Greg Mankiw n’est pas seulement connu pour ses travaux universitaires en tant qu’économiste, travaux qui ont fait de lui une figure proéminente parmi les « nouveaux keynésien » et l’ont amené à jouer le rôle de conseiller auprès de l’administration Bush Jr. Au cours de ces trois dernières décennies, il a aussi rédigé plusieurs manuels destinés aux étudiants, qu’il réédite régulièrement dans des versions actualisées. Sa Macroeconomics a déjà eu le droit à une dixième édition et la neuvième édition de ses Principles of Economics devrait bientôt être disponible. Ces manuels d’économie sont ceux qui ont connu les plus fortes ventes ces dernières décennies ; Mankiw estime que 4 millions d’exemplaires ont été imprimés.
Dans un court texte qu’il a publié il y a quelques mois, Mankiw s’est laissé aller à un petit exercice d’autoréflexion, non dénué d’autocélébration, où il aborde plusieurs questions relatives à la rédaction même d’un manuel d’économie. Ce texte n’est pas susceptible d’intéresser un large public ; sa lecture est surtout destinée aux professeurs désireux de construire leurs cours ou, de façon encore plus restreinte, ceux qui désirent se lancer dans la rédaction de leur propre manuel. Il offre en outre une matière assez intéressante aux historiens de la pensée économique : la vision qu’un économiste mainstream a, non seulement de la science économique, mais aussi de la façon par laquelle elle devrait être enseignée, vision qui a dû imprégner plusieurs générations d’étudiants, donc d’économistes, comme avaient pu le faire par le passé les Fondements de Paul Samuelson.
Mankiw s’est tout d’abord demandé quelle perspective les manuels doivent adopter. Il considère que leurs rédacteurs et les professeurs, en particulier ceux en charge des cours introductifs, doivent jouer un rôle d’ambassadeur de la profession des économistes : ils doivent représenter les vues partagées par la majorité de ces derniers. Certaines affirmations font assez consensus parmi les économistes ; Mankiw estime que c’est le cas de l’idée que l’adoption de droits de douane réduise le bien-être des résidents ou l’idée que la plupart des baisses d’impôts ne génèrent pas assez de croissance pour accroître les recettes fiscales. Mais d’autres affirmations sont plus contestées, comme celles selon lesquelles il est opportun d’accroître le salaire minimum ou que la politique monétaire doit se fonder sur des règles (par exemple celle de Taylor). Dès lors qu’une idée fait débat, il est nécessaire de donner les arguments des deux partis en présence. La difficulté est de voir dans quelle mesure telle ou telle idée fait consensus.
Pour enseigner la microéconomie, il est essentiel aux yeux de Mankiw de commencer par l’offre et la demande afin d’expliquer comment une économie de marché fonctionne. Cela pourrait paraître évident, mais il rappelle que la première édition (longue de 608 pages) des Fondements de Samuelson en 1948 n’évoquait pas les courbes d’offre et de demande avant la page 447. Une fois ce mécanisme expliqué, Mankiw juge essentiel de se tourner vers l’économie du bien-être, notamment les notions de surplus des consommateurs et de surplus des producteurs. En effet, ces dernières permettent aux étudiants de mieux saisir l’offre et la demande ; de plus, les concepts d’économie du bien-être permettent de mettre en évidence l’efficacité du marché, en précisant comment ce dernier contribue à allouer les ressources rares et ainsi à « maximiser la taille du gâteau économique » ; enfin, une fois les concepts de base d’économie du bien-être introduits, les courbes d’offre et de demande peuvent être utilisées pour s’attaquer à diverses questions en matière de politique économique, par exemple comment la fiscalité affecte l’efficacité économique, pourquoi l’ouverture au commerce extérieur génère des gains pour certains et des pertes pour d’autres ou encore comment le gouvernement peut réduire les externalités négatives comme la pollution.
Avant de présenter ce qui constitue la meilleure manière d’enseigner la macroéconomie, Mankiw explique avoir débuté sa carrière en tant que rédacteur de manuel en 1988. A l’époque, il devait préparer un cours de macroéconomie, mais il ne trouva aucun manuel qui donnait à ses yeux suffisamment de place à la macroéconomie classique : les manuels alors en vogue laissaient trop de place à la macroéconomie keynésienne. Il était pourtant selon lui essentiel de mettre l’accent sur les forces qui façonnent l’économie à long terme, c’est-à-dire de se pencher davantage sur la théorie de la croissance économique, le taux de chômage naturel ou encore la théorie quantitative de la monnaie.
