Le taux de chômage américain semble présenter une forte volatilité conjoncturelle, en augmentant fortement et rapidement à chaque récession, mais avec une tendance à revenir vers un niveau initial presque invariant (cf. graphique 1). A l’inverse, le taux de chômage de la zone euro semble suivre une tendance haussière. Ses variations sont plus lisses, mais plus persistantes, que celles du chômage américain. A chaque nouvelle récession, il semble atteindre un nouveau plateau, dont il peut certes finir par s’éloigner, mais pas pour revenir vers une valeur d’équilibre qui soit constante à long terme. Ainsi, pour Jordi Galí (2015), le taux de chômage américain semble présenter des fluctuations propres à un processus stochastique stationnaire, tandis que le taux de chômage de la zone euro semble suivre un processus stochastique avec une racine unitaire, c’est un processus non stationnaire avec une composante permanente de type marche aléatoire. Cette composante non stationnaire suggère que certains chocs ont des effets permanents sur le taux de chômage de la zone euro.
GRAPHIQUE 1 Taux de chômage des Etats-Unis et de la zone euro (en %)
La persistance du chômage à un niveau élevé en Europe depuis les années quatre-vingt a alimenté l’idée qu’il serait de nature structurelle. Beaucoup ont accepté l’idée d’une composante naturelle du chômage, qui resterait par définition insensible aux politiques conjoncturelles. Selon les monétaristes et les nouveaux classiques, le chômage reviendrait mécaniquement à son niveau naturel, si bien que toute politique de relance cherchant à réduire le chômage en-deçà de son niveau naturel serait vaine, du moins à long terme. Dans cette optique, seules des politiques structurelles sont susceptibles de conduire à une baisse durable du chômage, d’où les appels répétés à ce que les pays européens accélèrent les réformes. Pour les (nouveaux) keynésiens, ce n’est pas parce qu’il existe une composante naturelle que le chômage va spontanément revenir à celle-ci : les politiques conjoncturelles ont un rôle à jouer, ne serait-ce que pour éliminer la composante conjoncturelle du chômage. En outre, certains suggèrent que la composante naturelle du chômage n’est pas totalement insensible aux évolutions du taux de chômage courant en raison d’effets d’hystérèse (ou d’hystérésis). Autrement dit, si le taux de chômage demeure durablement au-dessus de son niveau naturel, c’est-à-dire si le taux de chômage conjoncturel reste important, alors le chômage naturel est susceptible de s’aggraver. Par conséquent, plus les autorités publiques tardent à relancer l’activité pour éliminer le chômage conjoncturel, plus ce dernier est susceptible de « s’enkyster » et de devenir structurel. C'est précisément la thèse que développaient Olivier Blanchard et Lawrence Summers (1986) pour expliquer le haut niveau de chômage en Europe au milieu des années quatre-vingt.
Plusieurs raisons ont été avancées pour justifier l’existence d’effets d’hystérèse contribuant à freiner le reflux du chômage lorsqu’une économie sort de récession. Premièrement, plus un travailleur reste longtemps au chômage, plus il perd en compétences et en motivation, plus il devient inemployable. Deuxièmement, les salariés (insiders) profitent de la hausse du chômage pour réclamer des hausses salariales, mais celles-ci réduisent les chances que les chômeurs (outsiders) soient embauchés. Pour être exact, c’est en compliquant l’embauche des outsiders que les insiders se retrouvent en position de force pour réclamer des hausses de salaire. Troisièmement, les entreprises réduisent fortement leurs investissements en période de récession, si bien qu’elles ne peuvent pas rapidement accroître leurs capacités de production lors des phases de reprise, ce qui les désincite à embaucher au cours de ces dernières. Quatrièmement, la générosité du système d’indemnisation du chômage amène les chômeurs à réviser à la hausse leur salaire de réservation, c’est-à-dire les incite à allonger leur période de recherche d’emploi. Les mêmes facteurs qui conduisent à une persistance du chômage peuvent eux-mêmes contribuer à freiner les reprises de l’activité. La contraction de la population active, la détérioration des compétences des travailleurs et l'atonie de l’investissement détériorent les perspectives de croissance à long terme, donc la capacité de l’économie à créer de nouveaux emplois. Ainsi, un chômage élevé et la faiblesse de l’activité sont susceptibles de s’entretenir mutuellement.
