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2 juillet 2014 3 02 /07 /juillet /2014 12:25

Lors de la crise financière mondiale et de la Grande Récession, les banques centrales ont adopté des mesures inédites pour restaurer la stabilité financière et ramener l’économie en plein emploi. Après avoir ramené leurs taux directeurs au plus proche de zéro, elles ont adopté des mesures « non conventionnelles » pour davantage stimuler la demande globale. Si les gouvernements ont initialement assoupli leur politique budgétaire pour relancer l’activité, ils l’ont très rapidement resserrée afin de ramener leur endettement sur une trajectoire plus soutenable. L’assouplissement monétaire s’est alors révélé d’autant plus nécessaire que l’austérité budgétaire pèse sur la demande globale. Les banques centrales continuent aujourd’hui de maintenir des politiques monétaires accommodantes pour stimuler la reprise (cf. graphique 1). Dans beaucoup de pays avancés, la production et le taux de chômage peinent en effet à retrouver leur niveau d’avant-crise. Si la Réserve fédérale des Etats-Unis est susceptible de mettre prochainement un terme à son programme d’achats d’actifs, elle reste déterminée à repousser toute hausse de ses taux directeurs. Déployant la première flèche de l’abenomics, la Banque du Japon accroît rapidement sa base monétaire pour sortir l’économie insulaire de la déflation. Quant à elle, la BCE est la première grande banque centrale à adopter les taux négatifs. Le FMI l’a récemment exhortée à adopter également un programme d’assouplissement quantitatif pour ne pas tomber à son tour dans une trappe déflationniste qui ne ferait qu’aggraver ses problèmes d’endettement.

GRAPHIQUE 1  Dans les grandes économies avancées, les taux directeurs restent bas et l’actif des banques centrales, élevé

BRI--pays-avancees--taux-directeurs-bas--actif-des-banques.png

source : BRI (2014)

C’est dans ce contexte qu’a été publié dimanche le dernier rapport annuel de la Banque des Règlements Internationaux (BRI), celle qui est considérée comme la « banque centrale des banques centrales ». Comme le note Ryan Avent (2014), si le diagnostic de la BRI a régulièrement changé au cours de ces derniers années, ses recommandations sont restées les mêmes. En l’occurrence, elle n’a cessé d’appeler les banques centrales à resserrer rapidement leur politique monétaire. En 2011, lorsque les taux de chômage étaient supérieurs à 9 % des deux côtés de l’Atlantique, la BRI affirma que la croissance mondiale devait ralentir pour contenir les pressions inflationnistes. En 2012, elle avertit que les banques centrales ne devaient plus stimuler la croissance de peur qu’elles créent de l’instabilité et découragent les réformes structurelles, même comme la crise en zone euro menaça de faire basculer à nouveau les pays avancés dans la récession. 

Dans son dernier rapport, la BRI accuse les principales banques centrales de se focaliser sur le seul court terme, en oubliant que les bénéfices de leur politique monétaire sont temporaires et en occultant leurs coûts de plus long terme. La BRI rappelle que les économies ne sont pas seulement sujettes à des cycles affaires (d’une durée moyenne de 8 ans), mais également à des cycles financiers (d’une durée comprise entre 15 et 20 ans), or les retournements des seconds seraient bien plus nocifs que les retournements des premiers (cf. graphique 2). L’analyse des économistes de la BRI prend ses racines dans les travaux précurseurs du Suédois Knut Wicksell et de l’école autrichienne [Wolf, 2014]. L’idée fondamentale est que si le taux d’intérêt est trop bas, alors l’économie connaît un boom alimenté par le crédit et une hausse insoutenable des prix d’actifs qui rendent l’allocation des ressources particulièrement inefficace et génèrent des déséquilibres sectoriels. Lorsque le cycle financier se retourne et que le boom laisse place à l’effondrement, les crises bancaires se multiplient et l’économie bascule dans ce que Richard Koo qualifie de « récession de bilan » (balance sheet recession) : les entreprises et ménages cherchent à se désendetter et la croissance reste durablement faible comme les agents réduisent leurs dépenses. C’est précisément un retournement du cycle financier qui a provoqué la Grande Récession, ce qui explique la sévérité de la crise et la lenteur de la subséquente reprise. 