Pour enseigner la macroéconomie, il juge plus cohérent de commencer par évoquer les idées classiques de long terme avant de s’attaquer aux idées keynésiennes de court terme ; par exemple, sur la question du rôle joué par l’épargne, il lui paraît plus logique de commencer par parler de son rôle bénéfique sur l’accumulation du capital que d’évoquer le rôle négatif que lui donne à jouer le paradoxe de l’épargne de Keynes. Cette façon de procéder trouve plusieurs justifications à ses yeux. Premièrement, les questions de long terme sont importantes pour le bien-être humain. Par exemple, pourquoi, en 1900, le niveau de vie était deux fois plus important en Argentine qu’au Japon et pourquoi le rapport est aujourd’hui inversé ? Deuxièmement, la macroéconomie classique est intimement liée aux leçons de microéconomie, si bien qu’il semble logique de la voir après avoir expliqué comment l’offre et la demande jouent un rôle crucial dans l’économie. Troisièmement, Mankiw perçoit les cycles d’affaires comme des écarts temporaires de l’économie par rapport à sa trajectoire tendancielle, si bien qu’il lui apparaît logique de ne traiter la question des fluctuations qu’après avoir vu l’équilibre à long terme. Quatrièmement, dans la mesure où Mankiw estime que la dichotomie classique est valide à long terme, il juge la question des fluctuations de court terme plus complexe que celle de la croissance à long terme. Cinquièmement, il lui paraît naturel de commencer par ce qui fait le plus consensus, or il juge la macroéconomie du court terme davantage sujette à débats que la macroéconomie de long terme.
Le contenu des manuels (et des cours introductifs) doit évoluer au fil des nouvelles connaissances ; Mankiw évoque par exemple l’essor de l’économie comportementale, qui a amené à remettre en cause les hypothèses habituellement avancées concernant la rationalité dont font preuve les agents lors de leurs prises de décision. Le contenu des manuels doit aussi évoluer avec les événements, qui peuvent eux-mêmes remettre en cause la savoir existant ; Mankiw reconnaît avoir négligé la question des banques et de leur endettement lors des éditions de ses manuels antérieures à la crise financière mondiale, mais l’occurrence de celle-ci l’a amené à en prendre compte. C’est sur ce point où Mankiw est le plus bref et où il déçoit le plus. Il aurait été très intéressant qu’il se demande véritablement dans quelle mesure la crise financière a conduit et doit conduire à une modification du contenu des manuels ; il faut se tourner vers d’autres auteurs pour aborder cette question [Bertocco et alii, 2019 ; Bowles et Carlin, 2019].
Faisant implicitement écho aux controverses qu’ont suscitées au cours des années deux mille les prix de ses propres manuels et le montant de ses propres droits d’auteur (qu’il cherche ainsi à justifier), Mankiw se demande si les manuels d’économie ne sont pas trop chers. En effet, les données du Bureau of Labor Statistics suggèrent qu’aux Etats-Unis les prix des manuels universitaires (toutes disciplines confondues) ont été multipliés par plus de 11 entre 1977 et 2015, c’est-à-dire ont augmenté trois fois plus vite que l’inflation. Mankiw doute que leurs prix aient augmenté autant que beaucoup ne le pensent, mais il reconnaît qu’ils ont significativement augmenté. Le prix élevé des manuels pourrait s’expliquer par l’asymétrie d’information entre les étudiants et leurs enseignants : les premiers n’ont pas d’autre choix que d’acheter le manuel conseillé par les seconds, alors que ces derniers sont peu sensibles au prix, si bien que les étudiants constituent une clientèle captive et les éditeurs ont un certain pouvoir de marché. Mankiw n’est pas entièrement convaincu par cette explication. D’une part, la publication des manuels a été selon lui peu rentable ces dernières années : le prix n’est donc pas très éloigné des coûts. Il n’y aurait donc pas de rentes. D’autre part, il y a effectivement une asymétrie d’information susceptible d’expliquer pourquoi le prix des manuels est élevé, mais non pourquoi ils augmentent. Pour Mankiw, la mise en ligne de compléments aux manuels offre un début d’explication. Et précisément parce que la production de tels compléments a d’importants coûts fixes selon lui, cela justifie que les manuels ne soient pas mis à disposition gratuitement en ligne.
Références
BOWLES, Samuel, & Wendy CARLIN (2019), « What students learn in economics 101: Time for a change ».
MANKIW, N. Gregory (2019), « Reflections of a textbook author ».