, en particulier les pays anglo-saxons, ont connu une hausse des inégalités de revenu et de richesse depuis les années soixante-dix. De nombreux facteurs ont été avancés pour expliquer cette détérioration dans le partage du revenu, notamment le progrès technique, la mondialisation commerciale, la financiarisation des économies, le recul du pouvoir syndical, la moindre progressivité de l’impôt, etc. Or, selon plusieurs études, notamment celles réalisées par Jonathan Ostry et alii (2014) et par Era Dabla-Norris et alii (2015), une hausse des inégalités est susceptible de freiner la croissance à long terme.

De l’autre, plusieurs pays développés ont connu ces dernières décennies une détérioration de leurs infrastructures publiques,  notamment en raison d’un sous-investissement de la part de l’Etat et des collectivités locales. Suite à la crise financière, plusieurs gouvernements ont privilégié les coupes dans les dépenses publiques d'investissement en embrassant l'austérité budgétaire. Or, une baisse de l’investissement public dans les infrastructures peut aussi bien freiner l’activité à court terme que dégrader le potentiel de croissance à long terme [FMI, 2014].

Emma Hooper, Peters Sanjay, Patrick Pintus (2017) sont allés plus loin en cherchant à relier ces deux tendances en cherchant à mettre en évidence une éventuelle relation entre les dépenses publiques dans les infrastructures et les inégalités de revenu. Pour cela, ils ont étudié des données de panel relatives aux différents Etats fédéraux composant les Etats-Unis au cours de la période s’étalant entre 1950 et 2010. Ils mettent effectivement en évidence une corrélation négative entre, d’une part, la croissance des dépenses consacrées à l’enseignement supérieur et au réseau autoroutier et, d’autre part, une mesure des inégalités de revenu, en l’occurrence l’indice de Gini. Or, causalité ne signifie pas nécessairement causalité ; et s’il y a une relation causale entre ces deux variables, elle peut a priori aussi bien aller dans un sens que dans un autre. En effet, il est possible que la hausse des inégalités amène les Etats fédéraux à accroître les revenus de transfert et, pour cela, à réduire l’investissement dans les infrastructures.

Hooper et alii constatent que le taux de croissance annuel des dépenses consacrées à l’enseignement supérieur et au réseau autoroutier au cours d’une décennie donnée est négativement corrélé avec l’indice de Gini à la fin de cette même décennie, ce qui suggère un effet causal allant des investissements dans les infrastructures aux inégalités de revenu. Cet effet est particulièrement fort pour les 40 % des ménages les plus modestes. En outre, l’analyse suggère que l’investissement dans le réseau autoroutier réduit plus amplement les inégalités de revenu que l’investissement dans l’enseignement supérieur, peut-être parce qu’une plus large partie de la population est susceptible d’utiliser les autoroutes que d’accéder à l’enseignement supérieur.

Ces résultats ont de profondes implications pour la conduite de la politique économique. Les pays développés connaissent actuellement une faible reprise et leur potentiel de croissance à long terme a été régulièrement revu à la baisse depuis la crise financière mondiale. Dans ce contexte de faible croissance et de faibles taux d’intérêt, il apparaît justifié pour leurs gouvernements de s’appuyer sur l’investissement public dans les infrastructures, aussi bien pour réduire les inégalités, stimuler la reprise à court terme et renforcer le potentiel de croissance à long terme. En effet, cette forme de relance budgétaire aurait pour bénéfices d’accroître plus rapidement le revenu que génère l’ensemble de l’économie, mais aussi de réduire les inégalités dans le partage de ce revenu : il n’y a pas ici d’arbitrage entre efficacité et égalité. En outre, le fait même que les inégalités soient susceptibles de freiner la croissance économique suggère qu’une hausse de l’investissement public dans les infrastructures pourrait stimuler l’activité précisément en réduisant les inégalités de revenu.

 

Références

CALDERÓN, Cesar, & Luis SERVÉN (2014), « Infrastructure, growth, and inequality », Banque mondiale, policy research working paper, n° 7034.

DABLA-NORRIS, Era, Kalpana KOCHHAR, Nujin SUPHAPHIPHAT, Frantisek RICKA et Evridiki TSOUNTA (2015), « Causes and consequences of income inequality: A global perspective », FMI, staff discussion paper, n° 15/13, juin.

FMI (2014), « Is it time for an infrastructure push? The macroeconomic effects of public investment », in World Economic Outlook, octobre 2014.

HOOPER, Emma, Peters SANJAY & Patrick PINTUS (2017), « To what extent can long-term investment in infrastructure reduce inequality? », Banque de France, document de travail, n° 624.

OSTRY, Jonathan D., Andrew BERG & Charalambos G. TSANGARIDES (2014), « Redistribution, inequality, and growth », FMI, staff discussion note, n° 14/02, février.

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