GRAPHIQUE 2  États-Unis : cycles financier et économique

BRI--Etats-Unis--cycles-financier-et-economique.png

source : BRI (2014)

Selon Claudio Borio, l'économiste en chef de la BRI, les autorités publiques doivent chercher à lisser les cycles financiers. Elles doivent resserrer leurs politiques en période de booms financiers et les assouplir moins agressivement et durablement durant les effondrements. Non seulement les politiques accommodantes mises en œuvre lors des effondrements financiers désincitent les agents à se désendetter, mais elles les incitent à multiplier les prises de risque. La faiblesse actuelle des taux d’intérêt générerait des comportements de chasse au rendement sur les marchés financiers, compliquant le financement de l’économie réelle et l’allocation des ressources. Les entreprises ne profitent pas des conditions financières favorables pour investir et innover ; elles se contentent de lancer des opérations de fusions-acquisitions et de racheter leurs propres actions. Loin de reposer sur la croissance de la productivité, la reprise dépend de la relance monétaire et des déficits publics. Les politiques expansionnistes retarderaient ainsi le retour à une croissance soutenable. Le ratio dette des agents non financiers sur PIB a poursuivi son essor dans les pays du G20 en s’accroissant d’un cinquième depuis 2007 [Warner, 2014]. Bref, en retardant la normalisation de leur politique monétaire, les banques mondiales rendraient l’environnement macroéconomique propice à nouvelle accumulation de déséquilibres financiers tout en fragilisant la croissance. Le biais permanent des autorités publiques en faveur de l’assouplissement génère un faux sentiment de sécurité qui les amène à retarder les consolidations nécessaires. Or, avec un niveau élevé d’endettement public et des taux directeurs proches de zéro, les autorités publiques disposent aujourd’hui d’une moindre marge de manœuvre qu’à la veille de la crise financière mondiale. Le risque est alors que l’économie mondiale soit alors de façon permanente instable.

La BRI recommande aux pays qui ont connu une crise financière de nettoyer leurs bilans et de mettre en œuvre des réformes structurelles (déréglementation sur les marchés des produits et du travail, contraction du secteur public) afin de stimuler la croissance de la productivité et de faciliter le processus de destruction créatrice [Avent, 2014]. Les gouvernements doivent opter pour l’austérité budgétaire et les banques centrales pour le resserrement monétaire. Pour les pays qui connaissent actuellement des booms financiers (notamment le Brésil, la Chine et la Turquie), la BRI préconise à ces derniers de resserrer également leur politique monétaire et d’adopter des mesures macroprudentielles de façon préventive.

Le dernier rapport de la BRI, comme les précédents, a soulevé de nombreuses critiques, notamment dans son diagnostic. Martin Wolf (2014) rappelle que l’abondance d’épargne mondiale (global saving glut) a contribué à réduire les taux d’intérêt mondiaux et à alimenter les déséquilibres qui ont conduit à la Grande Récession. La BRI ignore également que les modifications dans la répartition du revenu sont elles-mêmes susceptibles de perturber les propensions à épargner et à invertir. Elle affirme que les pertes en production potentielle qui résultent de la Grande Récession sont inévitables. Pourtant, à la fin des années cinquante, les Etats-Unis avaient pleinement recouvert les pertes massives associées à la Grande Dépression des années trente, tout simplement parce que la Seconde Guerre mondiale se révéla être la plus puissante relance budgétaire de son histoire. De son côté, Ryan Avent (2014) rejette l’idée selon laquelle la faiblesse des taux directeurs suggérerait que les banques centrales maintiennent des politiques monétaires aussi accommodantes que possible : elles disposent de plusieurs instruments dont elles n’ont pas fait usage jusqu’à présent. Les pays avancés ne présentent par ailleurs aucun des symptômes généralement associés à une politique excessivement laxiste, qu’il s’agisse d’une croissance rapide de la production, d’un faible taux de chômage ou d’une accélération de l’inflation.