Jordi Galí a désiré davantage éclairer la nature et les sources de la non-stationarité du taux de chômage de la zone euro en analysant le comportement du chômage et de l’inflation salariale dans la zone euro au cours de la période 1970-2014. Il note tout d’abord que l’inflation salariale a eu tendance à fortement ralentir entre 1970 et 1993. Ce ralentissement a été synchrone avec une forte hausse du taux de chômage. L’inflation salariale s’est stabilisée après 1993, tournant en moyenne autour de 2,2 % par an. Sur la même période, le taux de chômage semble avoir persisté dans son comportement non stationnaire, ce qui suggère que les deux variables se sont découplées l’une de l’autre. Ainsi, si la courbe de Phillips salariale avoir une pente décroissante au cours de la première période, elle semble s’être aplatie au cours de la seconde (cf. graphique 2).
GRAPHIQUE 2 La courbe de Phillips de la zone euro
Galí teste alors trois hypothèses (non exclusives) susceptibles d’expliquer la persistance du chômage en zone euro. Selon l’hypothèse du taux de chômage naturel, la hausse du chômage correspond à la hausse même du taux de chômage naturel. Selon l’hypothèse de l’hystérèse, la hausse du chômage courant a entraîné une détérioration du chômage structurel via les effets d’hystérèse. Enfin, selon l’hypothèse de l’arbitrage à long terme, inspirée de la courbe de Phillips, il existe un arbitrage entre inflation et chômage, si bien qu’une baisse du taux d’inflation coïncide avec une hausse du taux de chômage.
L’analyse de Galí suggère qu’aucune des trois hypothèses ne peut expliquer à elle seule les données du chômage et de l’inflation salariale entre 1970 et 2014. Par contre, l’hypothèse d’arbitrage à long terme et l’hypothèse d’hystérèse, prises conjointement, suffisent à interpréter le comportement du taux de chômage et de l’inflation salariale au cours de la période. L’analyse suggère que les variations exogènes permanentes du taux naturel ne sont pas susceptibles d’être à l’origine de la racine unitaire du chômage de la zone euro, dans la mesure où le comportement de l’écart de chômage impliqué par cette hypothèse est difficilement conciliable avec les dynamiques observées de l’inflation salariale. L’hypothèse d’arbitrage à long terme pourrait en principe expliquer la hausse tendancielle du chômage durant les années soixante-dix et quatre-vingt, dans la mesure où les économies connurent effectivement une désinflation au cours de ces décennies. Les politiques désinflationnistes, contribuant à réduire la demande globale, auraient ainsi directement contribué à accroître le chômage européen au cours de ces deux décennies. Pourtant, le modèle ne peut expliquer simultanément l’ampleur du déclin du chômage qui accompagna cette désinflation et la volatilité observée du chômage. Par contre, l’hypothèse de l’hystérèse ne semble pas vraiment entrer en conflit avec les données. Elle peut expliquer pourquoi l’inflation salariale ait été remarquablement stable après 1994, malgré les variations non stationnaires du taux de chômage.
Au terme de ses résultats, Galí note que la faible sensibilité de l’inflation salariale au taux de chômage depuis 1994 a plusieurs implications pour la conduite de la politique monétaire au sein de la zone euro. D’une part, elle implique que les chocs de demande globale ont un moindre impact sur l’inflation salariale et par conséquent sur l’inflation des prix que par le passé. Il est donc davantage aisé pour la BCE d’atteindre ses objectifs de stabilité des prix (en l’occurrence, maintenir l’inflation au plus proche de 2 %). D’autre part, la BCE doit davantage se focaliser sur la stabilisation du chômage, puisqu’une politique monétaire qui ne répondrait qu’aux seuls écarts de l’inflation par rapport à sa cible entraînerait des fluctuations excessives du chômage et de l’activité économique en raison de l’aplatissement de la courbe de Phillips. Si la faible sensibilité de l’inflation au chômage trouve son explication dans l’hystérèse, alors deux raisons justifient que la BCE donne plus d’importance à la stabilisation du chômage. Tout d’abord, en l’absence d’une politique contracyclique, il n’y a pas d’ancre qui garantisse que le chômage reviendra à un quelconque niveau que l’on puisse qualifier de naturel, si bien que l’économie pourrait se retrouver avec un faible niveau d’activité économique pendant une période prolongée. En outre, tout resserrement de la politique monétaire en réponse à un écart de l’inflation par rapport à sa cible entraînerait une hausse bien plus large et persistante du chômage. La politique optimale est susceptible d’impliquer une plus grande stabilité du taux de chômage que ne le suggèrent habituellement les modèles.
Références
SUMMERS, Lawrence (2015), « Comments from ECB Conference », 22 mai.