Les recommandations de la BRI font également l’objet de nombreuses critiques. Simon Wren-Lewis (2014) note que, si les banques centrales relèvent leurs taux directeurs pour empêcher les déséquilibres financiers de s’accumuler alors même que l’inflation est inférieure à se cible, celle-ci risque de s’en éloigner davantage, incitant les banques centrales à assouplir de nouveau leur politique monétaire. C’est précisément ce qui s’est passé en Suède : inquiète de l’accroissement de la dette des ménages et d’une possible surchauffe du marché immobilier, la banque centrale suédoise a commencé à relever ses taux d’intérêt à partir du milieu de l’année 2010, faisant passer son principal taux directeur de 0,25 % à 2 %, alors que les prévisions suggéraient que l’inflation resterait inférieure à sa cible et le taux de chômage supérieur à son niveau naturel. Le taux d’inflation s’est davantage éloigné de sa cible et il est nul, voire négatif, depuis 2013. Non seulement l’action de la Banque de Suède l’a éloignée des objectifs de plein emploi et de stabilité des prix, mais elle s’est également révélée pernicieuse pour la stabilité financière : le ralentissement de l’inflation accroît la valeur réelle de la dette et risque de générer un cercle vicieux de déflation par la dette à la Fisher. La banque centrale suédoise s’est finalement résolue à réduire à nouveau ses taux directeurs et ceux-ci se maintiennent actuellement à 0,75 %. Non seulement un relèvement des taux directeurs retarderait la reprise, mais il serait également susceptible de générer de l’instabilité financière.

GRAPHIQUE 3  Les bonnes et mauvaises périodes de déflation dans les pays du G10 (pic de l’IPC = 100)

BRI--Periodes-de-deflation--les-bonnes-et-les-mauvaises.png

source : BRI (2014)

Les économistes de la BRI reconnaissent que le resserrement des politiques conjoncturelles est susceptible de faire basculer les économies dans la déflation, mais ils minorent les risques associés à cette dernière. Selon eux, la baisse des prix au cours de l’histoire a été synchrone à une croissance soutenue de la production (cf. graphique 3). La Grande Dépression des années trente serait pour elle « l’exception plutôt que la règle ». Les prix ont chuté en Suisse ces dernières années, ce qui ne l’a pas empêché de connaître une croissance et un faible chômage. Il est toutefois étrange que la BRI minore les dangers de la déflation, alors même qu’elle ne cesse de s’alerter du niveau excessif de dette. Un faible niveau d’inflation (lowflation) est lui-même susceptible de générer des dynamiques de déflation par la dette, donc de conduire à une nouvelle envolée de l’endettement.

Simon Wren-Lewis reconnait que le maintien prolongé des taux d’intérêt à leur borne inférieure zéro n’est pas sans générer un risque d’instabilité financière. Mais cela plaide pour, d’une part, le relèvement de la cible d’inflation que poursuivent les banques centrales et, d’autre part, l’usage de l’arme budgétaire pour stimuler la demande globale et ramener les économies à leur plein emploi. C’est peut-être en raison de l’insuffisance de la demande globale que les entreprises n’investissent pas suffisamment, notamment dans l’innovation. Pourtant la BRI ne recommande ni l’adoption de plus hautes cibles d’inflation, ni la relance budgétaire, au contraire. Pour la BRI, il faudrait relever les taux d’intérêt et retarder la reprise car aucune autre mesure ne pourrait empêcher les agents de prendre des risques excessifs. Bref, comme le résume Wren-Lewis, non seulement des prises de risque excessives de certains agents dans un système financier largement déréglementé ont conduit à la Grande Récession, mais (si l’on suit la logique de la BRI) nous devrions aujourd’hui basculer encore dans la récession pour les empêcher de prendre à nouveau de tels risques. Paul Krugman (2014) parle d’un véritable « sadomonétarisme » (sadomonetarism). Ryan Avent rappelle que les banques centrales disposent de plusieurs instruments et qu’elles peuvent en l’occurrence utiliser des mesures macroprudentielles pour contenir les emballements financiers tout en continuant de maintenir une politique monétaire accommodante pour soutenir l’activité agrégée. 

 

Références

AVENT, Ryan (2014), « Dead economies blow no bubbles », Free Exchange (blog), 30 juin.

BRI (2014), 84e rapport annuel, 29 juin. 

KRUGMAN, Paul (2014), « Stability or sadomonetarism », in Conscience of a Liberal (blog), 1er juillet.

WARNER, Jeremy (2014), « We must end this addiction to debt as the engine of growth », in The Telegraph, 30 juin.

WREN-LEWIS, Simon (2014), « The financial instability argument for raising rates », in Mainly Macro (blog), 1er juillet 2014.

WOLF, Martin (2014), « Bad advice from Basel’s Jeremiah », in Financial Times, 1er juillet. 

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24 mars 2014 1 24 /03 /mars /2014 18:44

Durant les années quatre-vingt, le Japon connaissait une croissance rapide de son PIB, mais cette expansion s’est accompagnée d’une hausse insoutenable des cours boursiers et des prix de l’immobilier. Ces bulles d’actifs commencèrent à éclater à la fin de la décennie : l’indice boursier Nikkei 225 perdit presque 60 % entre décembre 1989 et août 1992 ; le prix du terrain fondit de moitié dans les six plus grandes villes japonaises entre 1991 et 1996 et poursuit son déclin après. L’effondrement des prix d’actifs eut de sévères et durables répercussions sur l’économie insulaire en la maintenant dans la stagnation à partir de 1992. Entre 1993 et 2012, le taux de croissance du PIB réel s’est élevé en moyenne à 0,8 %. Le taux d’inflation s’est rapproché de zéro et le Japon s’est retrouvé à plusieurs reprises en déflation après 1998. En revanche, le taux de chômage a peu réagi à la baisse de la production ; cette insensibilité au cycle d'affaires s’explique essentiellement par la pratique répandue de l’emploi à vie.

L’éclatement des bulles immobilière et boursière n’a pas été le seul choc macroéconomique que l’économie nippone a essuyé ces dernières décennies. Plus récemment, le Japon a subi, comme les autres pays avancés, la crise financière mondiale de 2008, mais aussi le tremblement de terre de 2011. La faiblesse de la croissance économique est d’autant plus problématique pour le Japon que celui-ci fait face à un vieillissement rapide de sa population et qu’il a connu une véritable envolée de son ratio d’endettement public. La dette publique brute représentait 66 % du PIB en 1991 ; elle représente 244 % du PIB aujourd’hui, tandis que la dette publique nette s’élève à 140 % du PIB. Cette tendance s'explique par la faiblesse de l'activité et il n'est pas improbable que la dette publique finisse elle-même par avoir des effets récessifs. Jusqu'à présent, les taux d’intérêt sont restés remarquablement faibles, même si certains craignent que les investisseurs soient sur le point de ne plus tolérer un tel niveau d’endettement, de relever leur prime de risque souverain et d’amorcer ainsi une crise de la dette souveraine [Hoshi et Ito, 2012]

Certains économistes, comme Paul Krugman (1998) et Ben Bernanke (2000) ont accusé les autorités publiques nippones de ne pas s’être montrées suffisamment agressives. La Banque du Japon, donnant la priorité à la stabilité des prix, n’a pas répondu assez rapidement à l’effondrement des prix d’actifs et au ralentissement de l’activité. Ses taux directeurs butèrent dès 1996 sur leur borne inférieure zéro sans pour autant suffisamment stimuler la demande globale. De leur côté, les gouvernements successifs n’ont mis en place que des plans de relance temporaires et de faible ampleur, parfois rapidement suivis de plans d’austérité, si bien que leurs effets expansionnistes sur l’activité ont été particulièrement limités. En outre, le fait que la Banque du Japon déclarait régulièrement être prête à resserrer sa politique monétaire aussitôt qu’elle percevrait une accélération de l’inflation a pu affaiblir le multiplicateur budgétaire [Auerbach et Gorodnichenko, 2013]. Or, Joshua Hausman et Johannes Wieland (2014) estiment que l’écart de production (output gap) est actuellement large, compris entre 4,5 et 10 % du PIB potentiel, ce qui suggère qu’il existe de nombreuses ressources non utilisées dans l’économie et, par là même, que des politiques de gestion de la demande sont susceptibles d’avoir de puissantes répercussions sur l’activité. 

C’est dans ce contexte que Shinzo Abe amorce une nouvelle approche de politique économique. Il devient premier ministre le 26 décembre 2012, après avoir mené campagne en promettant une action radicale pour mettre un terme à deux décennies de stagnation et de déflation. Son programme économique, qui a reçu le nom d’abenomics, inclut une expansion monétaire, une relance budgétaire et un ensemble de réformes structurelles. En référence au conte japonais de Motonari Mori, on désigne ces trois composantes comme les « trois flèches » et celles-ci sont supposées se renforcer mutuellement.

La première flèche correspond au changement de régime de politique monétaire amorcé au début de l’année 2013. La Banque du Japon a annoncé le 22 janvier 2013 qu’elle ciblerait désormais un taux d’inflation de 2 %, soit un niveau qui n’a pas été atteint depuis 1991. Le 4 avril, le nouveau banquier central, Haruhiko Kuroda, déclare que cet objectif sera atteint en deux ans à travers de massifs achats d’actifs et le doublement de la base monétaire, un ensemble de mesures qu’il qualifie d’« assouplissement quantitatif et qualitatif » (quantitative and qualitative easing). En relevant les anticipations d’inflation, les autorités monétaires cherchent à faire baisser les taux d’intérêt réels et à inciter par là même les agents privés à dépenser pour enfin faire sortir l’économie nipponne de la déflation et de la trappe à liquidité. La deuxième flèche désigne une relance budgétaire visant à stimuler l’activité à court terme et, par là même, à stabiliser l’endettement public. En février 2013, les autorités publiques ont annoncé un plan de relance équivalent à 2 % du PIB, mais celui effectivement mis en œuvre semble en réalité de moindre ampleur, puisqu’il représenterait finalement 1 % du PIB. Cette impulsion budgétaire va en outre être suivie par des hausses de taxes dont l’impact récessif pourrait en compenser les effets expansionnistes : la taxe sur la consommation passera de 5 à 8 % en avril 2014, puis à 10 % en octobre 2015. Enfin, la troisième flèche désigne un ensemble de réformes structurelles destinées à accroître la croissance potentielle et à pérenniser l’accélération de la croissance amorcée par les deux premières flèches. 

Parmi les trois flèches, l’assouplissement monétaire est la mesure la plus novatrice. Les précédents gouvernements ont déjà adopté des plans de relance budgétaire et des réformes structurelles. En revanche, les mesures adoptées par la Banque du Japon tranchent avec les précédentes de par leur ampleur et leur nature non conventionnelle. Christina Romer (2013) a notamment comparé la réorientation de la politique monétaire japonaise au changement de régime monétaire mis en œuvre par l’administration Roosevelt durant le printemps 1933 pour sortir l’économie américaine de la Grande Dépression. Le Japon apparaît comme un véritable laboratoire de politique monétaire pour les autres pays avancés, désormais menacés par la même décennie perdue que le Japon.

Hausman et Wieland (2014) ont cherché à évaluer l’efficacité de ces politiques économiques. Ils observent tout d’abord la réaction des marchés financiers à l’abenomics. Au cours de l’année 2013, le yen a perdu de 21 % de sa valeur face au dollar et l’indice boursier Nikkei a augmenté de 57 % sur l’année. L’abenomics aurait mis un terme à la déflation en 2013. En effet, les anticipations d’inflation à long terme sont passées de 1 à 1,4 %, suggérant une baisse des taux d'intérêt réels favorable à l’investissement. En rythme annuel, l’indice des prix à la consommation diminuait de 0,1 % en décembre 2012 ; il augmentait de 1,6 % en décembre 2013. Cette accélération de l’inflation repose essentiellement sur l’impact que la dépréciation du yen a excercé sur les prix des énergies et aliments importés, mais Hausman et Wieland notent que même l’inflation sous-jacente s’est accélérée au cours de l’année. En revanche, la croissance économique a été plutôt décevante. La production a augmenté en 2013 de 1,5 %, soit 0,9 point de pourcentage plus rapidement que ne l’attendaient les prévisionnistes en décembre 2012. L’abenomics a pu contribuer entre 0,9 et 1,7 points de pourcentage à la croissance de l’année 2013. Le comportement de la consommation suggère que c’est l’assouplissement monétaire (et non la relance budgétaire) qui a contribué à l’essentiel de cette croissance, puisqu’il expliquerait plus d’un point de pourcentage de cette dernière. 

A moyen et long termes, l’abenomics va probablement continuer à stimuler l’activité économique. Hausman et Wieland ne considèrent pas que le boom boursier laisse présager de larges gains en termes de production ; en effet, le marché boursier constitue historiquement un bien piètre indicateur avancé de dividendes et surtout de croissance du PIB. Les prévisionnistes professionnels suggèrent que l’abenomics va certes accroître le niveau et le taux de croissance du PIB, mais les gains attendus sont relativement modestes par rapport à l’écart de production. Alors même qu'ils ne prennent pas en compte dans leur analyse les effets récessifs associés aux futurs relèvements de la taxe sur la consommation (qu'ils considèrent comme extérieurs à l'abenomics), Hausman et Wieland suggèrent que le PIB ne serait en 2022 supérieur que de 3,1 % à ce qu’il serait sans le déploiement des trois flèches. Par conséquent, les gains en termes de production risquent de se révéler être insuffisants pour ramener la production japonaise à son niveau potentiel. 

Le manque de crédibilité des autorités monétaires peut expliquer cette incapacité de l’abenomics à clore l’écart de production. Les prévisions suggèrent que la cible d’inflation de 2 % n’est pas encore crédible, peut-être parce que certains s’attendent à ce que Shinzo Abe ou la Banque du Japon changent prochainement de politique économique. Ce ne serait pas la première fois qu’un gouvernement abandonne prématurément la relance budgétaire et opte pour l'austérité. De même, au cours des dernières décennies, la Banque du Japon a privilégié la stabilité des prix sur la stabilisation de l’activité au point de régulièrement menacer de resserrer sa politique monétaire dès qu’elle percevrait une accélération de l’inflation. Tant qu’elle maintient sa politique monétaire extrêmement accommodante, la banque centrale gagne en crédibilité. Or, si la Banque du Japon manque actuellement de crédibilité et si elle parvient finalement à élever les anticipations d’inflation à 2 %, alors l’impact de l’assouplissement monétaire sur l’activité sera finalement plus important que celui suggéré par Hausman et Wieland puisqu'il pousserait davantage les taux d’intérêt réels à la baisse. Une politique monétaire crédible renforcerait en outre l’efficacité de la relance budgétaire en élevant la valeur du multiplicateur.

Hausman et Wieland closent leur étude en soulignant diverses incertitudes entourant l’abenomics. La réussite de la première flèche va dépendre en dernier ressort du comportement des salaires. Sans hausses salariales, l’accélération de la croissance économique ne sera que transitoire [Botman et Jakab, 2014]. Mais si les salaires augmentent rapidement, les entreprises seront incitées à relever leurs prix, ce qui éloignera davantage le Japon de la déflation et la consommation deviendra un véritable moteur pour la croissance économique. En outre, à court terme, les relèvements de la taxe sur la consommation vont déprimer l’économie, un impact que l’analyse tend à ignorer, or cet effet récessif risque d’annuler les effets expansionnistes de la deuxième flèche. Le basculement du Japon dans la récession en 1997 trouve son origine selon certains dans le relèvement de la taxe sur la consommation instauré cette année-là. Peut-être que la plus grande incertitude à long terme porte sur la troisième flèche de l’abenomics. Nous ne connaissons pas encore précisément ces réformes et nous ne pouvons alors en déterminer les répercussions sur l’activité. 

 

Références

AUERBACH, Alan J, & Yuriy GORODNICHENKO (2014), « Fiscal multipliers in Japan », National Bureau of Economic Research, working paper, n° 19911.

BERNANKE, Ben S. (2000), « Japanese monetary policy: A case of self-induced paralysis? », in Ryoichi Mikitani and Adam Posen (dir.), Japan’s Financial Crisis and Its Parallels to U.S. Experience, Institute for International Economics, septembre.

BOTMAN, Dennis, & Zoltan JAKAB (2014), « Abenomics—Time for a push from higher wages », in iMFdirect (blog), 20 mars. 

HOSHI, Takeo, & Takatoshi ITO (2012), « Defying gravity: How long will Japanese government bond prices remain high? », National Bureau of Economic Research, working paper, n° 18287.

HAUSMAN, Joshua K., & Johannes F. WIELAND (2014), « Abenomics: Preliminary analysis and outlook », étude présentée à la conférence Brookings Panel on Economic Activity, mars. 

KRUGMAN, Paul (1998), « It’s Baaack: Japan’s slump and the return of the liquidity trap », in Brookings Papers on Economic Activity, vol. 19, n° 2.

ROMER, Christina (2013), « It takes a regime shift: Recent developments in Japanese monetary policy through the lens of the Great Depression ».

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15 mars 2014 6 15 /03 /mars /2014 17:26

Dans plusieurs pays industriels, la Grande Récession a entraîné une chute permanente de la production agrégée et a été suivie par une reprise sans emplois ou, tout du moins, d’une reprise tellement faible qu’elle s’est révélée incapable de générer des emplois. La croissance du PIB aux Etats-Unis et en Europe n’a pas retrouvé son rythme d’avant-crise. Dans les pays développés, la nouvelle trajectoire que suit leur PIB suite à la crise est inférieure de 10 % à la trajectoire qu’il suivait avant celle-ci. Pourtant, les gouvernements ont adopté des politiques monétaires extrêmement accommodantes, notamment des taux directeurs au plus proche de leur borne inférieure zéro (zero lower bound) et des mesures non conventionnelles telles que l’assouplissement quantitatif. 

GRAPHIQUE 1  Niveau du PIB (en logarithme)

Wen-Wu--PIB-Chine--Europe--Etats-Unis--Grande-Recession.png

source : Wen et Wu (2014) 

La Chine n’a pas échappé à la Grande Récession : elle a connu l’un des plus sévères effondrements des échanges extérieurs depuis la Grande Dépression en subissant une chute permanente de 45 % de ses exportations. Et pourtant, la Chine s’est au final montrée bien plus résiliente que les pays développés. Elle a été la première grande économie à avoir connu une reprise de l’activité économique suite à la crise mondiale. Dès fin 2009, le taux de croissance du PIB chinois retrouve les deux chiffres en atteignant 11,4 % en rythme annuel, soit un taux supérieur à sa moyenne de long terme. Les pertes de production associées à la Grande Récession n'ont été que transitoires. Le PIB chinoise a rattrapé dès le début de l’année 2010 la trajectoire qu’il suivait avant la crise sans que les autorités chinoises aient à adopter une politique monétaire particulièrement accommodante. Malgré la crise mondiale et une demande mondiale déprimée, la production industrielle chinoise a doublé entre 2007 et 2013. La croissance chinoise a contribué à la moitié de la croissance du PIB durant la crise, alors même que la Chine représente moins de 10 % du PIB mondial. 

GRAPHIQUE 2  Taux de croissance du PIB (en %)

Wen Wu, croissance PIB Chine, Europe, Etats-Unis

source : Wen et Wu (2014)

Yi Wen et Jing Wu (2014) ont cherché à expliquer le comportement singulier de l’économie chinoise lors de la Grande Récession. Selon eux, le fait que la Chine connaisse une croissance à deux chiffres avant la crise n’explique pas la reprise qu’elle a connue par la suite. Par exemple, plusieurs émergents comme la Malaisie et le Thaïlande connaissaient une croissance rapide avant la crise asiatique, mais elles furent incapables de renouer avec de telles performances après. La reprise chinoise ne s’explique pas non plus par la faible intégration de la Chine au système financier mondiale. Par exemple, l’Afrique du Sud et la Russie ont également été immunisés contre les actifs toxiques et les scandales bancaires, mais leur production subit malgré tout des pertes permanentes avec la Grande Récession. La crise mondiale se transmit à leur économie via les liens commerciaux : comme la Chine, les deux pays émergents connurent un effondrement de leurs échanges extérieurs. Wen et Wu rappellent que le gouvernement chinois injecta de larges montants de liquidités dans le système bancaire, mais cela n’explique pas pourquoi les banques chinoises furent enclines à prêter, ni pourquoi des entreprises acceptèrent de s’endetter, dans un contexte de très faible demande extérieure et de forte incertitude.

Pour Wen et Wu, si la Chine a su renouer très rapidement avec de robustes performances macroéconomiques, c’est parce qu’elle a mis en œuvre un plan de relance budgétaire bien plus audacieux que ne l’ont fait les pays développés, d'un montant proche de 4 mille milliards de yuan. Le gouvernement chinois a précisément cherché à stabiliser la demande globale en optant, non pas pour l’assouplissement monétaire, mais pour la relance budgétaire. Les entreprises publiques ont généré une puissante force contracyclique face à l’effondrement des exportations et de la demande agrégée en agissant comme l’équivalent d’un stabilisateur automatique. En effet, en temps normal, elles cherchent à maximiser leur profit, même si elles se révèlent moins efficaces et rentables que les entreprises privées ; mais, en période de récession, elles consentent à stimuler la production et leurs dépenses d’investissement. Lors de la relance budgétaire en 2009, les entreprises publiques ont davantage emprunté et accru leurs dépenses d’investissement fixe, ce qui a permis une forte accélération de l’investissement privé et de la croissance du PIB. Ainsi, la plupart des pertes subies par le secteur public en 2009 avec l’accumulation des stocks et la multiplication des projets d’investissement peu utiles ont été effacées avec le boom subséquent de l’activité. Même si la taille relative des entreprises publiques a décliné depuis la réforme de 1978, elles représentaient un cinquième de l’emploi total en 2008, si bien qu’elles ont pu jouer efficacement leur rôle de « stabilisateur automatique ».

De leur côté, les gouvernements occidentaux ont privilégié la relance monétaire pour stabiliser l’activité. Or, non seulement la politique monétaire n’a pas véritablement incité les agents à accroître leurs dépenses d’investissement, puisqu’elle ne crée pas en soi des opportunités d’investissement, mais certains Etats ont également adopté des plans d’austérité. Le resserrement budgétaire tend à réduire les débouchés pour les entreprises alors même qu’elles souffrent initialement d’une faible demande, si bien qu’il a pu maintenir plusieurs économies avancées dans la récession, voire la dépression, et provoquer un essor durable du taux de chômage.

 

Références

WEN, Yi, & Jing WU (2014), « Withstanding Great Recession like China », Federal Reserve Bank of Saint Louis, working paper, n° 2014-007A, mars.

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